2021
La haftarah de Hayé Sara
Par Georges-Elia Sarfati
I Rois : Chap. I, 1-31
Les Sages ont choisi un passage du premier Livre des Rois (I Rois, chap.1, 1-31) pour valoriser l’un des principaux enseignements de la parasha Hayé Sara. Parmi tous les évènements qui traversent celle-ci, c’est le thème de l’intercession dans la succession qui a été mis en exergue.
Un verset de l’extrait prophétique fait directement écho à la sidra : « (I Rois, chap.1, v.2) Ses serviteurs (du roi David) lui dirent : « Que l’on cherche, pour mon seigneur le roi, une jeune fille vierge, qui se tiendra devant le roi, et aura soin de lui (…) ». Ce verset réédite, dans le contexte de la fin de vie du roi David, l’épisode de la sidra au cours duquel Abraham, parvenu au soir de sa vie, demande à son serviteur d’aller chercher une épouse parmi les siens, pour son fils Isaac (Gn. 24, 2-4).
Ces deux récits sont des récits d’intercession, fortement liés à l’élément féminin, ici comme là, garants de la continuité de la vie. Dans le cas d’Abraham, il s’agit de vérifier la promesse divine, selon laquelle sa postérité sera effective et nombreuse, tandis que dans le cas du roi David, il s’agit de s’assurer qu’il pourra demeurer en vie le temps de désigner son juste successeur. Néanmoins, dans le Livre des Rois, la figure féminine se différencie en deux occurrences : celles d’Avishag, la jeune Sunamite – au service du souverain –, et celle de sa favorite Batsheva, la mère de Salomon.
La succession d’Abraham et de David : similitudes et différences
Plusieurs similitudes thématiques permettent de rapprocher les deux textes : au-delà du motif initial, il en est d’autres qui méritent d’être signalés : chacune à sa manière, les deux épouses sont absentes (Sarah est défunte, tandis que Bethsabée, la favorite de David, est éloignée) ; le Patriarche agit relativement à ses deux fils (Ishmaël, Isaac), tout comme David est ici amené à trancher entre Adonias et Salomon. Dans l’esprit de chacun des pères, seul l’un des deux serait parfaitement digne d’hériter pleinement de lui : c’est par Isaac, mais aussi par Salomon que passe un lignage qui distinguerait une authentique filiation spirituelle – telle est la logique des engendrements (Toledot) : la véritable lignée se doit d’être fidélité à l’intégralité de l’héritage, pratique et spirituel. Or, dans les deux récits, la confirmation de l’élection du fils choisi passe par l’action d’un tiers : son serviteur Eléazar, dans le cas d’Abraham, et le prophète (nabi) Nathan, dans celui du roi David. C’est ainsi que l’élément féminin, qui marque autant la nécessité que la signification de la filiation, se trouve justifié et tout autant servi par l’action de ce tiers. C’est à deux hommes dévoués que les engendrements d’Israël doivent leur continuité.
Mais à la convergence des histoires anciennes qui nous sont rapportées ensemble s’oppose leurs différences non moins significatives, qui nous servent ici de guide pour comprendre et interpréter le présent d’Israël. Toute la question est de savoir ici ce que la Torah peut encore nous aider à saisir de la triangulation située au principe de la persistance du message d’Israël : la paternité de l’autorité, avec ses successeurs putatifs, et l’éventuelle action d’un tiers.
Un effort constant d’éducation et d’éthique
A l’époque d’Abraham, celui-ci n’exprimait pas de doute sur son bon droit, et son fidèle serviteur Eléazar (dont le nom signifie celui que Dieu aide), avait pour mission d’énoncer formellement ce droit ; à l’époque de David, la sénescence du souverain l’a conduit à s’abstraire des affaires du royaume, au risque de laisser faire une sédition, et seule la remontrance de Nathan, le ramène à la conscience de son devoir moral.
Aujourd’hui, la situation d’Israël projette dans son présent la conjonction des deux écueils du passé. Bien des choses miment encore les risques de chaque commencement (Abraham découvre le Dieu Un, tandis que David, après Saül, inaugure la souveraineté des Douze tribus d’Israël) : à l’intérieur, l’esprit schismatique d’Adonias s’exprime sans vergogne, tandis que la prétention railleuse et le plus souvent violente d’Ishmaël s’exacerbe de l’irrespect du précédent.
Le renouvellement de la souveraineté, le plein exercice de l’indépendance, appuyé sur une collectivité éduquée à la responsabilité, ne sont pas des attributs naturels. Ils résultent plutôt de l’effort constant du Musar. Sur le plan pratique, cela implique toutes les échelles de la hiérarchie, qui assurent la transmission et son maintien pratique. Il n’est nul besoin d’éclats pour cela, mais seulement de l’action discrète et attendue de ceux qui seront toujours les tiers irréprochables : ceux qui participant d’Israël, en l’aimant – tel Eléazar – et ceux qui, dans l’esprit inspiré de Nathan (dont le nom signifie Celui qui a donné), diraient à l’ensemble de la Maison d’Israël :«(I Rois, 1 : 12)- Eh bien ! Ecoute, je veux te donner un conseil, et tu sauveras ta vie… »
2021
Où est Sarah ? – Parasha Vayera
Sarah et Abraham : la suite
Vayera (« Et il apparut ») conte la deuxième partie de l’histoire d’Abraham et de Sarah. D.ieu apparaît à Abraham peu après sa circoncision. Trois hommes (ou anges) se présentent à lui et annoncent la naissance prochaine de leur fils Isaac. Puis l’Eternel fait savoir qu’Il va détruire les villes de Sodome et de Gomorrhe. Abraham tente d’infléchir la rigueur divine et obtient que les deux cités soient épargnées s’il s’y trouve dix justes. Mais seul Loth, qui demeure à Sodome, peut être considéré comme tel ; il accueille avec bienveillance les anges, empêchant la population locale de tenter de les violer. Loth et sa famille quittent la ville alors qu’une pluie de soufre et de feu s’abat sur la région. La femme de Loth s’étant retournée pour contempler la destruction, elle est changée en statue de sel. Réfugiées avec leur père dans une caverne à Sohar, les filles de Loth le font boire et s’accouplent à lui, engendrant la lignée de Moab et celle d’Ammon. Abraham, quant à lui, plante sa tente chez les Philistins, dont le roi Abimelec prend Sarah comme concubine ; mais un rêve envoyé par l’Eternel lui apprend que contrairement à ce qu’avait prétendu Abraham, Sarah est certes sa sœur, mais aussi son épouse, et qu’il doit la lui rendre. Abimelec fait alliance avec les Hébreux et leur permet de s’installer sur ses terres. Isaac naît, et peu après Sarah obtient le renvoi de sa servante Hagar et de son fils Ismaël, qu’Abraham abandonne dans le désert mais qui sont secourus par un ange. Abraham reçoit quelque temps plus tard l’ordre de l’Eternel de « faire monter » son fils Isaac. Croyant que D.ieu lui demande un sacrifice, il s’apprête à tuer un Isaac déjà attaché sur l’autel, quand un ange intervient et lui désigne un bélier à sacrifier à la place. Enfin, on annonce à Abraham la naissance de Rebecca.
Il y a bien des manières d’aborder cette parasha, qui, comme la précédente, est d’une extrême richesse et d’une très grande complexité. Il faut choisir un angle, et celui que j’ai choisi, c’est la question de Sarah : comment comprendre qu’Abraham abandonne successivement sa femme entre les mains de Pharaon (dans la parasha précédente), puis d’Abimelec ? Pourquoi une telle convoitise envers une femme qui, au moment où elle séjourne chez les Philistins, est centenaire ?
Un mariage très daté
La première chose que l’on puisse se dire sur le mariage d’Abraham et de Sarah, c’est qu’il est incestueux, puisqu’ils sont demi-frère et demi-sœur. Mais ils sont loin d’être les seuls dans ce cas : Nahor (frère d’Abraham) et sa nièce Mila, Lot et ses filles, Isaac et Rebecca, Jacob et Rachel et Lea : tous semblent suivre un modèle incestueux. On peut s’en étonner, quand on nous dit par ailleurs que les Patriarches connaissaient et observaient la Loi. Tout comme on peut s’étonner, d’ailleurs, qu’ils ne mangent pas kasher (puisque nous voyons Abraham servir un plat de veau à la crème, mélangeant donc la viande et le lait).
Si l’on prend le récit d’un point de vue historique, c’est moins étonnant. En effet, bien que le texte lui-même soit plus récent, les événements rapportés ici sont à peu près datables, et remontent à une période très archaïque, et surtout très antérieure à l’émission des lois interdisant le mariage endogamique, ou celles établissant la kasherout.
La date probable des événements peut être située aux alentours de 1700 avant l’ère commune. C’est en effet vers cette date que, comme l’a montré en 2021 un article scientifique publié dans le magazine Nature, un météore de grande taille détruisit la cité de Tall el Hamman, située près de la Mer Morte. Cette cité, prospère durant l’Age de Bronze, subit une explosion qui fit monter localement la température à plus de 2000°C, et dont la puissance devait équivaloir à plusieurs centaines de fois la bombe atomique d’Hiroshima. En d’autres termes : la pluie de soufre et de feu a bien eu lieu, entre -1650 et -1700. Cela fait de la destruction de Sodome et Gomorrhe le premier élément du récit biblique datable avec un semblant de précision.
Il faut remarquer qu’un grand nombre des divinités de cette époque, à commencer par les divinités égyptiennes, contractent des mariages incestueux. Plus loin à l’orient, les mazdéens perses estiment que le mariage entre un frère et une soeur est une « union divine », et l’encouragent, notamment pour les membres de la caste sacerdotale. Dans tous les cas, donc, dans l’esprit du temps, il s’agit d’unions d’une nature particulière, et manifestant une forme d’élection divine.
Où est Sarah ?
Quand Sarah demande à son mari d’aller abandonner Hagar et Ismaël dans le désert, Abraham doute. Mais l’Eternel lui dit de toujours écouter la voix de sa femme. Et le terme utilisé ici n’a rien d’anodin : Il lui dit Shema. Et Rachi de commenter : « Cela nous apprend qu’il était second après Sarah dans l’ordre de la prophétie. »
Cela va à l’encontre de l’apparence du texte, qui nous présente au contraire Abraham comme le personnage principal. Sans doute faut-il mettre cette sentence en parallèle avec la déclaration d’Abimelec, qui dit d’Abraham qu’il est « comme un voile entre Sarah et quiconque l’approcherait ». Et cette phrase doit nous mettre la puce à l’oreille : elle résonne en effet particulièrement avec la question posée par les envoyés célestes, au début de la parasha : « Où est Sarah ? », demandent-ils, alors qu’elle se tient dans la tente, sous leurs yeux. C’est la question que nous devrions nous poser.
Il faut probablement comprendre que le couple Abraham-Sarah est similaire au duo Aaron-Moïse : le véritable prophète n’est pas celui qui parle aux autres, qui se confronte au monde, mais bien celui qui reste en retrait. Et à chaque fois que nous voyons agir Abraham, il nous faut nous souvenir que ce n’est pas lui qui porte le véritable fardeau de la prophétie, mais bien Sarah. Abraham est en quelque sorte un leurre : le visage que Sarah présente au monde, en un temps où il ne serait probablement pas accepté que ce soit une femme qui rapporte la parole divine. Abraham n’est pas dénué de mérites en lui-même. Mais c’est bien Sarah qui entretient avec le Divin la relation la plus proche et la plus intime. Bref : alors que nous avons l’habitude de définir Sarah comme l’épouse d’Abraham, peut-être serait-il plus approprié de penser au contraire à Abraham comme l’époux de Sarah.
Ce qui est saint est souvent caché, occulté. On peut penser au saint des saints du Temple, qui était réservé au Kohen Gadol, ou encore à la tente d’assignation, où seuls pénétraient Moïse et Aaron. Plus généralement, à tous les cultes à mystères, dans le cadre desquels s’exprimait la véritable spiritualité antique (alors que les cultes publics étaient surtout l’occasion de pratiques religieuses relevant d’une affirmation civique d’appartenance au groupe). Dans le cadre des mystères d’Isis, la statue de la déesse était recouverte de voiles, que seuls les méritants pouvaient peu à peu écarter : chaque avancée dans le parcours initiatique se manifestait par l’autorisation de soulever l’un des voiles de la statue, jusqu’à pouvoir enfin la contempler dans sa nudité. Plus près de nos traditions : que fait D.ieu, lorsqu’Il Se retire de la Création pour laisser un peu de place à l’être humain, sinon s’occulter, se dissimuler, se dérober à notre regard ? Il est toujours là. Mais Il ne nous est pas accessible.
Sarah, c’est le saint des saints, pudique, se tenant loin des regards. C’est une sainteté invisible. Et ce n’est pas un hasard si la pudeur (tzniout) est l’une des caractéristiques principales de Sarah. Car elle représente une sacralité discrète, une Sapience sans effusion ni démonstration extérieure, qu’il faut séduire et mériter pour ne serait-ce que soupçonner son existence. Mais Sarah, comme son nom l’indique, c’est aussi la princesse, c’est-à-dire la noblesse et la dignité. Une dignité qu’Abraham va choisir d’abandonner plusieurs fois.
Histoires doubles
Au cours de son histoire, Sarah vit à plusieurs reprises des répétitions des mêmes séquences. L’une de ces répétitions est le fait de devenir la concubine d’un autre homme qu’Abraham (Rebecca vivra une autre répétition de la même histoire par la suite). Lors du séjour en Egypte, elle s’était présentée comme la sœur, et non l’épouse, d’Abram, et avait été recrutée pour le harem de Pharaon. Quand la tribu arrive chez Abimelec, la même chose se reproduit. Pharaon consomme l’union et va en être maudit ; Abimelec ne va même pas pouvoir consommer l’union. L’un comme l’autre finit par comprendre que Sarah est en réalité l’épouse d’Abraham (même s’il est vrai qu’elle est aussi sa sœur) et la lui rend, avec des cadeaux et dédommagements. A la différence de Pharaon, qui ordonne au couple de partir, Abimelec va les prier de rester et de faire alliance avec lui.
Pourquoi cette répétition d’épisodes ? Seulement pour montrer que la stérilité du couple vient bien de Sarah et non d’Abraham (puisqu’il aura un fils avec Hagar) ? Sans doute pas.
Si l’on admet que Sarah est la principale prophétesse, et donc le cœur de la relation des Hébreux de cette génération avec D.ieu, on peut voir le désir libidinal qu’elle provoque chez les souverains étrangers comme une aspiration à la Sapience et à la Transcendance, de la part d’êtres qui ne sont pas prêts à les recevoir, mais qui, parce qu’ils disposent de la puissance matérielle, se croient autorisés à les convoiter. Ce désir est exactement similaire à celui des hommes de Sodome voulant violer des anges. Pharaon comme Abimelec pensent qu’on peut s’approprier la Sapience, que la relation à la dimension verticale peut être possédée (au sens matériel comme au sens sexuel du terme) sans que l’on ait à renoncer à quoi que ce soit. Ils ont en quelque sorte l’intuition que l’on se rapproche de D.ieu en passant par l’Autre mais ils pensent qu’on peut le faire par un rapport autoritaire à cette Autre. Car après tout, c’est sans doute le seul type de rapport que ces rois connaissent. Mais seul Abraham est capable d’entrer dans une relation fertile avec Sarah. Et ce qui différencie Abraham de ses deux rivaux, c’est qu’il a réalisé l’Alliance (puisque leur union restera stérile tant qu’il n’aura pas subi la brit-milah). En d’autres termes : il a volontairement abandonné une part (physique, mais aussi et surtout symbolique) de lui-même et de sa virilité ; en cela, il a imité l’Eternel : il a retiré un peu de lui-même, et ce faisant, a créé un vide que l’altérité peut occuper. Il a accepté de moins être, pour mieux être, et surtout pour être avec les autres. On pourrait aussi dire qu’il a renoncé à une part de son identité, afin de pouvoir devenir fertile du fait de son nouveau dialogue avec le Divin.
Les deux épisodes nous présentent donc des profanes, puissants mais dénués de rapport intime au Sacré et surtout de la capacité à renoncer à leurs certitudes, s’imaginant que l’on peut prendre possession d’une relation au Transcendant par la simple autorité temporelle, puis se rendant compte avec amertume qu’il n’existe pas de raccourci dans l’initiation, ni, surtout, dans son cheminement intérieur. Pharaon, déçu, chasse ceux qui possèdent ce qu’il ne peut obtenir. Abimelec, au contraire, désire la présence des Hébreux auprès de lui, afin de le rapprocher de cette Transcendance qu’il ne parvient pas à atteindre par lui-même.
La lâcheté d’Abraham
Dans les deux cas, Abram/Abraham a amené la malédiction sur des souverains étrangers, du fait de sa propre crainte à revendiquer ce qui est sien. Dans les deux cas, cependant, sa méfiance s’est révélée mal placée, et le roi, malgré sa déconvenue, s’est montré plus juste et plus respectueux de l’institution du mariage qu’il ne l’aurait cru. Et dans les deux cas, Abraham a abandonné sa sœur/épouse entre les mains d’un homme qu’il pensait cruel ; il a manqué à ses devoirs de frère comme à ses devoirs d’époux. Mieux encore : il s’est, en quelque sorte, caché derrière sa femme en la sommant de le protéger, lui, et obligeant in fine l’Eternel à agir en personne. Ce qui, au passage, confirme le statut de prophétesse de Sarah, puisque celui qui a tenu le rôle de l’époux protecteur, c’est D.ieu.
Cette attitude est à mettre en parallèle avec le souci qu’Abraham a toujours d’autrui : il accueille avec hospitalité le voyageur égaré, tente de sauver la population de Sodome, et, plus tard, tiendra à s’assurer que le champ qu’il achète soit payé au juste prix, afin de ne pas spolier le vendeur. Mais ce souci des autres semble contrebalancé par une absence totale d’empathie envers sa propre famille : il abandonne Sarah entre les mains des puissants, laisse ses fils aller mourir au désert ou sur la montagne … bref il semble être de ce genre d’homme qui, tout pétri qu’il soit d’amour et de compassion envers la souffrance des autruis lointains, en vient à négliger l’autrui proche.
Dans le cas d’Abimelec, les prières d’Abraham ont finalement mis fin aux souffrances, mais il n’en demeure pas moins que rien ne serait arrivé s’il était resté fidèle à ses devoirs. Peut-être doit-on voir dans ces fautes à répétition la cause de l’épisode suivant de la Ligature d’Isaac : Abraham étant allé au bout de ce dont il était capable, il est temps de passer à une nouvelle génération, née dans l’Alliance. D.ieu ordonne donc à Abraham de « faire monter » son fils Isaac. Une fois encore, le vieil homme manque à ses devoirs, en comprenant tout à l’envers, et en pensant qu’il doit sacrifier son enfant, alors qu’il est question de l’élever vers la Transcendance. Faut-il y voir une incapacité inconsciente d’Abraham à se projeter au-delà de lui-même et à concevoir que son fils est appelé à le dépasser ? Peut-être.
Les deux sacrifices
La Ligature d’Isaac n’est pas le premier sacrifice d’enfant que pratique Abraham. Avant la Ligature, Ismaël subit un sort presque similaire. En effet, les deux fils d’Abraham suivent des itinéraires pratiquement identiques. La séquence est la même pour chacun des deux :
- Abraham reçoit l’ordre d’agir à l’égard de son fils (ordre de Sarah, confirmé par l’Eternel, dans le cas d’Ismaël ; ordre direct de l’Eternel dans le cas d’Isaac) ;
- Abraham amène l’enfant dans un lieu retiré (le désert dans le cas d’Ismaël, la montagne dans le cas d’Isaac) ;
- Le fils d’Abraham est supposé mourir, loin du regard de sa mère (Sarah n’est pas présente, Hagar détourne les yeux) ;
- L’intervention d’un ange sauve le fils d’Abraham, en révélant la présence d’un détail qui n’avait pas été vu jusqu’alors (la source pour Ismaël, le bélier pour Isaac).
Les similitudes entre les deux épisodes sont frappantes. Ils diffèrent cependant sur plusieurs points. Dans le cas d’Ismaël, le voyage vers le lieu isolé est horizontal (on va dans le désert) et la mère d’Ismaël survit à l’épisode. Dans le cas d’Isaac, le voyage vers le lieu isolé est vertical (élévation vers la cime de la montagne) et Sarah ne survit pas à l’épisode, puisque le début de la parasha suivante nous apprend la mort de Sarah, et que Rachi, reprenant en cela le Pirqe de Rabbi Eliezer, nous dit qu’elle meurt de chagrin en apprenant qu’Abraham a tenté de tuer leur fils.
Sarah : la vieille femme et la mort
Pourquoi Sarah meurt-elle après la Ligature, si elle est la véritable prophétesse ? De chagrin, bien entendu. Mais aussi parce que cette génération a fait son temps : Abraham ne restera plus sur terre que pour lui bâtir un tombeau et s’occuper du mariage de son fils Isaac. Des tâches matérielles, qui ne nécessitent pas d’être un prophète, seulement un chef de clan. Avec la mort de Sarah, c’est donc la fin de la période prophétique d’Abraham : elle lui est ôtée parce qu’après cette dernière erreur, cette dernière rechute dans une idolâtrie sanguinaire, sa relation à Sarah (et donc son lien à la Transcendance) est définitivement compromise. Il n’est plus digne d’être uni à elle, et leur union est donc rompue. C’est aussi que, puisque Sarah est la principale prophétesse et qu’Isaac est celui qui doit reprendre le flambeau de l’Alliance et de la prophétie, il lui est impossible de devenir celui qu’il doit être s’il demeure dans l’ombre de sa mère. Ismaël n’a pas ce souci, puisque son devenir, purement horizontal et matériel, n’est pas en contradiction avec la présence de sa mère à ses côtés. Mais les relations individuelles et intimes à D.ieu n’existent qu’en nombre limité : la Bible ne nous montre en général qu’un seul prophète véritable à chaque génération. Sarah meurt donc pour qu’Isaac vive en tant que prophète. Son décès est un ultime acte d’amour envers sa descendance. Et Abraham vit parce qu’en réalité il ne compte pas, n’a jamais vraiment compté, dans cette histoire.
Faut-il pour autant voir Abraham comme un être méprisable ? Non, certainement pas. Nous avons affaire à un homme imparfait, contradictoire, généreux avec les autres mais dur avec les siens, capable de se confronter à D.ieu mais pas de contredire sa femme, se cachant derrière elle et incapable de faire face à des hommes de pouvoir pour la défendre … bref un être humain, avec ses forces et ses faiblesses, ses grandeurs et ses petitesses. Et un être humain confronté, en la personne de l’Eternel, à des exigences morales extraordinairement élevées. Il ne saura jamais être réellement à la hauteur de ses idéaux, certes, mais après tout, nous en sommes tous là.
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2021
Melchisedek et Abraham : Lekh Lekha et de lointains héritages
Melchisedek n’est sans doute pas le premier personnage auquel on songe quand on évoque Lekh Lekha. Il y joue cependant un rôle qui, pour être bref, n’en est pas moins capital, et mérite qu’on s’y arrête un instant.
La parasha Lekh Lekha est généralement considérée comme présentant l’acte fondateur du monothéisme hébraïque et de ce qu’on appelle la révolution abrahamique. Elle présente le début de l’histoire d’Abraham Avinou. On y voit le jeune Abram, né en Mésopotamie, recevoir l’ordre du Seigneur de quitter sa famille et sa terre d’origine pour se rendre au pays de Canaan. D.ieu promet à Abram de faire de sa descendance une grande nation et que « Je bénirai qui te bénira et Je maudirai qui te maudira ; par toi seront bénies toutes les nations de la terre. ». Abram se met donc en route, accompagné de sa femme Saraï et de son neveu Lot. Il s’établit à Canaan et campe près des chênes de Mamré. Mais une famine contraint la tribu à fuir le pays et à se rendre en Egypte. Là, Abram fait passer Saraï pour sa sœur ; elle devient une concubine du roi d’Egypte, lequel, lorsqu’il découvre la supercherie, cesse la liaison, la restitue à Abram et lui verse un important dédommagement, avant de le renvoyer. De retour en Canaan, suite à une dispute, Lot quitte la tribu et part s’établir à Sodome. D.ieu promet à Abram une descendance innombrable. Quelque temps plus tard, une guerre éclate entre plusieurs potentats locaux et Lot, parti guerroyer avec les hommes de Sodome, se trouve dans le camp des vaincus et est fait prisonnier par les forces d’Elam. Abram lève des troupes, part en guerre et défait les souverains élamites. Il libère Lot, remet une dîme au roi Melchisedek et restitue le reste du butin au roi de Sodome. D.ieu réitère ensuite sa promesse d’une descendance mais Saraï est désormais trop âgée pour avoir des enfants ; elle donne donc à Abram sa servante Hagar, avec qui il a un fils : Ishmaël. Saraï est renommée Sarah, Abram est renommé Abraham, puis D.ieu ordonne à Abraham de se circoncire et de circoncire sa tribu et sa descendance. La naissance prochaine d’Isaac est annoncée à Abraham et Sarah.
Quand il s’agit de commenter cette parasha, et en particulier sa troisième partie, la brit-milah (circoncision) semble être le point d’intérêt évident. Mais qu’est-ce qui amène exactement à cette décision ? Qu’est-ce qui fait que l’Alliance est prononcée ? La Bible est souvent peu explicite dans les causalités qu’elle présente, et pour comprendre l’enchaînement des événements, il est souvent utile de se pencher sur les épisodes qui précèdent. Pour comprendre la passation de l’Alliance, il nous faut donc nous interroger sur ce qui vient juste avant, qui l’amène et la prépare. Et en particulier le curieux passage qui concerne Melchisedek. La haftarah, d’ailleurs, ne s’y trompe pas, en renvoyant à un passage d’Isaïe qui évoque justement l’expédition militaire d’Abram, preuve que celle-ci et ses conséquences sont d’une importance capitale.
Melchisedek dans la Bible
Melchisedek n’est mentionné qu’une fois dans la Torah, et deux fois en tout est pour tout dans la Bible : une première fois ici, dans Lekh Lekha :
Abram, ayant appris que son parent était prisonnier, arma ses fidèles, enfants de sa maison, trois cent dix huit, et suivit la trace des ennemis jusqu’à Dan.
Il se glissa sur eux la nuit avec ses serviteurs, les battit et les poursuivit jusqu’à Hoba, qui est à gauche de Damas.
Il reprit tout le butin, ramena aussi Loth son parent, avec ses biens, et les femmes et la multitude.
Le roi de Sodome sortit à sa rencontre, comme il revenait de défaire Kedorlaomer et les rois ses auxiliaires, vers la vallée de Chavé, qui est la vallée Royale.
Melchisédek, roi de Salem, apporta du pain et du vin : il était prêtre du Dieu suprême.
Il le bénit, en disant : « Béni soit Abram de par le Dieu suprême, auteur des cieux et de la terre !
Et béni le Dieu suprême d’avoir livré tes ennemis en ta main ! » Et Abram lui donna la dîme de tout le butin.
Il est mentionné une deuxième fois dans un Psaume attribué à David, où il est dit :
Le Seigneur l’a juré dans un serment irrévocable : « Tu es prêtre à jamais, selon l’ordre du roi Melchisédek. »
Et c’est tout. C’est maigre. Surtout, quand on compare ces deux petites mentions à l’importance de Melchisédek dans les commentaires ultérieurs.
Melchisedek dans les sources juives
Plusieurs variantes existent quant à l’identité et l’origine de Melchisedek. Flavius Josèphe le présente à la fois comme un chef cananéen et comme un prêtre. Philon d’Alexandrie nous dit qu’il est une manifestation du Logos divin, s’adressant à Abram sous une forme humaine. Dans le Livre des secrets d’Hénoch, un apocryphe juif du premier siècle avant l’ère commune, on nous apprend que Melchisedek est le fils de Sopanima, épouse de Nir, un frère de Noé. Et il serait né plusieurs mois après la mort de sa mère, déjà adulte, vêtu et priant le Seigneur. L’un des manuscrits de Qumran mentionne également Melchisedek, qui semble y être associé à une manifestation physique du Divin.
C’est surtout au Moyen-Âge que la littérature rabbinique va s’intéresser à Melchisedek. Rachi nous dit, dans son commentaire de la Torah, que Melchisedek n’est pas un nom, mais un titre, et qu’en réalité il n’est autre que Sem, le fils de Noé, ancêtre des sémites, et alors âge de plus de 450 ans. Neuf générations séparent Sem d’Abram et neuf générations également, en amont, le séparent de Seth, fils d’Adam. Melchisedek/Sem, témoin du Déluge, se place donc à mi-chemin entre les origines de l’humanité et celles des Hébreux. La bénédiction qu’Abram reçoit de Sem (et qu’il transmettra ensuite à Isaac, qui la transmettra à Jacob/Israël) est donc, indirectement, celle de Noé, et même celle d’Adam.
Par ailleurs, un midrash développe le récit et en précise le contexte : Abram y est ici rejoint par une assemblée de nombreux rois, qui célèbrent sa victoire militaire et proposent de l’élever au rang de divinité (pratique exceptionnelle mais pas inconnue dans l’Antiquité). Abram refuse, attribuant sa victoire à l’Eternel seul, et, en signe d’humilité, paie une dime au prêtre Melchisédek, qui le bénit ensuite.
Un point doit attirer notre attention : Melchisedek est décrit non seulement comme un prêtre, mais aussi comme roi de Salem. C’est-à-dire de Jérusalem (ce nom sera donné à la ville bien plus tard, par David). Ce que l’on nous dit ici, c’est donc que, plusieurs siècles avant l’établissement du Peuple en Terre d’Israël, existait déjà à Jérusalem un culte de l’Eternel, dont le sacerdoce était assuré par Sem. Un culte remontant aux temps antédiluviens, et dont le grand prêtre Melchisedek, reconnaît en Abram le digne héritier.
Mieux encore : il enseigne à Abram la cérémonie du partage du pain et du vin. Car c’est là la première mention du kiddush dans la Bible, ce qui en fait, avec l’offrande des prémices, et le sacrifice, l’un des actes religieux primordiaux. Et ce n’est qu’après ce passage de relai qu’Abram va devenir Abraham.
Un autre midrash assure d’ailleurs que Melchisedek connaissait déjà la Loi, et qu’il l’enseigna aux Patriarches (dont Abram) avant que celle-ci ne soit révélée publiquement au Mont Sinaï : on a donc l’idée d’une transmission d’abord secrète, ésotérique, de la Torah, avant sa révélation publique et exotérique plusieurs siècles après. Abram devient donc Abraham après avoir reçu cet enseignement secret. Cette dualité entre un enseignement ésotérique évoqué dans Lekh Lekha et un enseignement exotérique rendu obligatoire dans Vayelekh contribue d’ailleurs à renforcer les liens entre ces deux passages.
Melchisedek : souverain de justice ou soumis à Sydyk ?
La critique textuelle considère généralement que l’épisode de Melchisedek est un ajout tardif au texte, intervenu après le retour de Babylonie. Et qu’il semble faire référence à des sources plus anciennes, et probablement extrabibliques.
L’étymologie du nom Melchisedek, en particulier, est sujette à débat. Si pour les hébraïsants, il semble évident que le mot est composé d’une racine Melekh (roi) et Tzadik (juste), il existe une autre hypothèse, parente mais néanmoins distincte : il pourrait signifier, en langue ougarite, Mon roi est Sydyk.
Les Ougarites, ce sont ces sémites du nord, très proches des Cananéens, installés dans l’Antiquité au Liban, en Syrie et au nord de la Palestine, qui parlent une langue de la même famille que la langue hébraïque, utilisent un alphabet cunéiforme qui est lui aussi un abjad (écriture sans voyelle), disposent d’une littérature qui est en partie reprise dans la Bible (comme le cycle de Ba’al Hadad, qu’on retrouve à peine transformé dans les visions de Daniel) et vénèrent des divinités qui, si elles sont multiples, ont cependant de bonnes raisons de nous être familières. Ainsi appellent-ils El leur dieu créateur, Tzevaoth leur dieu de la guerre ; ils prient même un dieu du ciel, du climat et de l’agriculture, dont le nom s’épelle Youd-Hé-Vav-Hé.
Sydyk fait partie de ces divinités ougarites : il incarne la droiture, la vertu et la bienveillance. On l’orthographie Sydyk, Saduq ou encore Tzedek ; sous ce nom, il est d’ailleurs indirectement cité via la personne d’Adonitzedek (« Mon seigneur est Tzedek »…), le roi de Salem à l’époque de l’invasion israélite de Canaan, dans le Livre de Josué. Adonitzedek mènera une coalition de cinq rois contre Josué, avant d’être vaincu par les Hébreux. Comme si la lignée des souverains de Jérusalem avant la conquête avait été consacrée au fameux Tzedek, dont le culte aurait été absorbé par les vainqueurs et se serait ensuite peu à peu confondu avec celui de l’Eternel.
Car on trouve des survivances du culte de Tzedek, y compris dans nos textes, et jusque dans l’histoire d’Abraham. Ainsi, la littérature rabbinique assure que l’ange qui retient la main d’Abraham lors de l’épisode de la Ligature d’Isaac se nomme Tzadkiel : même racine, donc, que Suduq/Tzedek. La même, également, que celle de Tshatiqtu, qui dans la légende ougarite est une femme ailée envoyée par El pour délivrer le héros Keret d’une promesse excessive autrefois adressée à une divinité, laquelle divinité entendait se venger de la non-réalisation de cette promesse en le privant de ses enfants. Toute ressemblance avec d’autres récits ne saurait être que purement fortuite.
Le chêne de Mamré
Mais les parallèles entre les mythes ougarites ou paléohébraïques et l’histoire d’Abraham ne s’arrêtent pas là. De la religion hébraïque populaire elle-même, ne nous restent que quelques témoignages indirects mais l’un en particulier nous intéresse ici : celui de Flavius Josèphe, qui, quand il parle du Chêne de Mamré, précise qu’un culte, réprouvé par le Temple et consacré à Ogygès, y avait lieu. On offrait à l’arbre, demeure du dieu, des prières et des sacrifices dans l’espoir d’obtenir une descendance. Les couples stériles se rendaient en pèlerinage dans ce lieu pour demander « une descendance aussi nombreuse que les glands du chêne ». Si Flavius Josèphe associe ainsi une divinité grecque à un culte hébraïque local, c’est tout simplement pour être compris de son lectorat latin et grec. C’est aussi parce que les géographes grecs, quand ils ont découvert ce culte, l’ont assimilé à une tradition qu’ils connaissaient : celle du héros Ogygès.
Souverain légendaire de Béotie, Ogygès est présenté comme le père de l’humanité, car unique survivant du déluge primordial. Ce que nous dit donc Josèphe, c’est que dans les lieux traditionnellement attribués à Abraham Avinou, on célébrait dans l’Antiquité un culte de Noé, présenté comme le père du genre humain, et à qui les couples stériles demandaient une descendance. Or c’est justement en ces lieux qu’Abraham va recevoir l’annonce de la naissance de son fils tant espéré.
Là encore, Abraham est placé à la croisée des mondes : un monde cananéen païen et un monde monothéiste, rapporté par le texte biblique, qui ne rompt pas avec les traditions de ce monde ancien mais leur offre un éclairage nouveau. Là encore, son histoire s’entrecroise avec les histoires plus anciennes, et, entre tradition biblique primordiale et cultes archaïques, tisse un écheveau inextricable.
Melchisedek et les conditions de l’Alliance
Avant d’aller plus loin, il convient de se demander comment et pourquoi Abram est choisi par Melchisedek comme héritier de la tradition antédiluvienne. Est-ce seulement pour son exploit guerrier ? Sans doute pas, encore que celui-ci ne soit pas étranger au choix. Car Abram a pris les armes pour redresser une iniquité, et a refusé toute part du butin. Conscient, donc, que la violence est parfois nécessaire en ce monde imparfait, il s’est inscrit néanmoins dans une démarche de Tikkun Olam : pour réparer la Création, la guerre est parfois la seule voie possible, mais pas question d’en tirer bénéfice, ni d’en faire un business. Pas question, non plus, d’en tirer la moindre gloire personnelle. Le refus du butin est aussi la manifestation par l’exemple du principe selon lequel la réalisation d’une mitsvah n’appelle aucune récompense, sinon le fait d’avoir accompli une mitsvah.
Il n’est pas anodin que le texte précise qu’Abram verse à Melchisedek une dime : le père des Hébreux reconnaît ainsi ce qu’il doit à son prédécesseur. A tous les sens du terme.
Après l’épisode de Melchisédek, Saraï va présenter Agar à Abram, et, malgré des difficultés, la famille va s’agrandir avec la naissance d’Ishmaël.
Ainsi, avant de pouvoir devenir Abraham, Abram a-t-il répondu à un triple impératif : un impératif à l’égard du monde matériel actuel et immédiat (redresser les torts, par la guerre si nécessaire), un impératif à l’égard de la tradition (recevoir l’initiation de Melchisedek et donc devenir dépositaire de l’héritage de ses pères) et un troisième impératif à l’égard du futur (avoir une descendance, même si elle n’est pas, dans l’immédiat, celle qu’il espérait avoir avec Saraï). Il remplit donc ses devoirs à l’égard du présent, du passé et de l’avenir.
Et c’est seulement en s’acquittant de cette triple condition que l’Alliance peut advenir.
Lectures croisées
Prendre en compte les considérations historiques et s’interroger sur l’archéologie du texte et les conditions de production du récit n’entre aucunement en contradiction avec une lecture religieuse du texte. Bien au contraire : cela enrichit notre lecture de sens supplémentaires.
Car en croisant la lecture religieuse et la lecture historique, il apparaît que le texte biblique et son interprétation dans la littérature rabbinique admettent à demi-mot que la religion abrahamique provient du même creuset que des cultes plus anciens. Melchisedek peut être vu comme l’incarnation de cette tradition archaïque, que l’on peut nommer antédiluvienne si l’on suit la logique religieuse ou ougarite si l’on suit la logique historique ; mais au fond, l’idée est la même : nos croyances, nos traditions, notre spiritualité plongent leurs racines dans un terreau profond et riche, commun à toute l’humanité, dont elles ne sont pas l’unique expression, mais bien un moment historique, une facette, un mode de fonctionnement et de rapport au monde.
Abraham, loin d’être en rupture avec les spiritualités qui le précèdent, se place dans leur continuation. Il n’y a pas de révolution abrahamique : il y a reprise et réinterprétation de rapports au Divin déjà anciens, dont Abraham (que l’on parle d’une personne physique réelle ou d’une personne métaphorique incarnant un moment de l’histoire hébraïque n’a ici aucune importance), dont Abraham, donc, hérite, qu’il fait siens et qu’il transfigure. Il reçoit, via Melchisedek, une tradition primordiale, l’intègre et la traduit en une forme qui lui est contemporaine. En d’autres termes : il donne à cette spiritualité antérieure une expression nouvelle. Et nous pouvons rapprocher cette idée de la définition que la WUPJ donne du judaïsme réformé : respecter et faire vivre la tradition tout en lui donnant une expression contemporaine.
C’est ce que nous faisons. C’est ce que nous avons toujours fait et continuons à faire. Ce que nous dit ce texte, c’est que le cœur de la pensée juive, et même de la pensée abrahamique, ça n’est pas, ça ne peut pas être, la répétition ad libitum des mêmes choses et des mêmes paroles. Bien au contraire : l’authentique fidélité à Abraham consiste à être dépositaire de la tradition ancienne, mais pas d’en demeurer prisonniers. Car recevoir l’enseignement ne suffit pas : l’Alliance n’est pas une médaille qu’on accroche à son poitrail, mais bien l’exigence d’une vie conforme à ses impératifs ; une vie qui reconnaît l’héritage du passé mais qui est également consciente de ses devoirs à l’égard du présent et de l’avenir.
L’authentique fidélité à Abraham consiste, comme il l’a fait de l’héritage de Melchisedek, à recevoir la tradition, à la penser, à la repenser, à la ruminer, à la confronter au réel et à lui donner une expression nouvelle, puis à la transmettre, en attendant que les générations suivantes fassent de même, et en leur donnant la liberté de le faire, ledor vador.
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2021
La haftarah de Noah
Par Georges-Elia Sarfati
Haftarah: Isaïe : 54,1-55,5
Les Sages ont choisi un passage du Deutéro-Isaïe pour élaborer un thème fondamental de la sidra Noah. Ces prophéties, sans doute proférées au sortir de l’exil de Babylone, se distinguent par des formulations porteuses d’espérance et de consolation.
Deux versets évoquent directement l’épisode déterminant de l’histoire de Noah (Noah: 8, 21-22 ; 9, 11), qui permettent de forger les grandes perspectives de ce texte : « (54, 8-9) Dans un transport de colère je t’ai, un instant, dérobé ma face (istarti panaï) ; désormais, je t’aimerai d’une affection sans bornes, dit ton libérateur, l’Eternel. Certes, je ferai en cela comme pour les eaux de Noé : de même que j’ai juré que le déluge de Noé ne désolerait plus la terre, ainsi je jure de ne plus m’irriter ni diriger des menaces contre toi. »
La référence à la sauvegarde de Noah fait ici l’objet d’une mise en perspective plus spécifique : si l’humanité fut naguère capable de dévoiement, il s’avère aussi que la conduite d’Israël se caractérise, à certains moments de son histoire, par l’ambivalence à l’égard de l’enseignement du Créateur. La « colère » de Celui-ci nous apparaît constamment à la mesure des égarements de l’humanité créée. De même que l’humanité pré-diluvienne attira sur elle la catastrophe, du fait de l’iniquité (Ber. 6, 5) et de la violence (hamas) dont elle s’était rendue coupable (Ber.6, 11), Israël connut l’épreuve de la destruction et de la dispersion, pour s’être éloignée de l’Instruction reçue en héritage. C’est du moins, selon cette logique que le judaïsme antique interprétait son histoire. Cependant, à bonne distance de l’épisode lointain de Noah, la relation prophétique se particularise selon des termes qui ne trouvent d’équivalent que dans le Cantique des cantiques. La parole du prophète se colore désormais de toutes les nuances du symbolisme conjugal : « (Is., 54, 5-6) Oui, ton époux ce sera ton Créateur, qui a nom l’Eternel des Armées, ton sauveur sera le Saint d’Israël, qui s’appelle le Dieu de toute la terre. Car comme une femme abandonnée et au cœur affligé, l’Eternel t’a rappelée ; la compagne de la jeunesse peut-elle être un objet de dédain ? Ainsi parle le Seigneur. »
L’expression de réprimande, aussitôt suivie de ‘’regret’’, se traduit ici par les formule « voilement de la face » (Is., 54,10) – istarti panim : je t’ai dérobé ma face. Nous savons aujourd’hui que cette assertion, dont se déduit l’un des noms de l’Eternel, témoigne d’une fréquence historique, qui a connu des sommets d’abandon, à différents moments de la dispersion. L’Alliance à laquelle il est fait référence prolonge celle que l’Eternel avait d’abord conclue avec Noah. Elle le fut à des étapes distinctes de l’époque de transition que représente la vie de ce patriarche : d’abord passée avec Noah et sa descendance, avant le Déluge (Noah : 6, 18), puis réitérée à l’issue du Déluge (Noah : 9, 9). Au demeurant, ce pacte prit aussi différentes formes : il fut d’abord scellé comme une défense de la vie, au titre d’une assurance que l’Eternel ne causerait plus la destruction de tout vivant (Noah : 9, 11), pour finalement se matérialiser en signe de commémoration, sous la forme de la manifestation naturelle de l’arc-en-ciel (Noah : 9, 15-17).
Isaïe façonne à présent son propre discours par allusion à l’antique mémoire divine de l’humanité ; mais il le fait au moment où Israël est de nouveau en chemin vers sa Terre. Et la réitération de l’Alliance s’adresse délibérément – non plus aux trois fils de Noah – mais plus singulièrement à une fraction d’entre les fils de Sem. De surcroît, le principe de cette Alliance se trouve modifié aux dimensions d’une ‘’alliance de paix’’ (berit chalom) : « (54, 10) Que les montagnes chancellent, que les collines s’ébranlent, ma tendresse pour toi ne chancellera pas, ni mon alliance de paix ne sera ébranlée, dit Celui qui t’aime, l’Eternel ! »
A cet endroit, une remarque s’impose : il y a peu de probabilité que, dans le monde humain, la tendresse – hessed, ce mot désigne en vérité la bonté, la générosité – de l’Eternel infuse spontanément sans que l’humanité agisse pour en capter les échos. D’autre part, que signifie l’expression « alliance de paix » ? Prévenons d’emblée une mésinterprétation : saisi par l’air du temps, ne faisons pas erreur sur la véritable signification de ces deux mots (berit chalom). Ils ne sauraient désigner la formule triviale d’un pacifisme délité dans toutes les complaisances de l’esprit du temps. La fermeté du discours prophétique est aux antipodes. La paix a un prix qu’il ne faut pas méconnaître, en se payant de son seul mot, comme s’il suffisait de le proférer pour obtenir l’état qu’il désigne.
L’alliance de paix : méditer et agir
Ainsi cette Alliance, dont le Texte nous dit qu’elle est irrécusable, suffit-il seulement d’en avoir l’idée pour qu’elle demeure effective ? Ne convient-il pas aussi d’en connaître les termes pour l’incarner ? La paix dont il est ici question (chalom) suppose la plénitude (chelémout) de la présence d’Israël au message divin. Isaïe suggère en outre que la portée de l’Alliance comporte par elle-même une bénédiction qui se prolonge par-delà l’instant de son rappel. Celle-ci semble inclure deux conditions indépendamment desquelles son nom se vide de sens. La première condition serait que les enfants d’Israël assument d’en méditer les termes, mais aussi de l’agir, en repensant à chaque époque les perspectives de sa transmission : « (Is., 54, 13) Tous tes enfants seront les disciples de l’Eternel ; grande sera la concorde de tes enfants. »
La seconde condition, qui constitue le corrélat de la première, serait que les enfants d’Israël mènent une vie selon la justice révélée : « (Is., 54, 14) Tu seras affermi par ma justice : bannie toute idée d’oppression, car tu n’auras rien à craindre ; de terreur, car tu seras garantie contre elle. »
Aujourd’hui que le peuple d’Israël oscille entre deux cultures – la culture mondialisée et la culture nationale retrouvée- nous percevons et comprenons que le « déluge » de haine qui accompagne son Retour, revêt – comme par le passé – les formes d’un antagonisme radical. Mais la prophétie enseigne du même élan que l’attachement d’Israël à l’Alliance promet la défaite de ses ennemis : « (54, 15) Que si l’on se mettait contre toi, ce serait mon aveu ; quiconque se mettra contre toi succombera sur ton sol. »
Dans le même temps, l’intuition prophétique sait discerner qu’au long cours, la guerre menée contre le principe-Israël puise dans le gauchissement du langage son arme la plus affûtée : « (54, 17) Tout instrument forgé contre toi sera impuissant, toute langue qui se dressera contre toi pour t’accuser sera convaincue d’injustice ; tel est le partage des serviteurs de l’Eternel, et l’arrêt équitable qu’ils obtiennent de moi, dit l’Eternel. »
Bien que ces versets témoignent aussi de la résistance que suscite constamment l’idée de l’Alliance, ils nous assurent de ce que la haine qui poursuit Israël corrompt irréversiblement ses ennemis. Ils nous enseignent, contre toute attente, que leur échec – ‘’leur langue’’, dit Isaïe, ‘’sera convaincue d’injustice’’ – pourrait augurer de leur éveil.