2022
Parasha Nasso : savoir compter les uns sur les autres
Ha Shem demande de faire le relevé (nasso) des enfants d’Israël pour savoir sur qui il peut compter. Moshe obéit. Ce recensement apparait en contradiction avec le c.15 v 5 de la paracha « Lekh lekha » (Bereshit). Ha Shem dit à Avram : « regarde le ciel et compte les étoiles : peux-tu en compter le nombre ? Ainsi sera ta descendance. »
En raison de ce verset anti-recensement, le roi David dut se repentir d’en avoir ordonné un. Le grand roi fut puni (Chronique 1 – versets 21 -23) car il avait fauté par orgueil. Ha Shem lui imposa alors un choix cornélien entre trois maux pour se faire pardonner : la famine, la défaite ou la peste. Il se résolut à subir la peste : la maladie fit tout de même 70 000 victimes dans son royaume.
Augustin d’Hippone[1], et à sa suite l’Eglise, recycleront cette faute de David contre les tous les Juifs. Le philosophe et théologien chrétien les accusera globalement du pêché d’orgueil. L’antisémitisme en a fait une accusation majeure contre notre peuple accusé de se croire toujours supérieur aux autres.
Alors pourquoi ce recensement ?
Il ne s’agit pas ici d’une décision humaine. C’est ha Shem qui ordonne le recensement. On ne peut donc y voir aucune prétention de quiconque.
Le titre de la paracha (nasso) donne d’ailleurs une indication sur le sens de ce recensement. Recenser au sens strict renvoie plutôt au verbe paqad (פּקד ) et non à nassa ( נשא ). Nassa (נשא ) signifie plutôt : porter, élever, relever. Ici, le recensement consiste donc à porter le peuple hébreu pour l’élever spirituellement. C’est pourquoi le texte comporte aussi l’inauguration du Tabernacle et la division du travail entre les tribus.
Pourquoi avoir besoin d’élever et de relever le peuple hébreu ? On le sait, avant même de se constituer, celui-ci avait déjà tourné le dos à sa raison d’être avec l’épisode du veau d’or. Ce n’est sans doute pas un hasard si la guematria de נשא est de 351. Ce chiffre fait clairement référence à l’idolâtrie : la somme des lettres de אלהים אחֹורים (« Elohim a’horim » ou « autres dieux ») est en effet aussi égale à 351.
Se mettre en ordre de marche
Nasso, c’est la constitution pratique des Hébreux et de leurs douze tribus. Celles-ci sont chargées de porter la Torah et le Tabernacle.
La voix de ha Shem parlait à Moshe entre les Kerouvim. Ceux-là même qui étaient chargés de garder l’Eden, afin d’indiquer à Adam et ‘Hava le niveau de spiritualité nécessaire à atteindre pour retrouver les enviables conditions de vie du plus beau des jardins.
Selon la tradition, les Kérouvim ont le visage d’un garçon et d’une fille. Ils font référence au couple, c’est-à-dire à l’unité indissociable de l’homme et de la femme depuis la division de l’Adam en Ish (masculin) et Isha (féminin). Quand Ha Shem fait d’Israël sa fiancée, leurs ailes se déploient vers le haut pour enseigner que l’homme doit aspirer à s’élever afin de comprendre la sagesse du Maître du monde et Le servir du mieux possible. Leurs visages, tournés l’un vers l’autre, sont dirigés vers le bas en direction de l’Arche pour enseigner que la source authentique de sagesse est la Torah.
Rabbi Yaacov Kamenetsky (1891 – 1986 – américain d’origine biélorusse) signale que c’est le même terme qui désigne les Kérouvim, et les formes d’enfants à l’aspect d’anges, taillés à même le couvercle de l’Arche Sainte. Dans le contexte du Gan Eden, ils sont destructeurs. Ils en interdisent l’entrée. Mais, dans le contexte du Michkan (Tabernacle), ils représentent le pouvoir vivifiant de la Torah.
C’est une allusion à l’importance de l’éducation : selon la manière dont les enfants sont éduqués, ils peuvent devenir des « anges » ou des « démons ». D’ailleurs, d’après certains de nos maîtres, les Kérouvim n’inspiraient pas la confiance mais plutôt la peur – (Voir Cha’aré Aharon sur Béréchit 3, verset 24].
Les quatre hygiènes de vie
L’éducation prônée par la paracha préconise d’orienter l’éducation dans quatre directions. Ce sont les points cardinaux de l’éthique :
– hygiène et santé du corps :
Il s’agit d’ isoler les lépreux et au-delà se protéger des maladies contagieuses.
– hygiène et santé morale :
Il s’agit de ne pas porter préjudice aux autres.
– hygiène et santé psychologique : respecter la femme adultère (ou soupçonnée de l’être).
Cet aspect parait aujourd’hui dégradant pour les femmes. Pourquoi la femme seule serait-elle coupable d’adultère ? Pourquoi ne pas s’en prendre à l’homme infidèle ? Cela parait impensable à notre époque où l’infidélité elle-même n’est plus vraiment considérée comme une faute.
Pourtant, il existe bien une modernité de ce texte. Elle réside dans la nécessité constatée d’une protection particulière pour les femmes. Avant cette règle, le moindre soupçon de jalousie d’un mari pouvait être fatal pour une femme. Elle était rabrouée, battue ou même tuée. C’est malheureusement une pratique très répandue dans toutes les civilisations, et dans certaines encore plus que dans d’autres. Et jusqu’à aujourd’hui.
Avec l’épreuve des eaux amères, gérée par le Cohen, il y a institutionnalisation d’un rapport privé. La femme ne reste pas seule avec son accusateur. De plus, l’absorption des eaux amères – un mélange d’eau et de poussière – ne peut en réalité causer aucun mal… La femme est donc, à tous les coups, lavée de tout soupçon.
De plus le verset (5,31) précise : « l’homme sera net de toute faute » pour pouvoir accuser sa femme. Précision importante : si l’homme est fautif envers sa femme, les eaux amères n’auront de toute manière aucun effet sur sa femme. Même si elle-même est aussi en faute.
– hygiène et santé spirituelle ou le vœu de nazir.
Le nazir est celui qui s’isole des autres pour atteindre la sainteté. Shmouel (le prophète Samuel) et Shimshon (Samson) ont été des nazirs célèbres. Ils ont été consacrés à ha Shem par leurs mères stériles, heureuses de pouvoir enfin procréée, grâce à l’intervention de ha Shem. Yoseph (Joseph) fut le premier nazir comme il est écrit dans devarim (paracha vezot – haverekha C.33 v. 16 ) : נזיר אחיו ou nazir de ses frères (Voir Yonathan Sandler – « Pour plus de lumière »).
Le nazir ne peut se rendre impur en touchant un mort. Il ne peut déguster aucun produit de la vigne, ni se raser. Le nazir s’érige ainsi en modèle du respect de la vie, mais il est aussi mentionné qu’il ne peut le faire que durant une période limitée. Cette limite est un garant pour se préserver du fanatisme. Le but du nazirat est ponctuel. Il s’agit de racheter une faute ou de remercier pour un vœu exaucé. La fonction a un but « thérapeutique » comme le souligne Léon Ashkenazi ( « Leçons de la Torah »).
Ces quatre points d’hygiène sont tous d’une grande actualité. Une fois qu’ils les ont bien compris les enfants d’Israël peuvent recevoir la bénédiction de ha Shem. Elle se résume en trois points essentiels de la vie : protection, ‘hesed (amour ou compassion) et paix.
Les tribus d’Israël peuvent alors présenter leurs offrandes et sacrifices, à commencer par celle de Yehouda (en ce qu’elle incarne une lignée royale) pour finir avec celle de Naphtali. Le texte peut alors paraître fastidieux et répétitif. Mais il indique une dimension essentielle de la pratique juive : la relation du particulier au collectif.
Chaque tribu particulière est nommée par le nom particulier de son chef, le nom de sa tribu, puis le texte reste absolument identique pour décrire la pratique de chaque tribu. C’est le sens du collectif. Le particulier ne se dissout pas dans le collectif, ni le collectif au nom du particulier. Il y a là une grande leçon critique à deux niveaux :
– contre libéralisme total, appelé communément « loi de la jungle » où le particulier l’emporte au détriment du collectif.
– contre le totalitarisme où le collectif dissout le particulier.
[1] Voir son ouvrage « Contre Faustus » – livre XXII, chap. 66, composé entre 400 et 402 de l’E.C..
2022
Paracha Vayiqra
La haftarah de la paracha Vayiqra souligne son enjeu : «Ce peuple que j’ai formé pour moi, ils me feront monter, ils raconteront» ( עַם-זוּ יָצַרְתִּי לִי, תְּהִלָּתִי יְסַפֵּרוּ – Ishaï – Isaïe 43,21). Le prophète inspiré le proclame : Ha Shem veut oublier les fautes passées. Il veut élever Israël à le servir ; Il veut en faire un peuple de prêtres qui saura le faire connaître de l’humanité toute entière. C’est bien pourquoi le premier sacrifice dont il est question est appelé « עֹלה » (olah). Ce terme est communément traduit par holocauste, mais il signifie : montée, élévation. C’est d’ailleurs bien parce qu’il s’agit d’élévation que notre tradition considère que le livre de Vayiqra est la première chose à enseigner aux enfants dans leur scolarité. Il s’agit ici d’amour de ha Shem pour son peuple, et c’est aussi pourquoi le seul récepteur des sacrifices est le tétragramme (יהוה). Ce Nom assure la fonction compassionnelle de la Transcendance.
Pourquoi des sacrifices ?
Certes, la pratique des sacrifices n’était pas, en elle-même, spécifiquement hébraïque. Maïmonide (Guide des égarés C.III Livre 32 – Ed. Verdier cité par Elie Munk – La voie de la Torah) note que le contexte culturel de l’époque, favorisait leur usage. Il donnait au peuple hébreu un moyen universellement connu d’exprimer concrètement son attachement à ha Shem.
Pourtant les pratiques sacrificielles des Hébreux se différenciaient qualitativement des pratiques païennes. Pour commencer, nos anciens ne sacrifiaient pas d’humains, pas même des enfants. Quelle rupture avec le monde environnant ! Même les ingrédients les plus usuels se différenciaient, y compris dans certains détails qui avaient leur symbolique : les Hébreux utilisaient le sel (issu de la rencontre du feu et de l’eau) alors que les païens l’ignorait. Par contre, ces derniers se servaient du levain et du miel.
Les païens sacrifiaient pour obtenir des faveurs de leurs dieux ou l’apaisement de leurs colères. Les Hébreux cherchaient à mettre en œuvre un enseignement. Ce n’est pas pour rien que le Livre « vayiqra » dans son ensemble compte 247 mitsvot sur les 613 (voir A. Chouraqui – La Bible).
C’est d’ailleurs pourquoi Maïmonide ne considérait pas les sacrifices forclos. Ils reprendront, écrivait-il, à l’ère messianique, quand le 3ème Temple sera (re)construit. Ils feront alors toujours partie des mitsvot, même si leur sens restait pour lui mystérieux.
Aujourd’hui les moyens institutionnels de nous rapprocher de ha Shem sont les lieux d’étude, de prière, et aussi la terre et l’Etat d’Israël. C’est dans notre fidélité à ces lieux que réside notre capacité à rester nous-mêmes et à « faire revenir ceux qui se sont éloignés ». ( Jonathan Sandler « Pour plus de lumière – p.172»).
Celui-ci relève, à ce propos, que le mot qorban (קרבּן – sacrifice ) a pour racine qarov (קרב ) qui signifie : « être proche ». Quel objectif alors pour les mitsvot ? Se rapprocher. Le mot hébreux « qorban » le dit explicitement. Mais se rapprocher de qui ?
Rabbi Jonathan Sandler cite à ce propos Rabbi ‘Haïm ben Moché iben Atar (Salé, Maroc 1696 – Jérusalem 1743) dans le « Ohr Ha’Haïm » publié pour la première fois à Venise en 1741. Ce dernier considère le v. 2 du c.1 de Vayiqra : אָדָם כִּי-יַקְרִיב מִכֶּם קָרְבָּן, לַיהוָה . On peut le traduire littéralement par : « un homme, de parmi vous qui approchera un sacrifice pour ha Shem ». Rabbi ben Atar interprète ce verset de manière très intéressante. Pour ce Sage cela signifie : l’homme se rapprochera de son prochain.
Le Sefer ha Bahir (livre de la Cabbale de la fin du XIIe siècle de l’ère courante – parag.78) cité par Elie Munk (« La voix de la Torah » volume « Vayiqra » –p.12) élargit le propos. Il s’agit d’un rapprochement entre la sphère supérieure (céleste) et la sphère inférieure (matérielle, terrestre).
Les sacrifices aidaient donc les Hébreux à se rapprocher les uns des autres, mais aussi à rapprocher toute la communauté de ha Shem.
On peut souligner que ce rapprochement ne concerne pas seulement les enfants d’Israël mais l’humain en général puisqu’on a trouvé le mot Adam (אדם) en 1,2. Certes les enfants d’Israël sont choisis et formés par ha Shem pour servir (מכם אדם – un homme de parmi vous). Mais les hommes qui voudraient se joindre à leur action sont, naturellement, les bienvenus. Tout homme, même non Juif, pouvait sacrifier au Temple.
La référence à Adam signifie aussi que celui qui sacrifie, doit sacrifier ses biens propres. Adam ayant été seul au monde, il n’avait à offrir que ce qui lui revenait.
Transfert ?
Mais Elie Munk expose encore une autre opinion. Ibn Ezra, cité par Nahmanide émet l’idée selon laquelle les sacrifices permettent de transférer les fautes des hommes sur les animaux. « Puisque les actes des hommes sont composés de la pensée, de la parole et des actes, la Tora a ordonné d’appuyer les mains sur la tête du sacrifice ce qui correspond à l’acte, elle a exigé la confession des péchés ce qui correspond au facteur de la parole, puis la combustion des parties internes où se situe le siège de la pensée et des instincts ».
On pourrait rapprocher ces trois manières d’agir des trois principales fautes existantes dans la langue hébraïque :
– חטא (‘hata) – la faute commise par mégarde ou acte manqué (actes sans parole ni pensée). Le sacrifice expiatoire peut alors la réparer.
– עון (avon) – la faute commise par préméditation – (pensée et acte) – C’est l’holocauste (« עֹלה » (olah) qui doit en rendre compte.
– אשם ( ashem) ou faute commise par un crime de sacrilège, rébellion ou faux serment (parole et acte) Le sacrifice délictif y répond.
La définition des termes peut varier selon les interprétations, mais l’essentiel est là : il faut un sacré niveau de moralité et de spiritualité pour être capable d’une telle introspection !!!
Hypothèse moderne : l’animal jouerait ainsi le rôle du psychanalyste dans sa fonction réparatrice. Le taureau permettrait ainsi de se débarrasser d’une trop grande volonté de pouvoir, le mouton de sa passivité…
Les sacrifices d’animaux ne sont pas un besoin pour ha Shem, c’est évident. Le prophète Ishaï le rapporte nettement « Qu’ai-Je à faire de la multitude de vos sacrifices ? » dit-Il par sa bouche. On le perçoit aussi très bien avec la discussion suscitée par le verset 9 du c.1 ,11 : ריח־ניחוח ליהוה » ( trad. :une odeur agréable pour ha Shem). Cette expression revient à maintes reprises. Elle pourrait faire croire que la Transcendance se délecte des odeurs émises par les sacrifices. Ce n’est pas du tout le sujet. « L’odeur agréable » fait en réalité référence au sensible dans sa relation à la Transcendance. Elle n’a aucune valeur en lui-même, sauf s’il exprime une intention : la volonté d’être agréable à ha Shem en réparant ses fautes et en s’améliorant.
Pour la « techouva » et le pardon des fautes
Pour un peuple vivant, en pleine ascension, le tabernacle ne pouvait rester vide de vie. N’est-ce pas l’absence de Moshe, et le vide matériel qui s’ensuivit, qui fut la cause immédiate du veau d’or ?
Dans « Shemot » (L’Exode), ha Shem avait donné une carté d’identité à Israël avec les 10 paroles (paracha Yitro). Puis Il lui a donné un cadre avec le tabernacle. Avec le livre « Vayiqra » dans son ensemble Il s’attache à donne un contenu à ces paroles et à ce cadre. Ha Shem se donne un peuple vivant pour incarner Son Alliance. Et c’est bien parce que ce peuple est vivant, qu’il est toujours amené à fauter. Les sacrifices forment le processus qui conduit à la « techouva », ce retour vers le bien. C’est la condition même du pardon qui sera développée beaucoup plus tard, au plan philosophique par V. Jankelevitch (1903-1985) au regard de l’extermination des Juifs d’Europe. Cela n’est possible que pour un peuple qui a atteint ce très haut niveau de conscience et qui veut sans cesse se perfectionner. Le peuple hébreu ne peut exister que par une Ethique et par un Etat. Sans Etat l’Ethique meurt, sans Ethique l’Etat ne peut survivre. Vayiqra n’est qu’un début…
Illustration : Vlad Kiselov / Unsplash
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2022
Paracha Michpatim : une justice transcendante
Pour la Torah, la justice est transcendante. Elle vient du ciel. Et ce n’est pas une parole en l’air. Si la Justice ne venait pas du ciel comment pourrait-elle transcender les intérêts particuliers ?
Que la Loi vienne du ciel, tout l’indique. Dès la paracha Yitro, Moshe monte au Sinaï (C. 19.3). Il s’élève pour accéder à la Loi que le peuple hébreu acceptera de suivre (C.19.8). Ce seront les 10 devarim ou paroles du C.20. Elohim, en créant le monde, crée la loi qu’elle soit naturelle ou humaine (justice). Les 10 paroles sont les 10 piliers qui fondent une véritable société humaine. Le mouvement des Lumières s’en inspirera, notamment pour « la déclaration des droits de l’homme et du citoyen » du 26 août 1789, en France.
Avec la paracha Michpatim c’est toujours de Justice que nous parlons. Il s’agit d’un code civil qui prolonge dans le détail, les 10 paroles. Le titre même de la paracha et son premier verset (C.21, 1) le disent clairement. On peut aussi percevoir dans ce titre, un clin d’œil en creux au Livre des Shofatim (« Les Juges »). Pourquoi ? Ce dernier se caractérise justement par l’absence de respect des lois selon la formule qui conclue le Livre : : אִישׁ הַיָּשָׁר בְּעֵינָיו יַעֲשֶׂה בַּיָּמִים הָהֵם אֵין מֶלֶךְ בְּיִשְׂרָאֵל (« en ces jours pas de roi sur Israël et chacun, ce qui est droit à ses yeux, il fait (21, 25) » Pas de roi, pas de loi, et chacun pouvait faire ce qu’il voulait.
Avec Michpatim, il y a un Roi, c’est le Roi des rois. Pas question de déroger aux statuts qu’il révèle, et pour cause : y déroger serait (re)conduire l’humanité au chaos. Qu’il s’agisse bien de justice, et même de tribunal, la préposition לִפְנֵיהֶם (« devant eux ») l’indique : elle renvoie aux 70 Anciens d’Israël qui composent le Tribunal Suprême d’Israël, le Sanhédrin (Gittin 88b). (Voir l’enseignement de R. Tarphon dans Elie Munk « La voie de la Torah » p.320). Pour confirmer cette interprétation, on retrouve explicitement ces « Anciens » à la fin de la paracha (24,1) : « et monte vers ha Shem avec Aaron, Nadav, Avihou et les 70 anciens d’Israël… »
Une législation révolutionnaire
La plus grande partie de la paracha expose en détail les lois concernant les personnes, les biens, et la terre. Elle va du C. 21 à 23 jusqu’au v.19. Il s’agit d’un recueil de lois révolutionnaires ! Il rend chacun responsable de ses actes, tout en y introduisant la dimension très moderne des « circonstances atténuantes » (voir 21,12 et les villes refuges). La justice est bien la référence suprême sur laquelle doit s’édifier la société, mais attention ! La justice seule ne suffit pas ! Le ‘hessed (חסד – la compassion, l’amour, la charité) en est le couronnement. Sans le ‘hesed la justice perd tout son sens, et la société qu’elle est sensée maintenir s’écroule.
Pas de justice sans « ‘hessed » (compassion)
La justice exige de chaque humain qu’il se sente responsable envers l’autre, qu’il soit puissant ou faible, maître ou serviteur, homme ou femme. Même celui que tu détestes, s’il est en difficulté, tu l’aideras à retrouver son âne ou à le décharger (23, 4 et 5).
Pour la première fois dans l’antiquité, les esclaves ou serviteurs ne sont pas traités comme des biens meubles, mais comme des êtres humains. Les femmes acquièrent des droits qu’elles ne possédaient pas (même s’ils peuvent paraître dérisoires aujourd’hui) et aussi l’étranger (« guer ») qui habite avec toi… et mêmes les animaux qui bénéficient du Shabbat. Il faut lire ces lois, non comme un aboutissement mais comme le déclenchement d’une dynamique de libération qui ira beaucoup plus loin dans les textes et dans l’histoire. L’objectif est bien de « sortir de la maison de servitude » ( Yitro 20, 2) pour tout Israël, dans un premier temps, pour l’humanité toute entière à sa suite.
Pourtant, on peut s’interroger. Le ‘hessed est-il vraiment toujours présent ? Les sanctions pour les faits les plus graves (21.23 à 25) semblent relever de la loi du talion, connue dans le code Hammourabi. Mais « Le Talmud, dans le traité Baba Kama, enseigne, au nom de Rabbi Chimon Bar Yohaï : « Œil pour œil veut dire compensation financière » (Jeanine Elkouby – Actualité Juive). Cette interprétation peut s’appuyer sur le terme תחת (ta’hat) qui veut dire (à la place, mais aussi en-dessous). Cette préposition nous indique qu’il ne s’agit pas de crever un œil pour un œil – ce qui n’aurait pas de sens – mais de le compenser (financièrement).
Pas de « ‘hessed » pour les sorcières ?
Les sorcières sont vouées à la mort sans rémission (22,17). Ce verset résonne douloureusement à nos oreilles. 60 000 sorcières ont été brûlées au XVIème et au XVIIème siècles ; il y eut environ 100 000 procès avec toutes les tortures qui les accompagnent ! La Torah applaudirait-elle ce « féminicide » caractérisé ? La réponse est non car il ne fait jamais sortir un verset de son contexte historique et textuel.
Tout d’abord, on constate que ces crimes de masse contre les femmes ont été commis par les chrétiens (catholiques et surtout protestants, et aussi en Afrique animiste et musulmane). Ils ont appliqué ce verset, sans sourciller, au pied de la lettre. Pourtant, jamais les Juifs n’ont brûlé des sorcières. D’autant moins que les persécutions contre ces pauvres femmes n’étaient qu’un volet de la lutte générale contre les hérésies. Et là, les Juifs étaient concernés au premier plan, avec les sorcières.
De plus, le texte ne vise pas spécifiquement les femmes. Le Livre « devarim » ( « Deutéronome ») précise très clairement que la sorcellerie n’est pas spécifiquement féminine (voir c.17, 2). L’objectif du texte est donc, avant tout, d’éradiquer l’idolâtrie dont la sorcellerie constitue une pratique majeure. C’est le sens que lui donne Maïmonide (Guide III – 37). On voit ici à quel point une interprétation unilatérale des textes conduit aux pires atrocités.
D’ailleurs, ce verset sur les sorcières renvoie logiquement à la suite : l’éradication des 6 peuples cananéens (23,23).
Se libérer pour que les autres nations se libèrent
A partir du c. 23, 20, un messager (מלאךְ– malakh ) accompagnera les Hébreux. Ce messager c’est Metatron (מטטרון) selon Rachi. Sa valeur numérique est la même que שדי (Chadaï – 314). Sa présence est signe que les Hébreux ne respecteront pas toujours la loi. Il faut les limiter. C’est d’ailleurs pourquoi, juste avant, il est fait référence à la loi qui interdit de cuire le chevreau dans le lait de sa mère. Le chevreau, selon le Zohar II (123b – 126a), est le pseudonyme de Essav. Le lait symbolise la source de la sagesse humaine. Il ne faut donc pas mélanger la sagesse à la folie du pouvoir. C’est un avertissement.
Pour appliquer leurs lois, les Hébreux devront effacer toute trace des 6 peuples qui habitent la terre qu’Israël doit hériter. Comme le verset sur les sorcières, ce passage nous met mal à l’aise. Nettoyage ethnique ? Effacement du ‘hessed ? Pas du tout.
D’abord, les mouvements de population et les guerres mentionnées déjà à l’époque d’Avraham (Guerre des rois – bereshit – c.14) font qu’il n’y a pas de possesseurs légitimes ou naturels de la terre. La terre ne peut s’acquérir qu’au nom de la parole de la Transcendance : au nom de la justice et du ‘hessed.
Les peuples païens font le contraire : ils adorent des idoles faites en matériaux. Pire, ils leur sacrifient des humains et même leurs enfants. Chez eux, une seule loi : les forts dominent et oppriment les faibles. Les esclaves sont des objets. La soumission des hommes à d’autres hommes est la règle.
La question est : jusqu’où peut aller la tolérance ? Jusqu’à fermer les yeux sur des actes inhumains ? La question s’est posée vis-à-vis des nazis. Fallait-il les laisser faire au nom de la tolérance et/ou du pacifisme, ou fallait-il les détruire ? Les pacifistes, on le sait, se sont ralliés à la collaboration. Le judaïsme n’est clairement pas un pacifisme. Parce qu’il aime la vie, il n’aime pas la paix des cimetières. Parce qu’il a pour mission de créer les conditions d’une vie décente pour tous les peuples sur terre, le peuple hébreu se doit de détruire ceux qui pratiquent l’injustice.
Cette passion de la justice ne s’applique d’ailleurs pas qu’aux autres. Dans la haftarah de cette paracha, le grand prophète Yrmeyaou (Jérémie) au C.34 v.8 à 34.22 et 33.25 et 26 l’explique très clairement : le même sort attend les Hébreux s’ils s’alignent sur les pratiques païennes. C’est bien ce que Yirmaeyaou dénonce à son époque : les Judéens devaient libérer leurs serviteurs, mais ils ne le font pas. Certes, ils les libèrent dans un premier temps, mais finalement, ils reviennent sur leur parole et les récupèrent. Ce reniement de la loi va provoquer une catastrophe : la destruction du Temple et de Jérusalem, et l’exil des élites judéennes à Babylone en 586 avant l’ère courante.
Construire une nation
Pratiquer la justice et le ‘hessed suppose d’avoir un pays pour le faire. C’est pourquoi la paracha définit des frontières. : « de la mer des Joncs à la mer des Philistins et du désert au fleuve (Euphrate) ». Cela signifie qu’Israël ne veut pas conquérir le monde, mais juste trouver un lieu où pratiquer la Torah. Pas n’importe quel lieu : celui où justement sévissent l’idolâtrie et l’injustice.
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2021
Vaye’hi : Israël est vivant
Cette paracha termine le livre de Bereshit sur une triste note : le premier verset annonce la fin de la vie de Yaacov-Israël à 147 ans (47, 28). Le dernier verset signe la mort de Iosseph à 110 ans (50, 26). Le livre de Bereshit se ferme. Il nous conduit tout droit vers le second livre de la Torah : Shemot.
Deux décès coup sur coup ! Et le début du livre de Shemot sera encore moins rassurant. Nous y apprendrons avec stupeur que Iosseph est oublié en Egypte, après seulement une génération ! Pire encore, le nouveau Pharaon et son peuple vont craindre et détester les Hébreux. Pour mieux les contenir, ils vont s’empresser de les réduire à une rude servitude. Grandeurs et illusions perdues de l’exil !!!
Pourquoi parler de la vie (וַיְחִי ) quand tout semble mourir autour de vous ?
Après une parenthèse apaisée de dix-sept ans, le peuple hébreu subit. On se pose alors la question : pourquoi ce titre –וַיְחִי (vaye’hi/Il vécut) ? C’est un titre qui parle de la vie pour une paracha qui annonce bien des malheurs!
Nos Sages nous répondent par la voix de Rachi dans son commentaire du 49.33 : « Il expira et fut ajouté à ses pères ». Le mot « mort » n’est pas employé à son sujet, de sorte que nos maîtres ont enseigné : « Notre patriarche Yaacov n’est pas mort ! » (Ta‘anith 5b). Yaacov n’est pas mort pour une bonne raison : sa vie est indispensable, hier comme aujourd’hui, à l’existence même du peuple hébreu puis juif.
Ne pas mourir, comment cela se peut-il ?
Nous qui arrivons quatre mille ans après, nous avons tout loisir de vérifier pratiquement cette vérité. Malgré les terribles persécutions, malgré la Shoah, Israël est toujours vivant. Soixante seize ans plus tard, démographiquement nous commençons à retrouver les chiffres d’avant le génocide. עם ישראל חי,(Am Israël ‘haï). Oui, le peuple d’Israël est toujours vivant comme le dit la chanson.
Yaacov lui-même le dit quand il va confier à ses fils ses derniers jugements et volontés : « Yaacov rassemble ses fils et il dit : ajoutez-vous que je vous raconte ce qui vous appellera dans les jours d’après. »
Yaacov-Israël a donc connaissance de ce que seront les jours d’après. Il y accompagne ses fils. C’est bien pourquoi, chaque Shabbat nous bénissons nos fils, comme l’a fait notre patriarche, en leur disant : « Que ha Shem te mette au même niveau que Éphraïm et Manassé ».
Comment c’est possible ?
Pas besoin d’une quelconque technologie sophistiquée. Pas besoin d’idéologie transhumaniste pour ce faire. Seulement deux conditions : un esprit pratique et une claire conscience du sens de la vie, et donc de l’histoire.
– L’esprit pratique ? Yaacov-Israël l’assume complètement en organisant la division du travail selon les compétences de ses fils qui sont annoncées par la signification de leurs noms. Le nom est un projet de vie. C’est un aspect très important de ses dernières paroles.
– Le sens de la vie ? Il se concentre dans les paroles adressées à Yéhoudah : le bâton ne s’écartera pas de Yéhouda dont le nom peut se traduire par « Judéen » ou « Juif » ou « celui qui dit merci à ha Shem ». C’est le premier Juif de la Torah, avant que ce nom apparaisse, en tant que peuple dans le Livre des Rois II (16, 6 ), et non dans le Livre d’Esther comme on le répète trop souvent.
Que dit Yaacov-Israël à Yéhoudah ? Qu’il tiendra le sceptre pour son peuple, lui et sa descendance, jusqu’à l’arrivée de Shilo, (un nom du Messie). Celui-ci réconciliera toutes les nations de la terre autour de ha Shem. La guematria de Shilo est 345. Elle peut associer à משה (Moshe/Moïse) ou à השמ (ha Shem) Lui-même. C’est aussi un nom pour définir un projet : שמה (shamah veut dire « là-bas », c’est-à-dire, « se projeter »).
Nous avons là une perspective historique très claire. La tâche du peuple juif est de faire progresser l’histoire vers l’entente des nations par la reconnaissance de ha Shem et de ses valeurs éthiques.
La guematria de Yéhoudah est 30. On peut la rapprocher de הוּא־חי (hou ‘haï) qui signifie : « il est vivant ». Yaacov a-t-il su le rôle de Yehoudah dans le stratagème qui lui a fait croire à la mort de Iossef, quand ses frères ont ramené sa tunique trempée dans le sang d’un chevreau (37,31) ? Très possible car il lui dit : « lionceau de lion, de la lacération, mon fils, tu es monté »(49,9 ). Mais, finalement, le sang se transforme en jus de raison. « on lavera son vêtement dans le vin, et dans le sang des raisins de la tunique » (49,11). Le sang se transforme en vin : il pardonne.
Iossef lui-même pardonnera. Il dira à ses frères : je ne suis pas Elohim pour vous juger, et Elohim a transformé le mal en bien. (50, 19 et 20). On apprend, au passage, que toute conception manichéiste du monde est étrangère au judaïsme.
Nous avons là un renversement extraordinaire de situation !!! Yéhoudah était au plus bas dans la paracha « vayechev » ( c.38). Il serait même mort, seul, ignoré de tous, sans descendance, hors l’intervention décisive de sa belle-fille Tamar qui va défier toutes les lois pour sauver l’avenir du peuple hébreu !
Iosseph, de son côté, réussissait merveilleusement en exil. Il n’exprimait aucun désir de retourner en Kenaan, cette terre donnée par ha Shem. Il préfigurait ainsi le Juif assimilé à son pays d’accueil. L’Alliance entre ha Shem et le peuple hébreu se délitait donc de toute part.
Et maintenant les frères autrefois ennemis se rassemblent autour de Iosseph. La réconciliation dure. Iosseph se rappelle alors Kenaan. Il veut que ses os y soient ramenés. Moshe (Moïse) se chargera de sa dépouille en sortant d’Egypte. Iéoshouah (Josué), un descendant de Iosseph, le ramènera en Kenaan : « Quant aux ossements de Joseph, que les enfants d’Israël avaient emportés d’Egypte, on les inhuma à Sichem, dans la pièce de terre que Jacob avait acquise, pour cent kecita, des fils de Hamor, père de Sichem, et qui devint la propriété des enfants de Joseph. » (Yéhoshouah, 24,32 – trad. rabbinat)
Ni la déchéance de Yéhoudah, ni l’exil de Iosseph n’ont dissous le peuple hébreu et son alliance avec ha Shem, De même, beaucoup plus tard, ni l’assimilation dans l’Emancipation, ni la Shoah n’empêcheront la renaissance de l’Etat d’Israël. Mieux encore la tradition annonce un Messie de Iosseph et un Messie de David (et donc de Yehoudah, qui se succéderont et se compléteront (Soucca, 52a).
L’humanité a besoin d’un peuple hébreu fort pour vivre. Ha Shem nourrit son Alliance au-delà des défaillances de ceux qui la portent.