Delphine Horvilleur : la saga des Patriarches

C’est par l’histoire singulière des patriarches (Abraham, Isaac, Jacob) et des matriarches (Sarah, Rebecca, Rachel, Lea) que commence l’histoire collective du peuple juif. Dans cette brève introduction au sujet, Delphine Horvilleur rappelle les principes essentiels à avoir en tête quand on aborde l’étude de ces passages de la Bible, et leur influence sur la culture juive à travers l’histoire, et jusqu’à nos jours. Un cours pour débutants, mais aussi pour ceux qui auraient besoin de se rafraichir un peu la mémoire quant aux fondamentaux des patriarches et des matriarches.

Davantage de détails sur Akadem.

Photo : Giorgio ParraviciniUnsplash

Où est Sarah ? – Parasha Vayera

Sarah et Abraham : la suite

Vayera (« Et il apparut ») conte la deuxième partie de l’histoire d’Abraham et de Sarah. D.ieu apparaît à Abraham peu après sa circoncision. Trois hommes (ou anges) se présentent à lui et annoncent la naissance prochaine de leur fils Isaac. Puis l’Eternel fait savoir qu’Il va détruire les villes de Sodome et de Gomorrhe. Abraham tente d’infléchir la rigueur divine et obtient que les deux cités soient épargnées s’il s’y trouve dix justes. Mais seul Loth, qui demeure à Sodome, peut être considéré comme tel ; il accueille avec bienveillance les anges, empêchant la population locale de tenter de les violer. Loth et sa famille quittent la ville alors qu’une pluie de soufre et de feu s’abat sur la région. La femme de Loth s’étant retournée pour contempler la destruction, elle est changée en statue de sel. Réfugiées avec leur père dans une caverne à Sohar, les filles de Loth le font boire et s’accouplent à lui, engendrant la lignée de Moab et celle d’Ammon. Abraham, quant à lui, plante sa tente chez les Philistins, dont le roi Abimelec prend Sarah comme concubine ; mais un rêve envoyé par l’Eternel lui apprend que contrairement à ce qu’avait prétendu Abraham, Sarah est certes sa sœur, mais aussi son épouse, et qu’il doit la lui rendre. Abimelec fait alliance avec les Hébreux et leur permet de s’installer sur ses terres. Isaac naît, et peu après Sarah obtient le renvoi de sa servante Hagar et de son fils Ismaël, qu’Abraham abandonne dans le désert mais qui sont secourus par un ange. Abraham reçoit quelque temps plus tard l’ordre de l’Eternel de « faire monter » son fils Isaac. Croyant que D.ieu lui demande un sacrifice, il s’apprête à tuer un Isaac déjà attaché sur l’autel, quand un ange intervient et lui désigne un bélier à sacrifier à la place. Enfin, on annonce à Abraham la naissance de Rebecca.

Il y a bien des manières d’aborder cette parasha, qui, comme la précédente, est d’une extrême richesse et d’une très grande complexité. Il faut choisir un angle, et celui que j’ai choisi, c’est la question de Sarah : comment comprendre qu’Abraham abandonne successivement sa femme entre les mains de Pharaon (dans la parasha précédente), puis d’Abimelec ? Pourquoi une telle convoitise envers une femme qui, au moment où elle séjourne chez les Philistins, est centenaire ?

Un mariage très daté

La première chose que l’on puisse se dire sur le mariage d’Abraham et de Sarah, c’est qu’il est incestueux, puisqu’ils sont demi-frère et demi-sœur. Mais ils sont loin d’être les seuls dans ce cas : Nahor (frère d’Abraham) et sa nièce Mila, Lot et ses filles, Isaac et Rebecca, Jacob et Rachel et Lea : tous semblent suivre un modèle incestueux. On peut s’en étonner, quand on nous dit par ailleurs que les Patriarches connaissaient et observaient la Loi. Tout comme on peut s’étonner, d’ailleurs, qu’ils ne mangent pas kasher (puisque nous voyons Abraham servir un plat de veau à la crème, mélangeant donc la viande et le lait).

Si l’on prend le récit d’un point de vue historique, c’est moins étonnant. En effet, bien que le texte lui-même soit plus récent, les événements rapportés ici sont à peu près datables, et remontent à une période très archaïque, et surtout très antérieure à l’émission des lois interdisant le mariage endogamique, ou celles établissant la kasherout.

La date probable des événements peut être située aux alentours de 1700 avant l’ère commune. C’est en effet vers cette date que, comme l’a montré en 2021 un article scientifique publié dans le magazine Nature, un météore de grande taille détruisit la cité de Tall el Hamman, située près de la Mer Morte. Cette cité, prospère durant l’Age de Bronze, subit une explosion qui fit monter localement la température à plus de 2000°C, et dont la puissance devait équivaloir à plusieurs centaines de fois la bombe atomique d’Hiroshima. En d’autres termes : la pluie de soufre et de feu a bien eu lieu, entre -1650 et -1700. Cela fait de la destruction de Sodome et Gomorrhe le premier élément du récit biblique datable avec un semblant de précision.

sodome et gomorrhe
Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, la destruction de Sodome et Gomorrhe par une pluie de soufre et de feu ne relève pas du simple récit mythologique : un événement de ce type a bien eu lieu.

Il faut remarquer qu’un grand nombre des divinités de cette époque, à commencer par les divinités égyptiennes, contractent des mariages incestueux. Plus loin à l’orient, les mazdéens perses estiment que le mariage entre un frère et une soeur est une « union divine », et l’encouragent, notamment pour les membres de la caste sacerdotale. Dans tous les cas, donc, dans l’esprit du temps, il s’agit d’unions d’une nature particulière, et manifestant une forme d’élection divine.

Où est Sarah ?

Quand Sarah demande à son mari d’aller abandonner Hagar et Ismaël dans le désert, Abraham doute. Mais l’Eternel lui dit de toujours écouter la voix de sa femme. Et le terme utilisé ici n’a rien d’anodin : Il lui dit Shema. Et Rachi de commenter : « Cela nous apprend qu’il était second après Sarah dans l’ordre de la prophétie. »

Cela va à l’encontre de l’apparence du texte, qui nous présente au contraire Abraham comme le personnage principal. Sans doute faut-il mettre cette sentence en parallèle avec la déclaration d’Abimelec, qui dit d’Abraham qu’il est « comme un voile entre Sarah et quiconque l’approcherait ». Et cette phrase doit nous mettre la puce à l’oreille : elle résonne en effet particulièrement avec la question posée par les envoyés célestes, au début de la parasha : « Où est Sarah ? », demandent-ils, alors qu’elle se tient dans la tente, sous leurs yeux. C’est la question que nous devrions nous poser.

Sarah la prophetesse
C’est Sarah, et non Abraham, qui a la relation la plus intime avec le Divin.

Il faut probablement comprendre que le couple Abraham-Sarah est similaire au duo Aaron-Moïse : le véritable prophète n’est pas celui qui parle aux autres, qui se confronte au monde, mais bien celui qui reste en retrait. Et à chaque fois que nous voyons agir Abraham, il nous faut nous souvenir que ce n’est pas lui qui porte le véritable fardeau de la prophétie, mais bien Sarah. Abraham est en quelque sorte un leurre : le visage que Sarah présente au monde, en un temps où il ne serait probablement pas accepté que ce soit une femme qui rapporte la parole divine. Abraham n’est pas dénué de mérites en lui-même. Mais c’est bien Sarah qui entretient avec le Divin la relation la plus proche et la plus intime. Bref : alors que nous avons l’habitude de définir Sarah comme l’épouse d’Abraham, peut-être serait-il plus approprié de penser au contraire à Abraham comme l’époux de Sarah.

Ce qui est saint est souvent caché, occulté. On peut penser au saint des saints du Temple, qui était réservé au Kohen Gadol, ou encore à la tente d’assignation, où seuls pénétraient Moïse et Aaron. Plus généralement, à tous les cultes à mystères, dans le cadre desquels s’exprimait la véritable spiritualité antique (alors que les cultes publics étaient surtout l’occasion de pratiques religieuses relevant d’une affirmation civique d’appartenance au groupe). Dans le cadre des mystères d’Isis, la statue de la déesse était recouverte de voiles, que seuls les méritants pouvaient peu à peu écarter : chaque avancée dans le parcours initiatique se manifestait par l’autorisation de soulever l’un des voiles de la statue, jusqu’à pouvoir enfin la contempler dans sa nudité. Plus près de nos traditions : que fait D.ieu, lorsqu’Il Se retire de la Création pour laisser un peu de place à l’être humain, sinon s’occulter, se dissimuler, se dérober à notre regard ? Il est toujours là. Mais Il ne nous est pas accessible.

Sarah, c’est le saint des saints, pudique, se tenant loin des regards. C’est une sainteté invisible. Et ce n’est pas un hasard si la pudeur (tzniout) est l’une des caractéristiques principales de Sarah. Car elle représente une sacralité discrète, une Sapience sans effusion ni démonstration extérieure, qu’il faut séduire et mériter pour ne serait-ce que soupçonner son existence. Mais Sarah, comme son nom l’indique, c’est aussi la princesse, c’est-à-dire la noblesse et la dignité. Une dignité qu’Abraham va choisir d’abandonner plusieurs fois.

Histoires doubles

Au cours de son histoire, Sarah vit à plusieurs reprises des répétitions des mêmes séquences. L’une de ces répétitions est le fait de devenir la concubine d’un autre homme qu’Abraham (Rebecca vivra une autre répétition de la même histoire par la suite). Lors du séjour en Egypte, elle s’était présentée comme la sœur, et non l’épouse, d’Abram, et avait été recrutée pour le harem de Pharaon. Quand la tribu arrive chez Abimelec, la même chose se reproduit. Pharaon consomme l’union et va en être maudit ; Abimelec ne va même pas pouvoir consommer l’union. L’un comme l’autre finit par comprendre que Sarah est en réalité l’épouse d’Abraham (même s’il est vrai qu’elle est aussi sa sœur) et la lui rend, avec des cadeaux et dédommagements. A la différence de Pharaon, qui ordonne au couple de partir, Abimelec va les prier de rester et de faire alliance avec lui.

Sarah voilée
Le désir pour Sarah ne voilerait-il pas un sens plus profond ?

Pourquoi cette répétition d’épisodes ? Seulement pour montrer que la stérilité du couple vient bien de Sarah et non d’Abraham (puisqu’il aura un fils avec Hagar) ? Sans doute pas.

Si l’on admet que Sarah est la principale prophétesse, et donc le cœur de la relation des Hébreux de cette génération avec D.ieu, on peut voir le désir libidinal qu’elle provoque chez les souverains étrangers comme une aspiration à la Sapience et à la Transcendance, de la part d’êtres qui ne sont pas prêts à les recevoir, mais qui, parce qu’ils disposent de la puissance matérielle, se croient autorisés à les convoiter. Ce désir est exactement similaire à celui des hommes de Sodome voulant violer des anges. Pharaon comme Abimelec pensent qu’on peut s’approprier la Sapience, que la relation à la dimension verticale peut être possédée (au sens matériel comme au sens sexuel du terme) sans que l’on ait à renoncer à quoi que ce soit. Ils ont en quelque sorte l’intuition que l’on se rapproche de D.ieu en passant par l’Autre mais ils pensent qu’on peut le faire par un rapport autoritaire à cette Autre. Car après tout, c’est sans doute le seul type de rapport que ces rois connaissent. Mais seul Abraham est capable d’entrer dans une relation fertile avec Sarah. Et ce qui différencie Abraham de ses deux rivaux, c’est qu’il a réalisé l’Alliance (puisque leur union restera stérile tant qu’il n’aura pas subi la brit-milah). En d’autres termes : il a volontairement abandonné une part (physique, mais aussi et surtout symbolique) de lui-même et de sa virilité ; en cela, il a imité l’Eternel : il a retiré un peu de lui-même, et ce faisant, a créé un vide que l’altérité peut occuper. Il a accepté de moins être, pour mieux être, et surtout pour être avec les autres. On pourrait aussi dire qu’il a renoncé à une part de son identité, afin de pouvoir devenir fertile du fait de son nouveau dialogue avec le Divin.

Les deux épisodes nous présentent donc des profanes, puissants mais dénués de rapport intime au Sacré et surtout de la capacité à renoncer à leurs certitudes, s’imaginant que l’on peut prendre possession d’une relation au Transcendant par la simple autorité temporelle, puis se rendant compte avec amertume qu’il n’existe pas de raccourci dans l’initiation, ni, surtout, dans son cheminement intérieur. Pharaon, déçu, chasse ceux qui possèdent ce qu’il ne peut obtenir. Abimelec, au contraire, désire la présence des Hébreux auprès de lui, afin de le rapprocher de cette Transcendance qu’il ne parvient pas à atteindre par lui-même.

La lâcheté d’Abraham

Dans les deux cas, Abram/Abraham a amené la malédiction sur des souverains étrangers, du fait de sa propre crainte à revendiquer ce qui est sien. Dans les deux cas, cependant, sa méfiance s’est révélée mal placée, et le roi, malgré sa déconvenue, s’est montré plus juste et plus respectueux de l’institution du mariage qu’il ne l’aurait cru. Et dans les deux cas, Abraham a abandonné sa sœur/épouse entre les mains d’un homme qu’il pensait cruel ; il a manqué à ses devoirs de frère comme à ses devoirs d’époux. Mieux encore : il s’est, en quelque sorte, caché derrière sa femme en la sommant de le protéger, lui, et obligeant in fine l’Eternel à agir en personne. Ce qui, au passage, confirme le statut de prophétesse de Sarah, puisque celui qui a tenu le rôle de l’époux protecteur, c’est D.ieu.

Cette attitude est à mettre en parallèle avec le souci qu’Abraham a toujours d’autrui : il accueille avec hospitalité le voyageur égaré, tente de sauver la population de Sodome, et, plus tard, tiendra à s’assurer que le champ qu’il achète soit payé au juste prix, afin de ne pas spolier le vendeur. Mais ce souci des autres semble contrebalancé par une absence totale d’empathie envers sa propre famille : il abandonne Sarah entre les mains des puissants, laisse ses fils aller mourir au désert ou sur la montagne … bref il semble être de ce genre d’homme qui, tout pétri qu’il soit d’amour et de compassion envers la souffrance des autruis lointains, en vient à négliger l’autrui proche.

Dans le cas d’Abimelec, les prières d’Abraham ont finalement mis fin aux souffrances, mais il n’en demeure pas moins que rien ne serait arrivé s’il était resté fidèle à ses devoirs. Peut-être doit-on voir dans ces fautes à répétition la cause de l’épisode suivant de la Ligature d’Isaac : Abraham étant allé au bout de ce dont il était capable, il est temps de passer à une nouvelle génération, née dans l’Alliance. D.ieu ordonne donc à Abraham de « faire monter » son fils Isaac. Une fois encore, le vieil homme manque à ses devoirs, en comprenant tout à l’envers, et en pensant qu’il doit sacrifier son enfant, alors qu’il est question de l’élever vers la Transcendance. Faut-il y voir une incapacité inconsciente d’Abraham à se projeter au-delà de lui-même et à concevoir que son fils est appelé à le dépasser ? Peut-être.

Anraham sacrifice isaac
Abraham est capable de se confronter à l’Eternel pour sauver des inconnus … mais pas son fils.

Les deux sacrifices

La Ligature d’Isaac n’est pas le premier sacrifice d’enfant que pratique Abraham. Avant la Ligature, Ismaël subit un sort presque similaire. En effet, les deux fils d’Abraham suivent des itinéraires pratiquement identiques. La séquence est la même pour chacun des deux :

  1. Abraham reçoit l’ordre d’agir à l’égard de son fils (ordre de Sarah, confirmé par l’Eternel, dans le cas d’Ismaël ; ordre direct de l’Eternel dans le cas d’Isaac) ;
  2. Abraham amène l’enfant dans un lieu retiré (le désert dans le cas d’Ismaël, la montagne dans le cas d’Isaac) ;
  3. Le fils d’Abraham est supposé mourir, loin du regard de sa mère (Sarah n’est pas présente, Hagar détourne les yeux) ;
  4. L’intervention d’un ange sauve le fils d’Abraham, en révélant la présence d’un détail qui n’avait pas été vu jusqu’alors (la source pour Ismaël, le bélier pour Isaac).

Les similitudes entre les deux épisodes sont frappantes. Ils diffèrent cependant sur plusieurs points. Dans le cas d’Ismaël, le voyage vers le lieu isolé est horizontal (on va dans le désert) et la mère d’Ismaël survit à l’épisode. Dans le cas d’Isaac, le voyage vers le lieu isolé est vertical (élévation vers la cime de la montagne) et Sarah ne survit pas à l’épisode, puisque le début de la parasha suivante nous apprend la mort de Sarah, et que Rachi, reprenant en cela le Pirqe de Rabbi Eliezer, nous dit qu’elle meurt de chagrin en apprenant qu’Abraham a tenté de tuer leur fils.

Sarah : la vieille femme et la mort

Pourquoi Sarah meurt-elle après la Ligature, si elle est la véritable prophétesse ? De chagrin, bien entendu. Mais aussi parce que cette génération a fait son temps : Abraham ne restera plus sur terre que pour lui bâtir un tombeau et s’occuper du mariage de son fils Isaac. Des tâches matérielles, qui ne nécessitent pas d’être un prophète, seulement un chef de clan. Avec la mort de Sarah, c’est donc la fin de la période prophétique d’Abraham : elle lui est ôtée parce qu’après cette dernière erreur, cette dernière rechute dans une idolâtrie sanguinaire, sa relation à Sarah (et donc son lien à la Transcendance) est définitivement compromise. Il n’est plus digne d’être uni à elle, et leur union est donc rompue. C’est aussi que, puisque Sarah est la principale prophétesse et qu’Isaac est celui qui doit reprendre le flambeau de l’Alliance et de la prophétie, il lui est impossible de devenir celui qu’il doit être s’il demeure dans l’ombre de sa mère. Ismaël n’a pas ce souci, puisque son devenir, purement horizontal et matériel, n’est pas en contradiction avec la présence de sa mère à ses côtés. Mais les relations individuelles et intimes à D.ieu n’existent qu’en nombre limité : la Bible ne nous montre en général qu’un seul prophète véritable à chaque génération. Sarah meurt donc pour qu’Isaac vive en tant que prophète. Son décès est un ultime acte d’amour envers sa descendance. Et Abraham vit parce qu’en réalité il ne compte pas, n’a jamais vraiment compté, dans cette histoire.

Faut-il pour autant voir Abraham comme un être méprisable ? Non, certainement pas. Nous avons affaire à un homme imparfait, contradictoire, généreux avec les autres mais dur avec les siens, capable de se confronter à D.ieu mais pas de contredire sa femme, se cachant derrière elle et incapable de faire face à des hommes de pouvoir pour la défendre … bref un être humain, avec ses forces et ses faiblesses, ses grandeurs et ses petitesses. Et un être humain confronté, en la personne de l’Eternel, à des exigences morales extraordinairement élevées. Il ne saura jamais être réellement à la hauteur de ses idéaux, certes, mais après tout, nous en sommes tous là.

 

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La haftarah de Vayéra

Par Georges-Elia Sarfati
II Rois Chap.4, 1-37. Rite séfarade : Chap. 4, 1-23

Pour gloser la Sidra Vayéra, qui relate le devenir parental d’Abram et Saraï, les Sages ont sélectionné un passage du Livre des Rois dans lequel se retrouve la formulation d’un scenario existentiel comparable à plusieurs égards. Mais ce choix textuel fait aussi apparaître des enjeux périphériques à ce noyau narratif qui donne à penser à partir du thème de l’engendrement. Le lecteur du XXIe siècle est fondé à extraire de ce passage une compréhension analogique de l’histoire d’Israël.

Trois versets font écho à la Sidra. Ils mettent en scène un bref dialogue entre Guehazi, serviteur du prophète Elishâ, et une femme Sunamite qui s’était dévouée pour eux, en leur offrant le gîte et le couvert, alors qu’ils passaient dans son village : « 4, 15-17 Il dit : « Appelle-la. » Il l’appela, et elle se présenta sur le seuil. Il lui dit : « A pareille époque, au retour de cette saison, tu presseras un fils dans tes bras. » Elle répondit : « Ah ! Mon seigneur, homme de Dieu, ne trompe pas ta servante ! » Cette femme conçut, et elle mit au monde un fils à pareille époque, au retour de la même saison, ainsi que l’avait dit Elishâ. »

A l’instar de Sara, «4, 14. (…) elle n’a point de fils, et son époux est un vieillard. ». Mais il ne faut pas ici séparer cet épisode de celui qui le précède. Avant de venir en aide à la Sunamite, les dons prophétiques d’Elishâ lui ont permis de tirer une veuve et ses fils de la misère et de la marginalité. L’intervention d’Elishâ a raison, comme dans le cas de Sara, des nombreux obstacles d’une naissance improbable. La consécution de ces deux épisodes semble nous parler des épreuves qui ont caractérisé l’exil d’Israël et des étapes  qui ont présidé à sa renaissance.

Une liberté retrouvée ou l’enfant d’une naissance improbable

Le devenir d’Israël, d’abord dessaisi des atours de sa souveraineté, mime au long cours les métamorphoses des deux personnages féminins : ce devenir fut durablement marqué par la précarité, et toutes les formes du désarroi (l’impuissance devant la possibilité de sa propre mort, la ruine due au pillage, l’insécurité liée à l’absence de protection, la dépendance à l’ égard de « créanciers » hostiles – les nations –, la privation de tout recours). Israël – aux dires même de ses prophètes – fut dans la même situation qu’une femme seule et sans défense, dont le patrimoine spirituel fut aussi menacé d’extinction  (elle ne possédait plus alors qu’« un vase d’huile »).

L’action bienfaisante du prophète fixe un modèle éthique : celui de la continuité de l’esprit de justice, comme s’il était dans l’essence du miracle de muer en principe de fécondité ce qui était destiné à se flétrir. Ainsi en a-t-il été des pérégrinations des âmes d’Israël, longtemps privées d’horizon, tenant seulement au monde par les liens verticaux de l’Alliance, puisant la possibilité de la paix aux sources de l’intériorité. L’enfant d’une naissance improbable ce fut le renouvellement de sa liberté collective recouvrée, qui permit à ceux de ses enfants qui en décidèrent de mettre un terme à leur « course ». Cette mutation constitue bel et bien la manifestation, après une mort annoncée, d’une imprévisible résurrection.

Mais il se trouve que la relation de ce dénouement heureux contraste grandement avec les accidents de l’histoire. A l’instar du récit de cet engendrement tardif – que toutes les circonstances et les données objectives concourraient à empêcher – les obstacles qu’ils constituaient résultant en effet le plus souvent de limitations et de restrictions sciemment conçues (lois, politiques, discours de médisance), alternant avec des épisodes de violence, les scribes soulignent une étonnante récurrence. Qui des adversaires doctrinaux de l’Israël moderne, n’a cherché à l’atteindre, et combien nombreuses furent les prières adressées au Créateur, où dans leur abandon les restes d’Israël en appelèrent à Son pouvoir d’intercession ? Il n’en est pas qui dès le moment même de sa venue au monde, n’essayèrent encore de le frapper à la tête : « (4, 18-19) L’enfant grandit. Or, un jour, il était allé trouver son père, auprès des moissonneurs ; il cria à son père : ‘’Ma tête ! Ma tête !’’. Dans l’histoire d’Abram/Abraham et de Saraï/Sara, c’est le Créateur même qui « traite » avec eux ; dans celle de la Sumanite, c’est le prophète Elishâ. A notre époque, le miracle ne fut pas moins éclatant, bien qu’en apparence, il fut le fait de survivants, au sortir d’une période de ténèbres : mais il fut accompli par tous ceux qui avaient gardé la mémoire des anciennes espérances.

Kehilat Kedem a dit « oui » à JEM

Au terme d’un referendum interne auquel vous avez été très nombreux à répondre, Kehilat Kedem, à une importante majorité, a pris la décision d’adhérer à Judaïsme en Mouvement (JEM). 

Mariage de raison : peser plus lourd ensemble que séparés pour faire avancer et reconnaître les valeurs du judaïsme progressiste en France aux côtés des autres courants du judaïsme. Mais aussi mariage d’amour, autour d’une vision partagée d’un judaïsme éclairé, dans le respect de la laïcité, et conforme à notre charte de valeurs. Et mariage pour le meilleur : l’étude, les offices, les rencontres, les cours et les échanges autour de projets communs, comme pour le pire : les combats actuels et à venir contre l’antisémitisme en France.

Kehilat Kedem se réjouit d’annoncer son adhésion au mouvement JEM, marquant ainsi le renforcement de ses partenariats avec les autres communautés juives libérales de France.

Qu’est-ce que cette adhésion à JEM change pour la communauté ?

Notre engagement dans la voie libérale s’en trouve renforcé, affirmé, affiché. En faisant partie du mouvement JEM, nous contribuons à défendre et valoriser les valeurs spécifiques qui nous sont chères : laïcité, égale dignité de tous les êtres humains, parité homme / femme (avec et aux côtés des hommes, les femmes comptent dans le mynian, elles montent à la Ttorah, mènent les offices, étudient, enseignent). Le mouvement libéral, c’est l’accueil de tous aux activités, quel que soit leur degré de pratique et de religiosité.

JEM, c’est le rassemblement de MJLF (Mouvement Juif Libéral de France) et de ULIF (Union Libérale Israélite de France) avec pour objectif de « réunir des hommes et des femmes pour se déployer partout en France et permettre aux jeunes, aux juifs isolés, aux couples mixtes, à tous, de venir à la rencontre de leur judaïsme ».

Judaïsme En Mouvement nourrit l’héritage de notre Tradition avec rigueur et respect dans un « esprit d’ouverture » et d’adaptation à l’évolution de nos sociétés. Une Tradition vivante et qui se vit, toujours renouvelée, orientée vers l’avenir, une Tradition soucieuse de transmission.

Le partenariat de Kehilat Kedem à JEM contribue à amplifier le combat pour une vision plurielle du judaïsme en France, et ce faisant, à se faire entendre plus fortement auprès des Institutions Politiques qui nous gouvernent. Rappelons que le mouvement libéral rassemble la majorité des juifs dans le monde et est reconnu … sauf en France.

Qu’est-ce qui ne change pas pour notre communauté ?

Notre indépendance, nos projets, nos façons de faire, nos habitudes, notre façon de prier, d’étudier, de se réjouir, de chanter, de partager, bref nos minhagim, demeurent intactes.

Qu’est-ce que ce partenariat nous apporte ?

Faire partie d’un réseau national qui défend les valeurs qui fondent Kehilat Kedem, c’est davantage de solidité, de reconnaissance et de soutiens concrets de toutes sortes : appuis et présences rabbiniques, reconnaissance et soutien pour les rites juifs, aides juridiques, meilleure accessibilité financière aux activités que proposent les synagogues partenaires (tarif adhérent), mise en relation des synagogues partenaires entre elles facilitée pour des projets communs…

Le partenariat de Kehilat Kedem à JEM, c’est une façon de s’inscrire dans la défense d’une vie juive traditionnelle et moderne, c’est aussi développer le sentiment d’appartenance à une grande famille ouverte et accueillante, appelée à croître, dans le respect de la dignité et de la liberté.

Le CA de Kehilat Kedem

 

A la una yo naci

Chanson séfarade en ladino, A la una yo naci a été composée au Moyen-Âge. Son auteur est inconnu mais la popularité du chant l’a amené, au fil de l’Histoire, à faire partie intégrante de l’héritage culturel juif espagnol. Cette chanson est régulièrement entonnée au sein de Kehilat Kedem, notamment à la fin de dîners shabbatiques. La chanson est ici présentée dans une version du groupe Sephardica.

A la una yo naci

A la una yo nasi
A las dos m’engrandesi
A las tres tomi amante
A las kuatro me casi

Dime ninya donde vienes
Ke te kiero konoser
Si tu no tienes amante
Yo tiare defender

Yendo a la Guerra
Dos bezos al aire di
El uno es para mi madre
Y el otro para ti

À la une je suis née

À la une, je suis née
À la deux, j’ai grandi
À la trois, j’ai pris un amant
À la quatre, je me suis mariée.

Dis-moi, petite, d’où viens-tu ?
Car je veux te connaître
Et si tu n’as pas d’amant,
Je te défendrai.

Je m’en vais à la guerre,
J’ai lancé deux baisers en l’air

Le premier baiser pour ma mère,
Et l’autre pour toi.

Melchisedek et Abraham : Lekh Lekha et de lointains héritages

Melchisedek n’est sans doute pas le premier personnage auquel on songe quand on évoque Lekh LekhaIl y joue cependant un rôle qui, pour être bref, n’en est pas moins capital, et mérite qu’on s’y arrête un instant. 

La parasha Lekh Lekha est généralement considérée comme présentant l’acte fondateur du monothéisme hébraïque et de ce qu’on appelle la révolution abrahamique. Elle présente le début de l’histoire d’Abraham Avinou. On y voit le jeune Abram, né en Mésopotamie, recevoir l’ordre du Seigneur de quitter sa famille et sa terre d’origine pour se rendre au pays de Canaan. D.ieu promet à Abram de faire de sa descendance une grande nation et que « Je bénirai qui te bénira et Je maudirai qui te maudira ; par toi seront bénies toutes les nations de la terre. ». Abram se met donc en route, accompagné de sa femme Saraï et de son neveu Lot. Il s’établit à Canaan et campe près des chênes de Mamré. Mais une famine contraint la tribu à fuir le pays et à se rendre en Egypte. Là, Abram fait passer Saraï pour sa sœur ; elle devient une concubine du roi d’Egypte, lequel, lorsqu’il découvre la supercherie, cesse la liaison, la restitue à Abram et lui verse un important dédommagement, avant de le renvoyer. De retour en Canaan, suite à une dispute, Lot quitte la tribu et part s’établir à Sodome. D.ieu promet à Abram une descendance innombrable. Quelque temps plus tard, une guerre éclate entre plusieurs potentats locaux et Lot, parti guerroyer avec les hommes de Sodome, se trouve dans le camp des vaincus et est fait prisonnier par les forces d’Elam. Abram lève des troupes, part en guerre et défait les souverains élamites. Il libère Lot, remet une dîme au roi Melchisedek et restitue le reste du butin au roi de Sodome. D.ieu réitère ensuite sa promesse d’une descendance mais Saraï est désormais trop âgée pour avoir des enfants ; elle donne donc à Abram sa servante Hagar, avec qui il a un fils : Ishmaël. Saraï est renommée Sarah, Abram est renommé Abraham, puis D.ieu ordonne à Abraham de se circoncire et de circoncire sa tribu et sa descendance. La naissance prochaine d’Isaac est annoncée à Abraham et Sarah.

Quand il s’agit de commenter cette parasha, et en particulier sa troisième partie, la brit-milah (circoncision) semble être le point d’intérêt évident. Mais qu’est-ce qui amène exactement à cette décision ? Qu’est-ce qui fait que l’Alliance est prononcée ? La Bible est souvent peu explicite dans les causalités qu’elle présente, et pour comprendre l’enchaînement des événements, il est souvent utile de se pencher sur les épisodes qui précèdent. Pour comprendre la passation de l’Alliance, il nous faut donc nous interroger sur ce qui vient juste avant, qui l’amène et la prépare. Et en particulier le curieux passage qui concerne Melchisedek. La haftarah, d’ailleurs, ne s’y trompe pas, en renvoyant à un passage d’Isaïe qui évoque justement l’expédition militaire d’Abram, preuve que celle-ci et ses conséquences sont d’une importance capitale.

Melchisedek dans la Bible

Melchisedek n’est mentionné qu’une fois dans la Torah, et deux fois en tout est pour tout dans la Bible : une première fois ici, dans Lekh Lekha :

Abram, ayant appris que son parent était prisonnier, arma ses fidèles, enfants de sa maison, trois cent dix huit, et suivit la trace des ennemis jusqu’à Dan.
Il se glissa sur eux la nuit avec ses serviteurs, les battit et les poursuivit jusqu’à Hoba, qui est à gauche de Damas.
Il reprit tout le butin, ramena aussi Loth son parent, avec ses biens, et les femmes et la multitude.
Le roi de Sodome sortit à sa rencontre, comme il revenait de défaire Kedorlaomer et les rois ses auxiliaires, vers la vallée de Chavé, qui est la vallée Royale.
Melchisédek, roi de Salem, apporta du pain et du vin : il était prêtre du Dieu suprême.
Il le bénit, en disant : « Béni soit Abram de par le Dieu suprême, auteur des cieux et de la terre !
Et béni le Dieu suprême d’avoir livré tes ennemis en ta main ! » Et Abram lui donna la dîme de tout le butin.

Il est mentionné une deuxième fois dans un Psaume attribué à David, où il est dit :

Le Seigneur l’a juré dans un serment irrévocable : « Tu es prêtre à jamais, selon l’ordre du roi Melchisédek. »

Et c’est tout. C’est maigre. Surtout, quand on compare ces deux petites mentions à l’importance de Melchisédek dans les commentaires ultérieurs.

Melchisedek dans les sources juives

Plusieurs variantes existent quant à l’identité et l’origine de Melchisedek. Flavius Josèphe le présente à la fois comme un chef cananéen et comme un prêtre. Philon d’Alexandrie nous dit qu’il est une manifestation du Logos divin, s’adressant à Abram sous une forme humaine. Dans le Livre des secrets d’Hénoch, un apocryphe juif du premier siècle avant l’ère commune, on nous apprend que Melchisedek est le fils de Sopanima, épouse de Nir, un frère de Noé. Et il serait né plusieurs mois après la mort de sa mère, déjà adulte, vêtu et priant le Seigneur. L’un des manuscrits de Qumran mentionne également Melchisedek, qui semble y être associé à une manifestation physique du Divin.

C’est surtout au Moyen-Âge que la littérature rabbinique va s’intéresser à Melchisedek. Rachi nous dit, dans son commentaire de la Torah, que Melchisedek n’est pas un nom, mais un titre, et qu’en réalité il n’est autre que Sem, le fils de Noé, ancêtre des sémites, et alors âge de plus de 450 ans. Neuf générations séparent Sem d’Abram et neuf générations également, en amont, le séparent de Seth, fils d’Adam. Melchisedek/Sem, témoin du Déluge, se place donc à mi-chemin entre les origines de l’humanité et celles des Hébreux. La bénédiction qu’Abram reçoit de Sem (et qu’il transmettra ensuite à Isaac, qui la transmettra à Jacob/Israël) est donc, indirectement, celle de Noé, et même celle d’Adam.

Par ailleurs, un midrash développe le récit et en précise le contexte : Abram y est ici rejoint par une assemblée de nombreux rois, qui célèbrent sa victoire militaire et proposent de l’élever au rang de divinité (pratique exceptionnelle mais pas inconnue dans l’Antiquité). Abram refuse, attribuant sa victoire à l’Eternel seul, et, en signe d’humilité, paie une dime au prêtre Melchisédek, qui le bénit ensuite.

Un point doit attirer notre attention : Melchisedek est décrit non seulement comme un prêtre, mais aussi comme roi de Salem. C’est-à-dire de Jérusalem (ce nom sera donné à la ville bien plus tard, par David). Ce que l’on nous dit ici, c’est donc que, plusieurs siècles avant l’établissement du Peuple en Terre d’Israël, existait déjà à Jérusalem un culte de l’Eternel, dont le sacerdoce était assuré par Sem. Un culte remontant aux temps antédiluviens, et dont le grand prêtre Melchisedek, reconnaît en Abram le digne héritier.

Mieux encore : il enseigne à Abram la cérémonie du partage du pain et du vin. Car c’est là la première mention du kiddush dans la Bible, ce qui en fait, avec l’offrande des prémices, et le sacrifice, l’un des actes religieux primordiaux. Et ce n’est qu’après ce passage de relai qu’Abram va devenir Abraham.

Un autre midrash assure d’ailleurs que Melchisedek connaissait déjà la Loi, et qu’il l’enseigna aux Patriarches (dont Abram) avant que celle-ci ne soit révélée publiquement au Mont Sinaï : on a donc l’idée d’une transmission d’abord secrète, ésotérique, de la Torah, avant sa révélation publique et exotérique plusieurs siècles après. Abram devient donc Abraham après avoir reçu cet enseignement secret. Cette dualité entre un enseignement ésotérique évoqué dans Lekh Lekha et un enseignement exotérique rendu obligatoire dans Vayelekh contribue d’ailleurs à renforcer les liens entre ces deux passages.

Melchisedek : souverain de justice ou soumis à Sydyk ?

La critique textuelle considère généralement que l’épisode de Melchisedek est un ajout tardif au texte, intervenu après le retour de Babylonie. Et qu’il semble faire référence à des sources plus anciennes, et probablement extrabibliques.

L’étymologie du nom Melchisedek, en particulier, est sujette à débat. Si pour les hébraïsants, il semble évident que le mot est composé d’une racine Melekh (roi) et Tzadik (juste), il existe une autre hypothèse, parente mais néanmoins distincte : il pourrait signifier, en langue ougarite, Mon roi est Sydyk.

Les Ougarites, ce sont ces sémites du nord, très proches des Cananéens, installés dans l’Antiquité au Liban, en Syrie et au nord de la Palestine, qui parlent une langue de la même famille que la langue hébraïque, utilisent un alphabet cunéiforme qui est lui aussi un abjad (écriture sans voyelle), disposent d’une littérature qui est en partie reprise dans la Bible (comme le cycle de Ba’al Hadad, qu’on retrouve à peine transformé dans les visions de Daniel) et vénèrent des divinités qui, si elles sont multiples, ont cependant de bonnes raisons de nous être familières. Ainsi appellent-ils El leur dieu créateur, Tzevaoth leur dieu de la guerre ; ils prient même un dieu du ciel, du climat et de l’agriculture, dont le nom s’épelle Youd-Hé-Vav-Hé.

Sydyk fait partie de ces divinités ougarites : il incarne la droiture, la vertu et la bienveillance. On l’orthographie Sydyk, Saduq ou encore Tzedek ; sous ce nom, il est d’ailleurs indirectement cité via la personne d’Adonitzedek (« Mon seigneur est Tzedek »…), le roi de Salem à l’époque de l’invasion israélite de Canaan, dans le Livre de Josué. Adonitzedek mènera une coalition de cinq rois contre Josué, avant d’être vaincu par les Hébreux. Comme si la lignée des souverains de Jérusalem avant la conquête avait été consacrée au fameux Tzedek, dont le culte aurait été absorbé par les vainqueurs et se serait ensuite peu à peu confondu avec celui de l’Eternel.

Car on trouve des survivances du culte de Tzedek, y compris dans nos textes, et jusque dans l’histoire d’Abraham. Ainsi, la littérature rabbinique assure que l’ange qui retient la main d’Abraham lors de l’épisode de la Ligature d’Isaac se nomme Tzadkiel : même racine, donc, que Suduq/Tzedek. La même, également, que celle de Tshatiqtu, qui dans la légende ougarite est une femme ailée envoyée par El pour délivrer le héros Keret d’une promesse excessive autrefois adressée à une divinité, laquelle divinité entendait se venger de la non-réalisation de cette promesse en le privant de ses enfants. Toute ressemblance avec d’autres récits ne saurait être que purement fortuite.

Le chêne de Mamré

Mais les parallèles entre les mythes ougarites ou paléohébraïques et l’histoire d’Abraham ne s’arrêtent pas là. De la religion hébraïque populaire elle-même, ne nous restent que quelques témoignages indirects mais l’un en particulier nous intéresse ici : celui de Flavius Josèphe, qui, quand il parle du Chêne de Mamré, précise qu’un culte, réprouvé par le Temple et consacré à Ogygès, y avait lieu. On offrait à l’arbre, demeure du dieu, des prières et des sacrifices dans l’espoir d’obtenir une descendance. Les couples stériles se rendaient en pèlerinage dans ce lieu pour demander « une descendance aussi nombreuse que les glands du chêne ». Si Flavius Josèphe associe ainsi une divinité grecque à un culte hébraïque local, c’est tout simplement pour être compris de son lectorat latin et grec. C’est aussi parce que les géographes grecs, quand ils ont découvert ce culte, l’ont assimilé à une tradition qu’ils connaissaient : celle du héros Ogygès.

chêne de Mamré, Abraham et Melchisedek
Est-ce réellement un heureux hasard si l’annonce de la naissance à venir d’Isaac se fait à proximité du chêne de Mamré ?

Souverain légendaire de Béotie, Ogygès est présenté comme le père de l’humanité, car unique survivant du déluge primordial. Ce que nous dit donc Josèphe, c’est que dans les lieux traditionnellement attribués à Abraham Avinou, on célébrait dans l’Antiquité un culte de Noé, présenté comme le père du genre humain, et à qui les couples stériles demandaient une descendance. Or c’est justement en ces lieux qu’Abraham va recevoir l’annonce de la naissance de son fils tant espéré.

Là encore, Abraham est placé à la croisée des mondes : un monde cananéen païen et un monde monothéiste, rapporté par le texte biblique, qui ne rompt pas avec les traditions de ce monde ancien mais leur offre un éclairage nouveau. Là encore, son histoire s’entrecroise avec les histoires plus anciennes, et, entre tradition biblique primordiale et cultes archaïques, tisse un écheveau inextricable.

Melchisedek et les conditions de l’Alliance

Avant d’aller plus loin, il convient de se demander comment et pourquoi Abram est choisi par Melchisedek comme héritier de la tradition antédiluvienne. Est-ce seulement pour son exploit guerrier ? Sans doute pas, encore que celui-ci ne soit pas étranger au choix. Car Abram a pris les armes pour redresser une iniquité, et a refusé toute part du butin. Conscient, donc, que la violence est parfois nécessaire en ce monde imparfait, il s’est inscrit néanmoins dans une démarche de Tikkun Olam : pour réparer la Création, la guerre est parfois la seule voie possible, mais pas question d’en tirer bénéfice, ni d’en faire un business. Pas question, non plus, d’en tirer la moindre gloire personnelle. Le refus du butin est aussi la manifestation par l’exemple du principe selon lequel la réalisation d’une mitsvah n’appelle aucune récompense, sinon le fait d’avoir accompli une mitsvah.

Il n’est pas anodin que le texte précise qu’Abram verse à Melchisedek une dime : le père des Hébreux reconnaît ainsi ce qu’il doit à son prédécesseur. A tous les sens du terme.

kiddush
A chaque kiddush, nous reproduisons un geste dont nous ne soupçonnons pas toujours l’ancienneté.

Après l’épisode de Melchisédek, Saraï va présenter Agar à Abram, et, malgré des difficultés, la famille va s’agrandir avec la naissance d’Ishmaël.

Ainsi, avant de pouvoir devenir Abraham, Abram a-t-il répondu à un triple impératif : un impératif à l’égard du monde matériel actuel et immédiat (redresser les torts, par la guerre si nécessaire), un impératif à l’égard de la tradition (recevoir l’initiation de Melchisedek et donc devenir dépositaire de l’héritage de ses pères) et un troisième impératif à l’égard du futur (avoir une descendance, même si elle n’est pas, dans l’immédiat, celle qu’il espérait avoir avec Saraï). Il remplit donc ses devoirs à l’égard du présent, du passé et de l’avenir.

Et c’est seulement en s’acquittant de cette triple condition que l’Alliance peut advenir.

Lectures croisées

Prendre en compte les considérations historiques et s’interroger sur l’archéologie du texte et les conditions de production du récit n’entre aucunement en contradiction avec une lecture religieuse du texte. Bien au contraire : cela enrichit notre lecture de sens supplémentaires.

Car en croisant la lecture religieuse et la lecture historique, il apparaît que le texte biblique et son interprétation dans la littérature rabbinique admettent à demi-mot que la religion abrahamique provient du même creuset que des cultes plus anciens. Melchisedek peut être vu comme l’incarnation de cette tradition archaïque, que l’on peut nommer antédiluvienne si l’on suit la logique religieuse ou ougarite si l’on suit la logique historique ; mais au fond, l’idée est la même : nos croyances, nos traditions, notre spiritualité plongent leurs racines dans un terreau profond et riche, commun à toute l’humanité, dont elles ne sont pas l’unique expression, mais bien un moment historique, une facette, un mode de fonctionnement et de rapport au monde.

Abraham, loin d’être en rupture avec les spiritualités qui le précèdent, se place dans leur continuation. Il n’y a pas de révolution abrahamique : il y a reprise et réinterprétation de rapports au Divin déjà anciens, dont Abraham (que l’on parle d’une personne physique réelle ou d’une personne métaphorique incarnant un moment de l’histoire hébraïque n’a ici aucune importance), dont Abraham, donc, hérite, qu’il fait siens et qu’il transfigure. Il reçoit, via Melchisedek, une tradition primordiale, l’intègre et la traduit en une forme qui lui est contemporaine. En d’autres termes : il donne à cette spiritualité antérieure une expression nouvelle. Et nous pouvons rapprocher cette idée de la définition que la WUPJ donne du judaïsme réformé : respecter et faire vivre la tradition tout en lui donnant une expression contemporaine.

C’est ce que nous faisons. C’est ce que nous avons toujours fait et continuons à faire. Ce que nous dit ce texte, c’est que le cœur de la pensée juive, et même de la pensée abrahamique, ça n’est pas, ça ne peut pas être, la répétition ad libitum des mêmes choses et des mêmes paroles. Bien au contraire : l’authentique fidélité à Abraham consiste à être dépositaire de la tradition ancienne, mais pas d’en demeurer prisonniers. Car recevoir l’enseignement ne suffit pas : l’Alliance n’est pas une médaille qu’on accroche à son poitrail, mais bien l’exigence d’une vie conforme à ses impératifs ; une vie qui reconnaît l’héritage du passé mais qui est également consciente de ses devoirs à l’égard du présent et de l’avenir.
L’authentique fidélité à Abraham consiste, comme il l’a fait de l’héritage de Melchisedek, à recevoir la tradition, à la penser, à la repenser, à la ruminer, à la confronter au réel et à lui donner une expression nouvelle, puis à la transmettre, en attendant que les générations suivantes fassent de même, et en leur donnant la liberté de le faire, ledor vador.

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Haftarah de Lekh Lekha

Isaïe : Chap. 40, v. 27-Chap. 41, v.16

Les Sages ont de nouveau sélectionné un passage du Deutéro-Isaïe pour élaborer un thème fondamental de la sidra Lekh Lekha. Ces prophéties, dominées par l’encouragement et l’exhortation, ont été proférées à l’époque du décret de Cyrus, roi de Perse, qui autorisa le retour des Judéens en Judée. Au-delà de cet arrière-plan historique, elles font appel à l’histoire d’Abraham, pour souligner le parallèle consistant à comparer la sortie de Babylone à celle d’Our Kassdim. Ce parallèle est de nature à souligner bien des constantes du cheminement de l’identité hébraïque.

Il faut suivre les méandres du verbe prophétique, étonnamment frappé ici du sceau de l’interrogation et de l’exclamation, pour soupçonner que la fervente inquiétude qu’il exprime peut toujours retenir notre attention :

« 41,8 – Mais toi, Israël, mon serviteur Jacob, mon élu, postérité d’Abraham qui m’aimait, toi que j’ai ramené comme par la main des extrémités de la terre, que j’ai rappelé de ses zones les plus lointaines, toi à qui j’ai dit : « Tu es mon serviteur, je t’ai choisi et je ne te rejette plus », eh bien ne crains rien, car je suis avec toi, ne sois point affolé, car je suis ton Dieu. »

Il est marquant que, déjà, Isaïe s’adresse aux « restes d’Israël » (Is.41, 13). L’histoire nous montre, après la Shoa, plus que jamais, qu’elle est toujours aimantée par « les restes d’Israël ». Ceux-là sont fait des enfants d’Israël qui ont survécu aux désastres, mais aussi bien de ceux qui parmi eux demeurent fidèles à la disposition d’Abraham. Encore faut-il observer un autre aspect étonnant de ces versets : de même que le Patriarche duquel tout est parti – puisqu’il aura consenti à « aller pour lui-même », ou « par-delà lui-même » – est ici désigné à partir de sa plénitude – père de nombreux peuples  et non plus d’un seul (Abram/Abraham). L’enjeu du changement de nom se manifeste-t-il ouvertement dans l’oscillation nominale Jacob/Israël. Aussi bien, cette oscillation exprime ici l’indétermination de Jacob à accepter de se dire et d’exister en tant qu’Israël.

Il est vrai, qui peut seul, sans défaillir en regard de la longueur et des mutations des siècles, posséder la force de persévérer, d’aller de l’avant, quand les civilisations environnantes se font un principe d’identité de le déraciner. Cette poussée délétère a de quoi semer le doute : « (Is. 40, 27- Pourquoi dis-tu, ô Jacob, Ô Israël : « Ma voie est inconnue à l’Eternel, mon droit échappe à mon Dieu ? »

Jacob/Israël manque-t-il tant de fortitude pour que le prophète, tenant-lieu du Créateur, songe à s’adresser à la part la moins volontaire de sa création ? Lorsque le cœur manque à l’homme, il reste à l’Eternel à prendre la nature à témoin de ce que l’homme ne devrait pourtant jamais oublier : « 41, 1- Iles, faîtes silence pour m’entendre ! (…) 5, Les îles le voient et prennent peur, les confins de la terre tremblent. »

La parole en appelle à l’accalmie du monde, pour que la mémoire de la Providence s’épanouisse encore dans le présent de Jacob. Le silence des lieux dissipe la possibilité du hasard, puisque le miracle constant tient au fait que l’improbable soit advenu : « 41, 1. Que les peuples renouvellent leurs forces, qu’ils s’approchent et ensuite prennent la parole ! Ensemble, nous allons comparaître en justice. 2 Qui l’a suscité de l’Orient, celui qui appelle le droit à suivre ses pas ? Qui lui livre les nations ? Qui lui soumet les rois ? (…) Celui qui, dès le commencement, appelle les générations (à l’être), moi, l’Eternel, qui suis le premier et demeure encore avec les derniers. »

L’épreuve du doute suppose la connaissance de la certitude. Mais dans le cas de Jacob, l’assurance de la certitude tire ses racines de la promesse faite autrefois à Abraham. Or l’épreuve qui consiste à douter de son droit se renforce inévitablement du doute qu’augmentent les épreuves. Ce fut d’abord le cas d’Abraham qui, après avoir reçu plusieurs fois la promesse qui fondera sa certitude (Lekh Lekha 12, 2-3 ; 12, 7 ; 13, 4-15 ; 13, 16-17), toujours en quête de réassurance (Lekh Lekha 15, 1), voit la solidité de son implication se tempérer au feu des circonstances contraires : l’épreuve du conflit intrafamilial (13, 6-9), l’épreuve de la famine (Lekh Lekha 12, 10), celle de la peur de perdre la vie (Lekh Lekha 12, 12), enfin celle de la guerre (Lekh Lekha 14, 12 ; 14, 14-17). C’est finalement la bénédiction d’un homme juste (Lekh Lekha 14, 18-20), conjuguée à l’éveil de la reconnaissance (Lekh Lekha 15,1) qui conduira aussi Abraham, père d’Isaac et aïeul de Jacob, à placer chacun de ses engagements collectifs sous l’égide du Très-Haut (Lekh Lekha 14, 22). Encore cette implication est-elle sujette à l’affaiblissement, lorsque devant la confrontation du réel – au moment de rappeler que ces promesses sont peut être absurdes car il est sans descendance (Lekh Lekha 15, 1) – il reçoit la confirmation de la promesse suprême (Lekh Lekha 15,5).

Quelques leçons de Moussar à propos de la haftarah de Lekh Lekha

En faut-il d’avantage à Jacob pour se mesurer à sa propre époque, et à Israël pour assumer son déploiement dans l’histoire ? Plusieurs leçons de Musar peuvent se déduire de l’exhortation d’Isaïe. D’abord celle de l’éthique éducative et prospective du souvenir : « Is. (40, 28-29)- Ne le sais-tu donc pas, ne l’as-tu pas ouïe dire ? Le Seigneur est le Dieu de l’éternité ; le Créateur des dernières limites du monde ; il n’éprouve ni fatigue, ni lassitude : il n’est point de borne à son intelligence. IL redonne la vigueur à celui qui est courbaturé et double le courage de celui qui est à bout de forces. »

Ensuite la réaffirmation de l’éthique de la persévérance : « (Is. 40, 31) Ceux qui mettent leur espoir en Dieu acquièrent de nouvelles forces, ils prennent le rapide essor des aigles ; ils courent et ne sont pas fatigués ; ils vont et ne se lassent point. »

Enfin, le renouement avec l’éthique de la confiance, essence de la emunah : « (Is. 41, 13-14) Car moi ton Dieu, je soutiens ta droite et je te dis : « Ne crains pas je viens à ton secours, dit le Seigneur, le Saint d’Israël. » Ne crains rien, vermisseau de Jacob, faible reste d’Israël ! C’est moi qui te prête secours, dit le Seigneur, le Saint d’Israël est ton libérateur. »

A ces trois leçons fait ultimement pendant ce que l’on pourrait appeler une leçon de ‘’philosophie de l’histoire’’, laquelle a pour condition la méditation de l’histoire au long cours, dans ses dimensions de salut. Cela suppose de ne pas se laisser captiver par la seule « actualité ». Il suffit de penser à la succession des empires pour prendre quelque distance: « (Is.41,10-11) Je t’affermis, je t’assiste et te soutiens par ma droite, armée de justice. En vérité, ils connaîtront la honte et la confusion, tous ceux qui sont enflammés contre toi ; ils seront réduits à néant, ils périront tous, tous ceux qui te cherchent querelle. »

Il est plus que probable que le doute de Jacob prendra fin dès lors qu’il comprendra que son existence ne repose pas seulement sur l’antique promesse faite à Abraham, mais surtout, pour ce qui est de son devenir, sur la reconduction par lui-même et pour lui-même de cette promesse qui fonde son droit.

Lekh Lekha sur Sefarim

Ma recette des hallot

Les hallot (singulier : halla) sont les pains utilisés pour Shabbat ; essentielles dans le cadre cultuel, elles s’invitent également souvent au petit-déjeuner du lendemain matin. Une recette de hallot, c’est un peu comme une recette de couscous ou de pot au feu : chacun a la sienne et c’est bien entendu la seule vraie. Voici la mienne.

Note : il n’est pas dans mes habitudes de consommer de la viande durant Shabbat, raison pour laquelle mes hallot n’ont pas nécessairement besoin d’être parveh. Bien évidemment, si vos habitudes diffèrent ou si vous préparez des hallot pour un groupe dont vous n’êtes pas certain des habitudes, il vous faudra adapter la recette, en retirant le yaourt (ainsi, dans les options, que le lait ou le lait en poudre). Vous pouvez alors ajouter une petite dose d’eau en plus.

Ingrédients pour deux belles hallot (4 personnes)

  • 500 grammes de farine
  • 3 œufs
  • 3 cuillerées à soupe de sucre-glace
  • 1 verre d’eau tiède
  • 1 yaourt
  • 1 cuillerée à café de miel liquide
  • 2 cuillerées à soupe de fleur d’oranger
  • 2 sachets de levure boulangère
  • 1 pincée de sel

En option :

  • Sucre vanillé ou cardamome
  • Graines de sésame, de lin ou de pavot

La préparation des hallot

  • Dans un grand saladier, verser la levure boulangère, le sucre, le miel, le yaourt, une cuillerée à soupe de farine, le sel et l’eau tiède. Bien mélanger.
  • Couvrir l’un torchon et laisser reposer à température ambiante pendant deux heures. Le mélange doit gonfler.
  • Ajouter deux œufs, la fleur d’oranger et, le cas échéant le sucre vanillé ou la cardamome.
  • Ajouter progressivement le reste de farine, en pétrissant lentement et de manière continue. Le mélange, collant au début, va peu à peu prendre un aspect élastique et doux, avec un toucher rappelant un peu celui de la peau humaine. Si la pâte est trop sèche, ne pas hésiter à ajouter un peu d’eau (un quart de verre peut suffire). Si elle est trop humide, un peu de farine en plus. Pétrir lentement mais énergiquement pendant au moins dix minutes (dix vraies minutes).
  • Laisser reposer une heure, à température ambiante.
  • Une fois que la pâte a bien gonflé, la dégazer avant de poursuivre.
  • Séparer la pâte en plusieurs morceaux (selon le nombre de brins que vous souhaitez donner à vos tresses ; pour ma part j’en fais trois par halla, donc six morceaux pour une paire de hallot). Rouler chaque morceau en un long boudin de pâte.
  • Rassembler vos boudins trois par trois (ou quatre par quatre, ou six par six si vraiment vous avez envie de vous compliquer les choses) et les tresser.
  • Disposer les tresses sur une grille de cuisson pour le four, recouverte d’un papier sulfurisé. Mettre le tout au four, en chaleur tournante, à une température très douce (thermostat 1 : 30°C).
  • Laisser au four au moins une heure : vos hallot vont bien gonfler et commencer à ressembler à quelque chose.
  • Sortir du four. Mettre le four à préchauffer à 180°C.
  • Laisser refroidir vos tresses quelques minutes. Pendant ce temps, casser un œuf dans un bol et y ajouter un peu de sel. Battre l’œuf vigoureusement. L’œuf battu va être utilisé pour la dorure des hallot ; vous pouvez utiliser un œuf entier, en mélangeant blanc et jaune, ou un blanc seul, au choix.
  • Au pinceau de cuisine, étaler l’œuf battu sur la partie supérieure des hallot. Vous pouvez ajouter sur la dorure des graines de sésame, de pavot ou de lin.
  • Mettre au four, à chaleur tournante, à 180°C. Laisser cuire 15 à 25 minutes.
  • Quand les hallot sont bien cuites, dorées et gonflées, les sortir du four et les mettre à refroidir. C’est prêt !

Quelques trucs et astuces en plus pour vos hallot

  • Normalement, cette recette vous assure des hallot avec une consistance se rapprochant de celle des brioches. Il se peut que vous obteniez quelque chose de plus dense (dans le genre du pain à bagel ; c’est bon aussi) si vous ne pétrissez pas assez longtemps ou assez fermement ou si votre levure ne prend pas bien.
  • Il est possible de remplacer l’eau par du lait chaud. Il est également possible, quand il s’agit d’assécher une pâte trop humide, de remplacer la farine supplémentaire par du lait en poudre. Ça marche également et ça n’est pas mauvais.
  • Si votre pâte manque d’élasticité, vous pouvez ajouter un petit peu d’huile d’olive ou de tournesol.
  • Si votre four le permet, vous pouvez, au moment d’enfourner pour la cuisson finale, verser un demi-verre d’eau sur le fond, afin de créer de la vapeur d’eau ; cela assure que les hallot ne seront pas trop sèches. Pour ma part, je ne le fais pas.

Comme vous pouvez le constater, la préparation des hallot est longue. Mais elle peut devenir un jeu, surtout si on y intègre les enfants; pour moi, c’est même une sorte de rituel avec ma fille aînée. Les paris quant à la consistance, au niveau de gonflement ou au goût qu’auront nos hallot font partie du jeu, ainsi que le fait de varier les plaisirs d’une semaine sur l’autre en changeant, par exemple, le dosage de fleur d’oranger ou la nature des graines que l’on met dessus.

Il est très possible, et même probable, que cette recette ne corresponde pas à la vôtre. Tant mieux : c’est l’occasion pour vous de nous faire partager votre recette de hallot (ou celle de votre maman) qui, bien entendu, est la seule vraie !

 

Photo : shraga kopstein – Unsplash

 

Noa’h: Pas de rachat pour l’homme?

Par Gérard Feldman

La paracha Noa’h est la seconde paracha de la Tora.  Elle intervient, très logiquement,  après la fin de la première paracha : Bereshit. Ce qui est moins logique, au moins en apparence, c’est que ha Shem y proclame la fin, non seulement de l’humain,  mais de tout le vivant… Et cela après l’avoir créé ? Il le dit très explicitement :

« J’effacerai l’homme que j’ai créé du dessus des faces de la terre, j’effacerai jusqu’à la bête, jusqu’à la vermine, jusqu’à l’oiseau des cieux, oui j’ai regretté, oui de les avoir faits. » (c.6 – verset 7).

Tout va-t-il s’arrêter juste après avoir été créé ? Non, rassurez-vous, ha Shem se ravise in extrémis. La destruction sera certes terrible, mais, malgré tout, un homme, Noa’h est distingué. Il va trouver grâce à Ses yeux. Et tout pourra recommencé… Oui mais autrement.

Une nouvelle chance pour l’humanité et  le vivant

De ch. 6,13, jusqu’à la fin du ch.7,  ha Shem offre à Noa’h un kit de survie. Cet homme est choisi, lui et sa famille, et les animaux selon leur espèce,  car il est considéré, selon le texte, comme « un juste dans sa génération » (Ch. 6,9).

Le chapitre 8 décrit la fin du déluge, avec cette nouvelle annonce (re) fondatrice de ha Shem (v. 21) : « Je ne maudirai plus la terre à cause de l’homme ». Fin de la parenthèse.

Une nouvelle alliance entre ha Shem et l’humanité

Le C. 9 crée les conditions d’une nouvelle Alliance avec la Transcendance. L’homme  est béni. Il est  appelé à fleurir (פּרוּ ) et à se multiplier. Tout semble s’arranger.

Malheureusement,  l’humain est incorrigible. C’est sa part d’autonomie et de liberté.

Le verset 21 décrit une nouvelle catastrophe. Noa’h s’enivre et ‘Ham, l’un de ses trois fils,  se comporte très mal envers son père.  Cela aboutit obligatoirement à une nouvelle malédiction. Mais il y a là un grand changement. Ce n’est plus toute l’humanité toute entière qui est condamnée mais seulement Kenaan, le petit-fils de Noa’h. Les deux autres fils, Shem et Iaphet, sont épargnés. Normal, ils ont sauvé l’honneur et la vie de l’humanité en recouvrant la nudité de leur père, sans la regarder.

Une idée nouvelle apparait. Certes le mal est une tendance humaine naturelle et largement répandue, mais cette tendance  n’est pas inéluctable. Tous les humains n’obéissent pas nécessairement au יצר הרע (yétser hara ou mauvais penchant). Il existe aussi des humains qui s’emploient à faire triompher le bien. C’est d’ailleurs cela qui va donner  un sens à l’histoire : faire progresser le bien. Ce passage est même très optimiste puisque deux des fils de Noa’h sur trois se comportent bien. Un seul fait le mal. Il y a donc une majorité démocratique pour le bien. Amen.

Quelles conditions pour le progrès dans l’histoire ?

Le ch. 10 détaille la descendance de Noa’h et de ses trois fils. Mais cette énumération est interrompue au c.11 par  la dispersion de Bavel (v.1 à  9). Autre moment difficile pour l’humain. Mais ce n’est qu’une interruption. L’énumération reprend ensuite au v.10. Nous avons là le détail de la descendance de Shem jusqu’à Avram et son épouse  Saraï. On y mentionne aussi le père d’Avram et ses frères ainsi que son neveu Lot.

Pourquoi cette litanie de noms ?

Le propos est clair : Noa’h n’a pas été choisi,  pour ses qualités intrinsèques ; même s’il n’en est pas dépourvu, surtout en regard de ses contemporains. Il a d’abord été choisi parce qu’il est un chaînon indispensable à l’émergence d’Avraham. Noa’h est tout simplement un moment incontournable dans la formation du peuple hébreu. C’est ce que disent les commentaires de nos sages dans le « midrash rabba », même s’il peut y avoir débat sur l’ampleur et la nature des qualités du premier survivant de l’histoire humaine.

Le peuple hébreu est conçu par ha Shem, parce qu’il faut, au sein de l’humanité, un  garant du sens de l’histoire. Ce peuple est choisi pour donner l’exemple du bien afin que toute l’humanité y accède.  Pour que l’histoire progresse, il faut une sorte d’avant-garde qui montre le chemin par son Alliance indéfectible avec ha Shem : Israël.

La haftarah de Noa’h  (Livre d’Isaïe -יְשַׁעְיָהוּ  ) constate que le peuple hébreu n’a pas encore porté tous ses fruits au monde.  Mais il a confiance. Cela viendra. Nécessairement. Au verset 9 du chapître 54, Isaïe/יְשַׁעְיָהוּ fait explicitement référence au chapître 8 v.11 de la paracha  Noa’h. Le prophète annonce que Ha Shem promet une Alliance éternelle, non seulement avec l’humanité dans son ensemble, mais avec la femme stérile et humiliée en particulier. Autrement dit, avec Jérusalem et le peuple d’Israël qui se trouve, à ce moment-là, en exil à Babylone. Comme dans le Cantique des Cantiques  (שיר השירים) où la femme aimée symbolise Jérusalem.

Très clairement, dans ce verset, la femme est l’avenir de l’humanité. Aragon n’a rien inventé. Mais ce qu’il n’a sûrement pas détecté, c’est que la femme en question, c’est Israël !

Vous êtes Juif Noa’h ? 

Bien sûr.

Cette interprétation s’inscrit en faux contre un découpage chronologique de la Bible selon lequel Bereshit (Genèse) s’adresserait à l’humanité dans son ensemble alors que Shemot et les autres livres de la Torah ne parleraient « que » du peuple hébreu.

Ce découpage erroné a permis au christianisme de s’approprier Noa’h comme une manifestation de Jésus (la lettre nounreprésenterait le poisson symbole chrétien pour le Christ) et même l’Arche serait la première Eglise. L’islam en a fait autant en le considérant comme un prophète missionnaire  du Coran.

Pourtant, le nom même de Noa’h nous dit bien qu’il est un Hébreu. Son nom et sa langue sont hébraïques. Son histoire est racontée en hébreu.  Mais plus profondément, le mot Noa’h (נח) vient de la racine נח. On le sait, cette racine  signifie « tranquille, au repos ». Elle exprime donc une dimension essentielle du judaïsme : le shabbat sans lequel il n’y a ni création, ni histoire humaine. Le déluge lui-même ne peut-il être conçu aussi comme un grand shabbat dans lequel l’humanité se purifie dans les eaux comme s’il s’agissait d’un mikvé ?

Par ailleurs, la guematria de נח est 58.  58 renvoie à beaucoup de sens différents. Mais pour ce qui nous préoccupe, 58 ans, c’est l’âge d’Avram quand Noa’h meurt à 950 ans.  Le midrash (Seder Olam Rabba) nous le dit : Avraham est né en l’an 1948 du calendrier hébraïque, tandis que Noa’h ne meurt qu’en 2006. Avraham a alors 58 ans ! Avram, le futur Avraham, est donc déjà mûr pour prendre le relais et faire progresser l’histoire.

L’Arche, un dictionnaire ?   

Mais ce lien à l’hébreu, par la langue et par l’histoire, se manifeste aussi dans l’usage du mot tevah (תֵּבָה). Il est habituellement traduit par « Arche », mais  les dictionnaires nous disent : 1. La caisse ou le coffre ; 2. Le mot.

La Torah n’utilise à nouveau ce mot הַתֵּבָה (tevah) qu’au début du Livre de Shemot (ou Exode). Il s’agit du frêle panier dans lequel le bébé Moshe (Moïse) sera sauvé justement des eaux (C. 2 verset 5). C’est déjà intéressant en soi. Noa’h par le mot tevah renvoie à Moshe !!!

Les deux sens du mot « tevah » incitent à une interprétation. Pourquoi Noa’h et Moshe s’y retrouvent-ils tous deux ? Ils subissent un monde d’injustice et de violence. Tous deux sont sauvés des eaux car ils sont choisis par ha Shem. Ils héritent de la responsabilité d’offrir une nouvelle chance à l’humanité. La caisse flottante et ses parois les protègent  de la purification (sans retour) par la noyade.

Mais la « tevah » veut dire aussi « le mot ». Elle ne fait pas que protéger, elle est aussi créatrice d’un autre langage sensé dire non à l’injustice et à la violence, à la médisance. Ha Shem, notre Elohim, soutient toujours la vie plutôt que la mort.

Si nous prenons la valeur numérique de chaque dimension donnée par Élohim pour construire l’arche (ch. 6, v.15), nous savons que la lettre shin (ש) vaut 300, la lettre noun (נ ) est égale à 50 et la lettre lamed (ל) à 30. Ces trois lettres forment la racine לשן  (lashan) qui fait référence à l’utilisation de la langue pour dire du mal (voir  G. Lahy –  Dictionnaire des racines hébraïques). C’est exactement cette situation qui provoque le Déluge. Toujours selon Georges Lahy, cette racine a donné le mot lashon (לשֹׁן) qui veut dire la langue au sens physique, mais aussi au sens du langage.

L’auteur en déduit alors une autre interprétation du mot « tevah » : ce mot désignerait un « coffre à mots ». Aujourd’hui, on appellerait ce coffre un dictionnaire. L’arche serait un dictionnaire ! Il concentrerait la quintessence du langage.

La tâche de Noa’h serait donc de rassembler les racines du langage pour sauver le monde. Pas avec n’importe quelles racines, mais avec les racines hébraïques dont la combinaison et/ou la permutation, permettent, avec 22 lettres, de retrouver tous les noms nécessaires à la Création.

De ce fait, Noa’h peut renverser la situation ! Il va s’efforcer de transformer le langage mauvais en langage pour le bien. Mais il le fait avec les mêmes mots, car l’’hébreu peut en effet inverser les sens. On se rappelle, par exemple, que le mot hébreu rah (רעה) peut aussi bien désigner un ami, un compagnon que le mal ou la méchanceté. Autre exemple, la racine לחם (le’hem) peut signifier : le pain ou combattre… C’est très important car cela montre qu’il n’y a pas le mal d’un côté et le bien de l’autre. Contrairement à ce qu’affriment les théologies gnostiques ou influencées par elles,

La kabbale enseigne que le monde fut créé avec les 10 paroles (commandements) et fondé sur la combinaison des 22 lettres hébraïques. Les animaux que Noa’h sauvera, deux par deux, dans les compartiments ou nids de l’arche deviennent alors les racines bilitaires « forces vitales de la langue hébraïque » (G. Lahy).

L’homme a-t-il un sens ?

La paracha Noa’h, comme toutes les autres, peut facilement nous renvoyer à de nombreux aspects de notre histoire et de l’actualité : arrogance, dégradation du langage, médisance, intolérance, injustice…). Sur le fond elle pose la question la plus brutale qui soit : l’existence de l’espèce humaine a-t-elle  un sens ? La réponse ne va pas de soi. Aujourd’hui toute une partie du courant écologiste répond par la négative. L’homme serait un désastre pour la nature, et il doit se faire tout petit s’il veut survivre.

Dans la tradition juive, les anges de la vérité, de la paix, de l’amour et de la justice  ont déjà débattu de la question avant même l’apparition de l’humain (voir « midrash bereshit rabba 8 – 5) … sans aboutir à aucune conclusion.  Mais la paracha apporte une réponse : si l’humanité dans son ensemble peut facilement sombrer,  l’Etre hébreu dans ce qu’il a d’essentiel donne de la lumière… mais seulement s’il reste fidèle au chemin que lui propose ha Shem. Ce chemin est symbolisé ici par l’arc-en-ciel qui relie le ciel à la terre. Ce n’est pas seulement un symbole mais  aussi véritable un arc (queshet- קשת ) en hébreu (ch.9, v.16). Le chemin de l’Etre hébreu passe aussi et nécessairement par le combat.

 

 

La haftarah de Noah

Par Georges-Elia Sarfati

 

Haftarah: Isaïe : 54,1-55,5

Les Sages ont choisi un passage du Deutéro-Isaïe pour élaborer un thème fondamental de la sidra Noah. Ces prophéties, sans doute proférées au sortir de l’exil de Babylone, se distinguent par des formulations porteuses d’espérance et de consolation.

Deux versets évoquent directement l’épisode déterminant de l’histoire de Noah (Noah: 8, 21-22 ; 9, 11), qui permettent de forger les grandes perspectives de ce texte : « (54, 8-9) Dans un transport de colère je t’ai, un instant, dérobé ma face (istarti panaï) ; désormais, je t’aimerai d’une affection sans bornes, dit ton libérateur, l’Eternel. Certes, je ferai en cela comme pour les eaux de Noé : de même que j’ai juré que le déluge de Noé ne désolerait plus la terre, ainsi je jure de ne plus m’irriter ni diriger des menaces contre toi. »

La référence à la sauvegarde de Noah fait ici l’objet d’une mise en perspective plus spécifique : si l’humanité fut naguère capable de dévoiement, il s’avère aussi que la conduite d’Israël se caractérise, à certains moments de son histoire, par l’ambivalence à l’égard de l’enseignement du Créateur. La « colère » de Celui-ci nous apparaît constamment à la mesure des égarements de l’humanité créée. De même que l’humanité pré-diluvienne attira sur elle la catastrophe, du fait de l’iniquité (Ber. 6, 5) et de la violence (hamas) dont elle s’était rendue coupable (Ber.6, 11), Israël connut l’épreuve de la destruction et de la dispersion, pour s’être éloignée de l’Instruction reçue en héritage. C’est du moins, selon cette logique que le judaïsme antique interprétait son histoire. Cependant, à bonne distance de l’épisode lointain de Noah, la relation prophétique se particularise selon des termes qui ne trouvent d’équivalent que dans le Cantique des cantiques. La parole du prophète se colore désormais de toutes les nuances du symbolisme conjugal : « (Is., 54, 5-6) Oui, ton époux ce sera ton Créateur, qui a nom l’Eternel des Armées, ton sauveur sera le Saint d’Israël, qui s’appelle le Dieu de toute la terre. Car comme une femme abandonnée et au cœur affligé, l’Eternel t’a rappelée ; la compagne de la jeunesse peut-elle être un objet de dédain ? Ainsi parle le Seigneur. »

L’expression de réprimande, aussitôt suivie de ‘’regret’’, se traduit ici par les formule « voilement de la face » (Is., 54,10) – istarti panim : je t’ai dérobé ma face. Nous savons aujourd’hui que cette assertion, dont se déduit l’un des noms de l’Eternel, témoigne d’une fréquence historique, qui a connu des sommets d’abandon, à différents moments de la dispersion. L’Alliance à laquelle il est fait référence prolonge celle que l’Eternel avait d’abord conclue avec Noah. Elle le fut à des étapes distinctes de l’époque de transition que représente la vie de ce patriarche : d’abord passée avec Noah et sa descendance, avant le Déluge (Noah : 6, 18), puis réitérée à l’issue du Déluge  (Noah : 9, 9). Au demeurant, ce pacte prit aussi différentes formes : il fut d’abord scellé comme une défense de la vie, au titre d’une assurance que l’Eternel ne causerait plus la destruction de tout vivant (Noah : 9, 11), pour finalement se matérialiser en signe de commémoration, sous la forme de la manifestation naturelle de l’arc-en-ciel (Noah : 9, 15-17).

Isaïe  façonne à présent son propre discours par allusion à l’antique mémoire divine de l’humanité ; mais il le fait au moment où Israël est de nouveau en chemin vers sa Terre. Et la réitération de l’Alliance  s’adresse délibérément – non plus aux trois fils de Noah – mais plus singulièrement à une fraction d’entre les fils de Sem. De surcroît, le principe de cette Alliance se trouve modifié aux dimensions d’une ‘’alliance de paix’’ (berit chalom) : « (54, 10) Que les montagnes chancellent, que les collines s’ébranlent, ma tendresse pour toi ne chancellera pas, ni mon alliance de paix ne sera ébranlée, dit Celui qui t’aime, l’Eternel ! »

A cet endroit, une remarque s’impose : il y a peu de probabilité que, dans le monde humain, la tendresse – hessed, ce mot désigne en vérité la bonté, la générosité – de l’Eternel infuse spontanément sans que l’humanité agisse pour en capter les échos. D’autre part, que signifie l’expression « alliance de paix » ? Prévenons d’emblée une mésinterprétation : saisi par l’air du temps, ne faisons pas erreur sur la véritable signification de ces deux mots (berit chalom). Ils ne sauraient désigner la formule triviale d’un pacifisme délité dans toutes les complaisances de l’esprit du temps. La fermeté du discours prophétique est aux antipodes. La paix a un prix qu’il ne faut pas méconnaître, en se payant de son seul mot, comme s’il suffisait de le proférer pour obtenir l’état qu’il désigne.

L’alliance de paix : méditer et agir

Ainsi cette Alliance, dont le Texte nous dit qu’elle est irrécusable, suffit-il seulement d’en avoir l’idée pour qu’elle demeure effective ? Ne convient-il pas aussi d’en connaître les termes pour l’incarner ? La paix dont il est ici question (chalom) suppose la plénitude (chelémout) de la présence d’Israël au message divin. Isaïe suggère en outre que la portée de l’Alliance comporte par elle-même une bénédiction qui se prolonge par-delà l’instant de son rappel. Celle-ci semble inclure deux conditions indépendamment desquelles son nom se vide de sens. La première condition serait que les enfants d’Israël assument d’en méditer les termes, mais aussi de l’agir, en repensant à chaque époque les perspectives de sa transmission : « (Is., 54, 13) Tous tes enfants seront les disciples de l’Eternel ; grande sera la concorde de tes enfants. »

La seconde condition, qui constitue le corrélat de la première, serait que les enfants d’Israël mènent une vie selon la justice révélée : « (Is., 54, 14) Tu seras affermi par ma justice : bannie toute idée d’oppression, car tu n’auras rien à craindre ; de terreur, car tu seras garantie contre elle. »

Aujourd’hui que le peuple d’Israël oscille entre deux cultures – la culture mondialisée et la culture nationale retrouvée- nous percevons et comprenons que le « déluge » de haine qui accompagne son Retour, revêt – comme par le passé – les formes d’un antagonisme radical. Mais la prophétie enseigne du même élan que l’attachement d’Israël à l’Alliance promet la défaite de ses ennemis : « (54, 15) Que si l’on se mettait contre toi, ce serait mon aveu ; quiconque se mettra contre toi succombera sur ton sol. »

Dans le même temps, l’intuition prophétique sait discerner qu’au long cours, la guerre menée contre le principe-Israël puise dans le gauchissement du langage son arme la plus affûtée : « (54, 17) Tout instrument forgé contre toi sera impuissant, toute langue qui se dressera contre toi pour t’accuser sera convaincue d’injustice ; tel est le partage des serviteurs de l’Eternel, et l’arrêt équitable qu’ils obtiennent de moi, dit l’Eternel. »

Bien que ces  versets témoignent aussi de la résistance que suscite constamment l’idée de l’Alliance, ils nous assurent de ce que la haine qui poursuit Israël corrompt irréversiblement ses ennemis. Ils nous enseignent, contre toute attente, que leur échec – ‘’leur langue’’, dit Isaïe, ‘’sera convaincue d’injustice’’ – pourrait augurer de leur éveil.