2021
Parasha Vayigash : Vieillir, distiller
Par le rabbin Haim Cipriani
“Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu en Égypte. Mais maintenant, ne vous désolez pas, et que vos yeux ne s’enflamment pas de m’avoir vendu ici, car Elohim m’a envoyé devant vous pour donner la vie “ [Gn 45, 5].
La fin du livre de Bereshit/Genèse, le Livre des Commencements, nous offre une puissante réflexion sur ce que les commencements peuvent réellement signifier.
Après tant d’années de séparation, Joseph révèle son identité à ses frères qui avaient voulu le tuer pour finalement décider de le vendre comme esclave. La scène est pleine de tension et de malaise. Les frères, retiennent leur souffle, se demandant comment va réagir celui qui est devenu entre-temps un puissant ministre égyptien.
Mais la première démarche de Joseph est une démarche de ré-interprétation, visant à relire la réalité de leur passé tragique commun. Lorsqu’il évoque Elohim comme étant à l’origine des événements, Joseph fait peut-être référence à l’attribut de justice généralement évoqué par cette appellation, comme s’il reconnaissait implicitement sa propre part de responsabilité dans la haine que les frères avaient développée à son égard. Non pas que cela diminue leur responsabilité que Joseph ré-affirme avant tout. Mais tout ne se résume pas à cette responsabilité. Joseph reconnaît aussi sa part de responsabilité en n’ayant pas modéré son égocentrisme et en laissant son père le gâter de manière exagérée et si affichée.
Vieillir c’est à la fois savoir distiller l’essentiel…
Joseph, bien sûr, aurait toutes les raisons de se venger de ses frères, mais il choisit d’interpréter les événements autrement, car le fait d’avoir vieilli lui a donné l’occasion de jeter une lumière différente sur le passé, mais aussi sur lui-même. Il a attendu pour le faire, car voir et admettre sa vérité intérieure demande du temps et de la maturation. Mais aussi parce qu’il a eu besoin d’un déclencheur. En effet, nous ne savons pas s’il aurait pu le faire si les frères n’étaient pas venus en Égypte. Joseph commence en déclarant : “Je suis Joseph votre frère”. Sachant qu’entre-temps il est devenu égyptien en prenant le nom de Tsafnat Paneach, nous pouvons comprendre qu’il ne le dit pas seulement pour ses frères, mais aussi pour lui-même. Parce que c’est seulement maintenant, à cette étape de la vie, qu’il est capable de se regarder vraiment et de prendre conscience d’un certain nombre de choses…
Il y a cependant un paradoxe. Vieillir permet une lucidité beaucoup plus grande et un regard plus déterminé sur les choses, ce qui nous permet de distiller l’essentiel. Mais pas seulement. Vieillir donne aussi la faculté de s’ouvrir à la vérité que les autres savent distiller en nous. C’est pourquoi Joseph a besoin de se confronter à ses frères et sœur pour se révéler à lui-même avant même qu’ils ne se révèlent à eux. Ce faisant, cela lui donne la possibilité d’accepter sa vérité, au sens grec d’aletheia, le dévoilement d’une personne à une autre, ou à elle-même, dans un acte de distillation de la vérité qui demande à l’homme de prendre conscience.
D’autre part, en vieillissant, nous nous retrouvons souvent avec des expériences qui se sont « sédimentarisées», rendant difficile l’affirmation de ce que nous avons fini par considérer comme «l’essentiel» et donc de pouvoir vivre « cet essentiel» avec ses éventuelles conséquences. C’est une chose de voir, c’en est une autre de réagir. Et pourtant, le pouvoir de façonner une certaine vision de ce que nous avons fini par comprendre de ce que nous sommes, de ce que nous sommes vraiment et de ce que nous pourrions être est fondamentalement le seul pouvoir que nous ayons vraiment.
… mais aussi savoir s’ouvrir à la vérité que les autres savent distiller en nous
Joseph réagit en élaborant une vision créative du passé, un choix qui lui permet de voir ses propres insuffisances, et aussi celles de ses frères, ce qui entraîne une vie ensemble possible, et non l’inverse. Il est certain que, pour lui, les deux options les plus évidentes à ce moment-là auraient été d’effacer sa vie antérieure, en laissant partir ses frères qui auraient pu être considérés comme indignes de son attention, soit de laisser tomber sa vie actuelle de gouverneur égyptien, en retournant à ses racines. Mais l’évidence ne rend pas justice à la complexité de la vie, et Joseph choisit courageusement d’intégrer ces deux réalités, en choisissant d’une part de poursuivre son travail en Égypte, et d’autre part en demandant à sa famille de s’y installer. Ceci est particulièrement problématique lorsque l’on sait que ce choix permettra à la famille d’être réunie, mais engendrera aussi l’esclavage à venir. Joseph ne connaît pas l’avenir, mais il est sans aucun doute conscient des risques de son choix audacieux, le choix de ne pas fuir, ce qui apportera la vie mais aussi la souffrance, puis encore la vie.
Tout cela nous fait réfléchir sur le fait de vieillir et de cette possibilité d’acquérir cette faculté de distillation, tout en pouvant aussi se sentir parfois incapable d’y réagir. La conclusion de Bereshit/Genèse suggère que les débuts ne sont pas toujours là où nous les avions imaginés. Parfois, ils nous prennent par surprise à différents moments de notre parcours et nous obligent à un dévoilement qui change l’état des choses à jamais. Et ils sont donc plus difficiles, plus périlleux, mais peut-être aussi infiniment précieux.
(Texte traduit de l’italien)
2021
Mikets : vaches, altérité et fraternité
Mikets nous présente Joseph, une fois de plus emprisonné. Au terme de deux années d’impuissance, il parvient soudainement, par le biais de l’interprétation des rêves de Pharaon, au sommet du pouvoir. On le voit ainsi organiser ce que l’on appellerait aujourd’hui la résilience collective de l’Egypte, face à une crise alimentaire qui menace. Et on le voit, devenu le deuxième personnage de l’Etat, traiter ses frères (qui ne l’ont pas encore reconnu) avec une apparente dureté.
Mikets : Joseph et l’Egypte
On pourrait s’interroger quant à la compétence des prêtres égyptiens (car ce sont bien des prêtres : le magicien ou le sorcier n’est jamais que le prêtre de l’Autre, de même que la superstition n’est jamais que la spiritualité de l’Autre). Car l’interprétation que donne Joseph n’a rien de particulièrement surprenante. Certes, on trouve toujours facile une énigme dont on connaît déjà la solution mais ces hommes sont supposés être des professionnels en la matière. Sans doute y a-t-il dans leur échec à interpréter le signe de quelques points de blocage.
Premier de ces points de blocage : le texte nous dit « Mais nul ne put lui en expliquer le sens ». Peut-être les prêtres égyptiens ont-ils compris le sens du rêve mais ont-ils été incapables de l’expliquer à Pharaon. Crainte de mettre en colère le monarque ? Incapacité dudit monarque à comprendre les choses ?
Deuxième point de blocage, et non des moindres : le fleuve, et, au-delà du fleuve, l’Egypte. Présent dans les deux songes de Pharaon, le fleuve ne peut être que le Nil. Or, pour un esprit égyptien, que le Nil, immuable et éternel, puisse un jour cesser de se montrer généreux envers ses enfants, voilà une notion inconcevable. Axe du monde, nourricier du Pays Noirs, le Nil est le cœur et le père de l’Egypte. Or c’est bien du Nil que viennent à la fois les vaches grasses et les vaches maigres, les épis lourds et les épis chétifs. La vision du monde de l’Egypte est une vision statique : l’univers est immuable. Même la notion de vie après la mort n’est qu’une éternelle répétition ; après son trépas, l’Egyptien continuera, dans l’outre-monde, à mener la même existence : le serviteur sera toujours un serviteur, le roi sera toujours un roi. Rien ne change jamais. Le fleuve a certes ses caprices et toutes les années ne se ressemblent pas mais imaginer qu’il puisse trahir l’Egypte sept années durant, c’est inconcevable. Et sept années de disette seraient suffisantes pour menacer l’existence-même de la nation et de l’Etat. La menace existentielle est donc réelle. Mais incompréhensible pour qui considère que la solidité de l’Etat égyptien fait partie de l’ordre du monde.
Il n’était sans doute pas concevable, pour les prêtres égyptiens, d’envisager que les songes puissent annoncer une menace à même de faire chanceler la plus puissante nation du monde connu. Ce que Joseph amène, c’est l’idée que rien n’est éternel ; que l’avenir se prépare et que le réel est fragile.
Les situations les plus sûres en apparence ne sont pas nécessairement les plus durables. L’histoire du peuple juif et sa confrontation avec les quatre empires en est la manifestation la plus évidente : la puissance matérielle d’un jour peut être balayée le lendemain et, surtout, ne prédit en rien la résilience de la nation face aux changements du monde.

Joseph et les rêves
Tout le bonheur des hommes est dans leur imagination.
Donatien Aldonse François de Sade
La vie de Joseph est bercée par les rêves. Les siens comme ceux des autres. Elle est aussi vécue au rythme des emprisonnements et des libérations.
Au-delà des rêves, on peut dire que Joseph vit en prise directe avec l’imaginaire. Car au-delà des songes, il est également influencé par les fantasmes et les désirs (comme celui de la femme de Putiphar), les espoirs, les ambitions, etc. Toutes choses qui, dans la physique antique, sont regroupées sous le terme général de simulacres : les choses constituées non de matière, mais de pensée, d’apparence et de perception. Joseph est celui qui se confronte aux simulacres. Il en est d’abord victime, avant d’en devenir, au fil de sa vie, le maître. Dans la première partie de sa vie, les simulacres ne lui apportent que le malheur : ses rêves lui valent l’animosité de ses frères ; les fantasmes de la femme de Putiphar lui valent la prison. Dans les deux cas, il est emprisonné (la citerne d’abord, la geôle égyptienne ensuite) à cause d’imaginaires et de l’interprétation qu’on leur donne : dans un cas, on l’accuse de vouloir réaliser ces simulacres, dans le second, on lui reproche de ne pas l’avoir fait. Dans tous les cas, il est prisonnier de l’image que les autres se font de lui et de ce qu’il devrait être, dire ou faire, et il est victime de sa propre asynchronie avec cette image.
Dans la deuxième partie de sa vie, Joseph fait montre non seulement de son talent d’oniromancien, mais également d’une grande habileté à manier les apparences, notamment dans le rapport avec ses frères. Là encore, il s’agit de simulacres. Joseph a compris la puissance des représentations, des symboles et des apparences, et a réussi à s’en faire l’interprète et le maître. Et il devient véritablement un prophète, en cela qu’il transforme les simulacres, qui ne sont que des potentiels ou des réalités en devenir, en faits et en réalités. Ici, l’imaginaire influence encore le réel, mais cette fois pour le bien : la prévoyance (et donc l’imagination du malheur) permet d’éviter la famine, la comédie de Joseph permet d’amener sa famille auprès de lui.
Mikets nous dit donc que, quoi qu’il arrive, l’imaginaire dicte toujours les actes de l’Homme. Mais que nous pouvons choisir. Décider s’il doit être un maître tyrannique nous entraînant vers le mal ou un serviteur efficace sur lequel nous pouvons nous appuyer pour réaliser de grandes choses.
Joseph et l’Autre
Le rapport de Joseph à l’Egypte est des plus révélateurs et préfigure à lui seul nombre de futures relations entre le peuple juif en Diaspora et les nations au sein desquelles il résidera.
Joseph, on l’a vu, a réussi à interpréter le rêve de Pharaon en partie parce qu’il se place d’un point de vue qui est légèrement différent de celui des Egyptiens. A ce titre, il préfigure le Juif en tant qu’étranger proche dans les sociétés occidentales et musulmanes : celui qui est assez intégré à la nation pour la comprendre et en connaître usages et imaginaire mais qui, en même temps, est juste assez éloigné, juste assez en marge, pour être capable d’émettre des idées originales, de penser out of the box.
Mais il est également une figure de l’intégration réussie : Joseph réussit à être à la fois parfaitement hébreux et parfaitement égyptien, sans que les deux identités entrent en contradiction. Les devoirs qu’il supporte et les charges qu’il exerce en tant que vizir ne sont pas en concurrence avec ses impératifs à l’égard de sa famille.
Un détail de l’histoire est à ce titre révélateur : Asnath, l’épouse de Joseph (et mère d’Ephraïm et de Manassé). Le Pirke de Rabbi Eliezer affirme que l’épouse de Joseph n’est autre que la fille de sa sœur Dinah (celle qui avait été violée par Sichem) mais il s’agit selon toute vraisemblance d’une tradition tardive, exprimant surtout l’embarras des commentateurs face au fait que Joseph épouse une païenne. Car la Torah, elle, nous affirme qu’Asnath (dont le nom est bien égyptien ; il s’agit même d’un théonyme, évoquant la déesse Neith) est bien la fille de Putiphar. Joseph rompt donc avec la tradition incestueuse de ses pères et épouse une étrangère, qui plus est païenne. Et de cette union ne nait pas une, mais deux des tribus d’Israël. Deux fois plus, donc, que pour chacun de ses frères qui, eux, sont restés dans la tradition.
Ce que nous dit cette histoire, c’est que l’identité juive n’a rien à craindre à se mêler à celle d’autres nations : elle ne s’y perd pas ; au contraire, elle s’y enrichit, tout comme elle enrichit sa culture d’accueil, et ces unions sont fécondes. La parasha comprend d’ailleurs un autre élément qui peut encourager à la lire en ce sens. Il ne faut pas oublier, en effet, que si c’est Joseph qui interprète les rêves de Pharaon, c’est bien Pharaon qui rêve. Pharaon, par conséquent, qui reçoit le message divin. Il y a donc rappel de l’aspect fondamentalement universel de la conception juive du monde : s’il revient à Israël de porter le message divin et de se faire son interprète, ce message s’adresse bien à tout le genre humain. D.ieu parle à tous, et à chacun en sa langue et dans son propre système symbolique. Et nous sommes tous encouragés, comme Joseph, à chercher y compris dans les systèmes qui nous sont étrangers des traces et des messages de l’Unique.
Mikets : une leçon de fraternité
Un dernier point qui a également son importance : la famine révèle, in fine, le sens de l’un des rêves d’adolescence de Joseph. Car le songe des gerbes de blé n’est pas l’annonce d’une domination future mais celle d’une fraternité. La possibilité, pour Joseph, dont la gerbe est droite et puissante, de venir en aide à ses frères courbés par la famine. Eux avaient pris pour de l’autorité ce qui était en réalité de la Tzedaka. C’est qu’il est, bien souvent, plus facile et confortable de faire preuve de charité que de la recevoir. Et qui la reçoit peut en venir à haïr qui la donne, justement parce qu’il le renvoie à son propre état. Là encore, Mikets ne se trompe pas quant à la nature humaine.
Illustrations : Adrian Dascal – Unsplash / Javardh – Unsplash
2021
La haftarah de Vayichla’h
Par Georges-Elia Sarfati
(Ovadiah 1, 1-21)
Les Sages ont choisi un extrait des prophéties d’Ovadiah pour faire écho aux enseignements de la sidra Vayichla’h. Le Livre d’Ovadiah est le plus bref des livres prophétiques. Il témoigne contre l’attitude d’Edom au moment où Babylone attaqua la Judée (-586). Alors, la population d’Edom collabora avec les envahisseurs.
L’oracle d’Ovadiah s’ancre indirectement dans la sidra, puisqu’il actualise la scénographie du différend Jacob/Esaü. Il fait fond sur le thème des deux frères faisant mouvement, dans l’anticipation probable d’un affrontement armé (Gn 32, 7-9 ; 12 ; Gn. 33, 1). Si toutefois dans le récit biblique, la violence est surmontée, à la grande surprise de Jacob (Gn. 33, 4), à l’époque d’Ovadiah, le différend Jacob/Esaü eut pour scène la violence de la guerre. Quoiqu’indirectement : Esaü s’était contenté de témoigner son inimitié à Jacob, en prêtant main forte aux oppresseurs de ce dernier. C’est ainsi que le prophète retrouve dans l’actualité de son époque le trait d’orgueil virulent si caractéristique d’Esaü : « (Ov. 1, 2-3)- Voici, je te fais petit parmi les peuples, tu es méprisable au possible. L’infatuation de ton cœur t’a égaré, ô toi qui habites les pentes des rochers, qui a établi ta demeure sur les hauteurs et qui dis en toi-même : « Qui pourrais me faire descendre à terre ? »
La Sidra a fixé une catégorie de signification durable : « Esaü c’est Edom » (36, 6). Edom, on s’en souvient, que la tradition rabbinique associe invariablement à l’Occident. Dans l’antiquité, Edom tira profit des malheurs de Juda, comme le lui reproche la prophétie. Mais aujourd’hui, de quel modèle de société se rapproche le plus la figure d’Edom ? Sans doute d’une civilisation qui a conservé ce même trait d’orgueil, mais cette fois en puisant ce motif de satisfaction de soi dans la puissance matérielle, imbue de ses prouesses techniques, mais qui écrase quiconque ne participe pas à son dynamisme. Dans ce contexte, l’équivalent grec d’Esaü pourrait bien être Prométhée qui, après avoir rivalisé avec le monde divin au profit de l’humanité, se serait retourné contre elle. En ce sens, Jacob n’a jamais cessé de subir les égarements d’Edom, c’est-à-dire les conséquences de son intérêt le plus immédiat.
Il semble qu’Ovadiah ait aussi prophétisé pour l’époque toujours retentissante du sombre XXe siècle – ce temps du désarroi radical de Jacob, où Esaü se fit complice – sinon témoin passif – de la persécution de son frère : « (Ov. 1, 11-14) – Le jour où tu te postas comme spectateur, alors que les barbares emmenaient son armée captive, que l’étranger envahissait ses portes et partageait Jérusalem au sort, – toi aussi tu fus comme l’un d’eux. Ah ! Cesse donc d’être un témoin complaisant du jour de ton frère, du jour de son malheur, de triompher des fils de Juda au jour de la détresse ! Cesse de franchir la porte de mon peuple au jour du revers ; au jour du revers, ne te repais point, toi aussi du spectacle de ses maux ; au jour du revers, ne fais pas main basse sur ses richesses ! »
Ces mots connotent encore ce que fut le destin de Jacob en Europe, livré au déferlement d’une barbarie fondée sur la terreur . A l’endroit de Jacob, cette barbarie usa d’abord de la médisance, puis en vint au pillage de ses biens, ainsi qu’au massacre. La même Europe, une fois revenue à ses traditions de « liberté », aliéna une nouvelle fois son sens de la morale, en vertu d’une éthique qui la rendit encore « témoin complaisant du jour du malheur » : de 1967 aux années 2000. Peut-être assistons-nous encore aux nouvelles métamorphoses d’Edom ?
L’oracle anticipe encore de loin ce que sera et ce qu’est désormais la renaissance de Jacob/Israël, évoquant d’abord le rétablissement de celui-ci sur sa terre. Il s’en fallut de peu qu’aucun fils de Jacob ne revoie le mont Sion : « (Ov. 1, 17-18)- Mais sur le mont Sion un débris subsistera et serra une chose sainte, et la maison de Jacob rentrera en possession de son patrimoine. »
La pénétration de vue de la prophétie vient de ce qu’elle inclut les modalités de détail du Retour, de ses étapes comme de ses formes successives : « (Ov., 1 18)- La maison de Jacob sera un feu, la maison de Joseph une flamme, la maison d’Esaü un amas de chaume (…) c’est l’Eternel qui le dit. »
Comment comprendre aujourd’hui : « la maison d’Esaü (sera) un amas de chaume (…) C’est l’Eternel qui le dit » ? Il ne faut certainement pas y lire l’expression d’un désir vindicatif, mais plus certainement y voir le fait qu’Esaü s’est discrédité tout seul, et qu’il subit les effets contraires de son refus de reconnaître la fraternité de Jacob. Il nous suffit de savoir que c’est l’Eternel qui le dit, pour donner à penser… Aussi, les choses ont-elles assez peu changé : c’est toujours de manière indirecte qu’Esaü, sous les dehors de la langue de bois, mène une guerre indirecte à Jacob. Avec le retour de Jacob sur sa Terre, l’histoire même d’Edom s’éclaire autrement, puisque c’est proprement la sagesse des nations qui est prise de court. Il s’agit en effet pour Jacob de se réapproprier avec sa Terre, les noms hébraïques de ses lieux : « (Ov. 1, 19)- Le Midi héritera de la montagne d’Esaü, et la Plage, du territoire des Philistins ; ils reprendront la campagne d’Ephraïm et la campagne de Samarie, et Benjamin le pays de Galaad. »
Le processus historique en cours engage aussi bien le mouvement des ramifications culturelles de Jacob, dispersées parmi les nations, qui ont peu à peu consenti au mouvement de montée (alyot), marquant ainsi leur ré-enracinement concret : « (Ov. 1, 20)- Et les exilés de cette légion d’enfants d’Israël, répandus depuis Canaan jusqu’à Sarefat, et les exilés de Jérusalem, répandus dans Séfarad, possèderont les villes du Midi. »
Comment ne pas s’étonner de la résonnance de certains toponymes ? Si Jérusalem demeure le « point de mire » de cette histoire, en revanche les noms de Sarefat, et de Séfarad, se connotent d’espaces et de temporalités longues qui l’ont renouvelée. A la diversité des régions, s’est ajoutée la fidélité des noms. A la pointe de la vision prophétique, se profile la réunification de Jérusalem, reconquise par « l’armée de Jacob » : « (Ov. 1, 21)- Et des libérateurs monteront sur la montagne de Sion, pour se faire les justiciers du mont d’Esaü ; et la royauté appartiendra à l’Eternel. »
Il importe ici de souligner que l’exaltation de la libération collective ne se dissocie pas d’un enseignement de musar. Ce dernier s’avère intrinsèquement lié à l’image du « Jour de YHWH », qui annonce dans la littérature hébraïque la grande exigence d’une justice transcendante, qui ne fait exception de personne : « (Ov. 1, 15-16)- Quand approchera le jour du Seigneur pour toutes les nations, – comme tu as fait, il te sera fait, tes œuvres retomberont sur ta tête. »
Cette vision fertile nous parle et nous porte encore, elle éclaire le présent qui succède au plus long des exils : c’est avant l’épreuve de la rencontre avec Esaü que Jacob fut renommé Israël (Gn. 32, 25-33), et c’est après qu’il s’est distingué de cette fraternité contraire, que Jacob, au bout de ses épreuves, a été confirmé dans le nom d’Israël (Gn. 35, 9-10). C’est là tout le sens de l’épreuve surmontée dans la transfiguration de soi.
2021
Vayichla’h : Bal tragique à Pénouel et à Shalem
Par Gérard Feldman
La paracha se divise en 4 parties :
a- La rencontre de Yaacov avec Essav, son frère faux jumeau. La veille de cette rencontre Yaacov fait ce fameux rêve où il se bat avec un homme (Ish en hébreu). A la fin du combat, cet être lui enjoint de changer de nom pour s’appeler Israël
b- Le viol de Dinah, fille de Yaacov et Léah, et la terrible vengeance de Lévi et Shimon. Encore plus fort que les lynchages médiatiques de « me too ».
c- Bethel en Kenaan, lieu du changement de nom effectif pour Yaacov. C’est dans ce lieu que cette transformation est officialisée par ha Shem. Rahel meurt en couches.
d- La présentation des Toledot (engendrements) de Yaacov-Israël (35, 22-29) et aussi d’Essav-Edom (tout le chapitre 36 ,soit 43 versets !) Auparavant les deux frères enterrent leur père Its’haq ensemble.
Attardons-nous sur cet enterrement. Cela ressemble à l’enterrement d’Avraham. Its’haq et Ishmaël, les deux demi-frères ennemis, s’étaient retrouvés alors pour l’occasion. Mais il y a une grande différence ! Pour l’enterrement d’Avraham, Its’haq précédait Ishmaël dans le texte (paracha ‘Hayé Sarah 25, 9). Et les Sages y ont vu la reconnaissance par Ishmaël de la primauté d’Its’haq. Par contre, dans cette paracha, c’est Essav qui arrive en tête, suivi de Yaacov (35,29) ! La Torah a-t-elle d’un seul coup, et sans prévenir, inverser ses priorités ? Essav serait-il (re) devenu l’aîné en dépit de son renoncement à ce privilège pour un plat de lentilles rouges ?
La haftarah Ovadia et Hosheah/Osée : détruire Essav
On pourrait s’attacher longuement à chacune de ces parties, mais c’est sur cet aspect final de la paracha que je vous propose de réfléchir. J’y suis encouragé par notre tradition. Celle-ci, en effet, nous guide dans nos choix grâce aux haftarot.
Pour Vayichla’h, deux lectures nous sont proposées : Ovadia, 1 en entier et/ou Osée/Hoshéah 11, 7-11 et 12,13 à 14,10.
Que nous disent-elles ?
« Levez-vous, levons-nous contre elle à la guerre ! Voici petit (Israël), je te donne parmi les nations toi, le très méprisé. » (Ovadia 1, 1-2). Puis : « A cause de ta cruauté contre ton frère Yaacov, tu (Essav) seras couvert de honte et ta ruine sera éternelle ». Ovadia prédit la destruction d’Essav. Et si ce n’est pas assez clair, il ajoute : « La maison d’Essav n’aura pas de survivant car ha Shem a parlé » (Ovadia 1,18).
Hoshéah (Osée) pointe aussi du doigt Essav, le rendant responsable de la fuite de Yaacov en Aram, et du triste sort qu’il y a enduré durant vingt et un ans. « Yaacov a fui au champ d’Aram, et Israël a servi pour une femme, et pour une femme il a gardé ». (Hoshéah/Osée 12,13).
Le dernier sera le premier ?
Nous restons donc perplexes. Essav est appelé à la ruine à cause de sa cruauté mais il est mis à l’honneur en étant cité en premier à l’enterrement d’Its’haq. De plus, tout un chapitre est consacré à sa descendance. C’est même lui qui termine la paracha !?
Cela pourrait paraître relever d’un détail de l’histoire. Cela l’est moins, si on se rappelle que dans notre tradition Essav représente Rome dont l’impérialisme sévit jusqu’à nos jours sous des formes diverses, alors que Yaacov est Israël, le peuple qui a été choisi pour porter le projet de ha Shem et qui l’a accepté. La pratique de la force brutale l’emporterait-elle sur la pratique de la spiritualité.
La Torah nous montre ici – comme très souvent – que son propos ne se réduit pas à un combat entre les bons et les méchants. La Torah n’est pas un manichéisme. Mais au contraire elle est d’une aide formidable pour analyser le présent et envisager l’avenir. Quelle est cette réalité ? Celle qui s’est effectivement produite dans l’histoire des hommes : la victoire des impérialismes successifs et le combat permanent d’Israël pour faire progresser les Dix Paroles. Mais l’histoire nous montre aussi – comme l’ont dit nos prophètes – que les impérialismes ne sont pas éternels, qu’ils se détruisent les uns les autres, mais aussi que les Dix Paroles progressent au sein de l’humanité. Hitler, Staline et Mao furent les derniers dictateurs à afficher ouvertement une foi sans faille dans le seul rapport matériel des forces. Encore furent-ils, eux aussi, portés par des croyances sensées donner sens à leurs crimes.
Faire taire Essav… pour lui donner la parole
En mettant en valeur la descendance d’Essav, la Torah annonce ce qui va réellement dominer pour une longue période la vie des hommes. C’est ce qui formatera les conditions d’existence, et souvent de survie, d’Israël.
Mais elle annonce plus encore : la capacité d’Essav a retrouvé le chemin de ses pères, quand il aura pris conscience que la force brute ne conduit qu’à la ruine. On trouve des signes de cela dans la Torah et dans le midrash.
Dans la Torah, comme le note Pierre-Henri Salfati dans son commentaire de la parasha Toledot sur Akadem, Yaacov et Essav représentent ensemble les temps messianiques où toutes les nations reconnaîtront la Torah après avoir tenté d’en effacer ses origines tout en se les appropriant. Et ces temps approchent puisque c’est au 6° millénaire (Yom ha Shishi – sixième jour – de Berechit) que l’Adam d’avant la faute sera reconstitué.
C’est ainsi qu’on peut comprendre pourquoi Its’haq a préféré Essav. Il a complètement conscience des limites de son aîné. Mais justement, parce qu’il en a conscience, il souhaite le soutenir, plus que Yaacov qui, lui, s’est tourné spontanément vers la spiritualité. C’est dans cette même logique qu’on peut comprendre qu’Essav soit cité en premier à l’enterrement du père.
Le traité Kétoubot (111b) nous raconte aussi que la tête de Essav, et seulement elle, est enterrée à Makhpela avec les patriarches et matriarches. Pourquoi ? Parce que le faux jumeau s’est opposé à l’enterrement de Yaacov-Israël dans la célèbre caverne. Il hurlait que c’était sa place à lui ! C’est alors qu’un petit-fils de Yaacov, ‘Houshim ben Dan, le décapita. Les enfants d’Essav emmenèrent son corps. N’est-ce pas une jolie manière de faire place à la spiritualité d’Essav en parlant à sa tête et non à son c…orps ?
Marcher sur ses deux pieds : inspirer la crainte et proposer la fraternité
Cette paracha est donc capitale pour comprendre les rapports des Juifs à leur environnement. S’ils veulent rester fidèles à ha Shem et à la Torah il leur faut marcher sur deux pieds :
– Affronter sans état d’âmes ceux qui veulent nous détruire (Essav/Edom) ” Il combattit avec lui”, c’est Samaél, l’ange d’Éssav qui voulait le (Yaacov) tuer. [Midrash Tanhouma Vayishla’h, 8). Yaacov a combattu jusqu’au bout à Pénouel, y compris au prix de son intégrité physique qu’il a échangé contre une élévation morale. Ne jamais oublier qu’Amaleq descend d’Essav ! Leur opposer une force supérieure qui nous vient de ha Shem est le seul moyen de les faire réfléchir sur eux-mêmes.
L’épisode du massacre du clan de ‘Hamor pour venger Dinah, dans cette même paracha, s’inscrit dans cette logique. Elle contrebalance les tentatives de Yaacov pour amadouer Essav lors de leur rencontre. Yaacov conscient de la force supérieure d’ Essav n’est pas certain du soutien de ha Shem. Il préfère proposer des cadeaux à son frère menaçant, exactement comme les Juifs de l’Exil tenteront de se faire bien voir de leurs puissances tutélaires. Le bouc émissaire de Kippour n’est-il pas aussi un cadeau pour faire taire (adoucir ?) Essav (et ses semblables) ? Et Essav n’habite-t-il par Seïr ( שעיר ) et le « bouc émissaire » ne se dit-il pas : séir Azazel ( שעיר לעזאזל ) ?
C’est d’ailleurs pourquoi Yaacov va critiquer Lévi et Shimon pour leur massacre intempestif à Shalem, ville de Shikhem. Non pour des raisons humanitaires ! Mais parce qu’il a peur que tous les peuples du coin se retournent contre lui. Il leur reproche ce manque de retenue indispensable , à son avis, pour se faire accepter par les goïm (nations). Mais c’est le contraire qui se produit. Lui et sa famille purent rentrer en Kenaan – à Bethel – sans être inquiétés, justement parce qu’ils inspiraient la crainte, sous la protection de ha Shem.
– Inspirer la crainte peut être nécessaire, mais ce n’est pas une issue à long terme. Il faut aussi considérer les autres nations dans leur potentialité spirituelle. Ces nations ne se sont-elles pas détachées d’Israël, et au fond d’Adam Richon (premier Adam) lui-même ? Ne sommes-nous pas tous issus d’Adam, de Noa’h, et pour Essav, d’Avraham et d’ Its’haq ? Bien entendu, ces deux aspects se mélangent et se gèrent selon les rapports de force du moment.
Mais tout cela ne doit pas non plus nous faire oublier que Yaacov-Israël et Essav-Edom résonnent en chacun de nous. Il s’agit aussi d’un combat intérieur. La question se pose à nous à tout instant : en prenant la bénédiction d’Essav, Yaacov n’a-t-il pas aussi acquis de sa personnalité ? Changer de nom prend alors ici tout son sens, Yaacov devient Israël.