2021
Vayichla’h : Bal tragique à Pénouel et à Shalem
Par Gérard Feldman
La paracha se divise en 4 parties :
a- La rencontre de Yaacov avec Essav, son frère faux jumeau. La veille de cette rencontre Yaacov fait ce fameux rêve où il se bat avec un homme (Ish en hébreu). A la fin du combat, cet être lui enjoint de changer de nom pour s’appeler Israël
b- Le viol de Dinah, fille de Yaacov et Léah, et la terrible vengeance de Lévi et Shimon. Encore plus fort que les lynchages médiatiques de « me too ».
c- Bethel en Kenaan, lieu du changement de nom effectif pour Yaacov. C’est dans ce lieu que cette transformation est officialisée par ha Shem. Rahel meurt en couches.
d- La présentation des Toledot (engendrements) de Yaacov-Israël (35, 22-29) et aussi d’Essav-Edom (tout le chapitre 36 ,soit 43 versets !) Auparavant les deux frères enterrent leur père Its’haq ensemble.
Attardons-nous sur cet enterrement. Cela ressemble à l’enterrement d’Avraham. Its’haq et Ishmaël, les deux demi-frères ennemis, s’étaient retrouvés alors pour l’occasion. Mais il y a une grande différence ! Pour l’enterrement d’Avraham, Its’haq précédait Ishmaël dans le texte (paracha ‘Hayé Sarah 25, 9). Et les Sages y ont vu la reconnaissance par Ishmaël de la primauté d’Its’haq. Par contre, dans cette paracha, c’est Essav qui arrive en tête, suivi de Yaacov (35,29) ! La Torah a-t-elle d’un seul coup, et sans prévenir, inverser ses priorités ? Essav serait-il (re) devenu l’aîné en dépit de son renoncement à ce privilège pour un plat de lentilles rouges ?
La haftarah Ovadia et Hosheah/Osée : détruire Essav
On pourrait s’attacher longuement à chacune de ces parties, mais c’est sur cet aspect final de la paracha que je vous propose de réfléchir. J’y suis encouragé par notre tradition. Celle-ci, en effet, nous guide dans nos choix grâce aux haftarot.
Pour Vayichla’h, deux lectures nous sont proposées : Ovadia, 1 en entier et/ou Osée/Hoshéah 11, 7-11 et 12,13 à 14,10.
Que nous disent-elles ?
« Levez-vous, levons-nous contre elle à la guerre ! Voici petit (Israël), je te donne parmi les nations toi, le très méprisé. » (Ovadia 1, 1-2). Puis : « A cause de ta cruauté contre ton frère Yaacov, tu (Essav) seras couvert de honte et ta ruine sera éternelle ». Ovadia prédit la destruction d’Essav. Et si ce n’est pas assez clair, il ajoute : « La maison d’Essav n’aura pas de survivant car ha Shem a parlé » (Ovadia 1,18).
Hoshéah (Osée) pointe aussi du doigt Essav, le rendant responsable de la fuite de Yaacov en Aram, et du triste sort qu’il y a enduré durant vingt et un ans. « Yaacov a fui au champ d’Aram, et Israël a servi pour une femme, et pour une femme il a gardé ». (Hoshéah/Osée 12,13).
Le dernier sera le premier ?
Nous restons donc perplexes. Essav est appelé à la ruine à cause de sa cruauté mais il est mis à l’honneur en étant cité en premier à l’enterrement d’Its’haq. De plus, tout un chapitre est consacré à sa descendance. C’est même lui qui termine la paracha !?
Cela pourrait paraître relever d’un détail de l’histoire. Cela l’est moins, si on se rappelle que dans notre tradition Essav représente Rome dont l’impérialisme sévit jusqu’à nos jours sous des formes diverses, alors que Yaacov est Israël, le peuple qui a été choisi pour porter le projet de ha Shem et qui l’a accepté. La pratique de la force brutale l’emporterait-elle sur la pratique de la spiritualité.
La Torah nous montre ici – comme très souvent – que son propos ne se réduit pas à un combat entre les bons et les méchants. La Torah n’est pas un manichéisme. Mais au contraire elle est d’une aide formidable pour analyser le présent et envisager l’avenir. Quelle est cette réalité ? Celle qui s’est effectivement produite dans l’histoire des hommes : la victoire des impérialismes successifs et le combat permanent d’Israël pour faire progresser les Dix Paroles. Mais l’histoire nous montre aussi – comme l’ont dit nos prophètes – que les impérialismes ne sont pas éternels, qu’ils se détruisent les uns les autres, mais aussi que les Dix Paroles progressent au sein de l’humanité. Hitler, Staline et Mao furent les derniers dictateurs à afficher ouvertement une foi sans faille dans le seul rapport matériel des forces. Encore furent-ils, eux aussi, portés par des croyances sensées donner sens à leurs crimes.
Faire taire Essav… pour lui donner la parole
En mettant en valeur la descendance d’Essav, la Torah annonce ce qui va réellement dominer pour une longue période la vie des hommes. C’est ce qui formatera les conditions d’existence, et souvent de survie, d’Israël.
Mais elle annonce plus encore : la capacité d’Essav a retrouvé le chemin de ses pères, quand il aura pris conscience que la force brute ne conduit qu’à la ruine. On trouve des signes de cela dans la Torah et dans le midrash.
Dans la Torah, comme le note Pierre-Henri Salfati dans son commentaire de la parasha Toledot sur Akadem, Yaacov et Essav représentent ensemble les temps messianiques où toutes les nations reconnaîtront la Torah après avoir tenté d’en effacer ses origines tout en se les appropriant. Et ces temps approchent puisque c’est au 6° millénaire (Yom ha Shishi – sixième jour – de Berechit) que l’Adam d’avant la faute sera reconstitué.
C’est ainsi qu’on peut comprendre pourquoi Its’haq a préféré Essav. Il a complètement conscience des limites de son aîné. Mais justement, parce qu’il en a conscience, il souhaite le soutenir, plus que Yaacov qui, lui, s’est tourné spontanément vers la spiritualité. C’est dans cette même logique qu’on peut comprendre qu’Essav soit cité en premier à l’enterrement du père.
Le traité Kétoubot (111b) nous raconte aussi que la tête de Essav, et seulement elle, est enterrée à Makhpela avec les patriarches et matriarches. Pourquoi ? Parce que le faux jumeau s’est opposé à l’enterrement de Yaacov-Israël dans la célèbre caverne. Il hurlait que c’était sa place à lui ! C’est alors qu’un petit-fils de Yaacov, ‘Houshim ben Dan, le décapita. Les enfants d’Essav emmenèrent son corps. N’est-ce pas une jolie manière de faire place à la spiritualité d’Essav en parlant à sa tête et non à son c…orps ?
Marcher sur ses deux pieds : inspirer la crainte et proposer la fraternité
Cette paracha est donc capitale pour comprendre les rapports des Juifs à leur environnement. S’ils veulent rester fidèles à ha Shem et à la Torah il leur faut marcher sur deux pieds :
– Affronter sans état d’âmes ceux qui veulent nous détruire (Essav/Edom) » Il combattit avec lui », c’est Samaél, l’ange d’Éssav qui voulait le (Yaacov) tuer. [Midrash Tanhouma Vayishla’h, 8). Yaacov a combattu jusqu’au bout à Pénouel, y compris au prix de son intégrité physique qu’il a échangé contre une élévation morale. Ne jamais oublier qu’Amaleq descend d’Essav ! Leur opposer une force supérieure qui nous vient de ha Shem est le seul moyen de les faire réfléchir sur eux-mêmes.
L’épisode du massacre du clan de ‘Hamor pour venger Dinah, dans cette même paracha, s’inscrit dans cette logique. Elle contrebalance les tentatives de Yaacov pour amadouer Essav lors de leur rencontre. Yaacov conscient de la force supérieure d’ Essav n’est pas certain du soutien de ha Shem. Il préfère proposer des cadeaux à son frère menaçant, exactement comme les Juifs de l’Exil tenteront de se faire bien voir de leurs puissances tutélaires. Le bouc émissaire de Kippour n’est-il pas aussi un cadeau pour faire taire (adoucir ?) Essav (et ses semblables) ? Et Essav n’habite-t-il par Seïr ( שעיר ) et le « bouc émissaire » ne se dit-il pas : séir Azazel ( שעיר לעזאזל ) ?
C’est d’ailleurs pourquoi Yaacov va critiquer Lévi et Shimon pour leur massacre intempestif à Shalem, ville de Shikhem. Non pour des raisons humanitaires ! Mais parce qu’il a peur que tous les peuples du coin se retournent contre lui. Il leur reproche ce manque de retenue indispensable , à son avis, pour se faire accepter par les goïm (nations). Mais c’est le contraire qui se produit. Lui et sa famille purent rentrer en Kenaan – à Bethel – sans être inquiétés, justement parce qu’ils inspiraient la crainte, sous la protection de ha Shem.
– Inspirer la crainte peut être nécessaire, mais ce n’est pas une issue à long terme. Il faut aussi considérer les autres nations dans leur potentialité spirituelle. Ces nations ne se sont-elles pas détachées d’Israël, et au fond d’Adam Richon (premier Adam) lui-même ? Ne sommes-nous pas tous issus d’Adam, de Noa’h, et pour Essav, d’Avraham et d’ Its’haq ? Bien entendu, ces deux aspects se mélangent et se gèrent selon les rapports de force du moment.
Mais tout cela ne doit pas non plus nous faire oublier que Yaacov-Israël et Essav-Edom résonnent en chacun de nous. Il s’agit aussi d’un combat intérieur. La question se pose à nous à tout instant : en prenant la bénédiction d’Essav, Yaacov n’a-t-il pas aussi acquis de sa personnalité ? Changer de nom prend alors ici tout son sens, Yaacov devient Israël.
2021
Noa’h: Pas de rachat pour l’homme?
Par Gérard Feldman
La paracha Noa’h est la seconde paracha de la Tora. Elle intervient, très logiquement, après la fin de la première paracha : Bereshit. Ce qui est moins logique, au moins en apparence, c’est que ha Shem y proclame la fin, non seulement de l’humain, mais de tout le vivant… Et cela après l’avoir créé ? Il le dit très explicitement :
« J’effacerai l’homme que j’ai créé du dessus des faces de la terre, j’effacerai jusqu’à la bête, jusqu’à la vermine, jusqu’à l’oiseau des cieux, oui j’ai regretté, oui de les avoir faits. » (c.6 – verset 7).
Tout va-t-il s’arrêter juste après avoir été créé ? Non, rassurez-vous, ha Shem se ravise in extrémis. La destruction sera certes terrible, mais, malgré tout, un homme, Noa’h est distingué. Il va trouver grâce à Ses yeux. Et tout pourra recommencé… Oui mais autrement.
Une nouvelle chance pour l’humanité et le vivant
De ch. 6,13, jusqu’à la fin du ch.7, ha Shem offre à Noa’h un kit de survie. Cet homme est choisi, lui et sa famille, et les animaux selon leur espèce, car il est considéré, selon le texte, comme « un juste dans sa génération » (Ch. 6,9).
Le chapitre 8 décrit la fin du déluge, avec cette nouvelle annonce (re) fondatrice de ha Shem (v. 21) : « Je ne maudirai plus la terre à cause de l’homme ». Fin de la parenthèse.
Une nouvelle alliance entre ha Shem et l’humanité
Le C. 9 crée les conditions d’une nouvelle Alliance avec la Transcendance. L’homme est béni. Il est appelé à fleurir (פּרוּ ) et à se multiplier. Tout semble s’arranger.
Malheureusement, l’humain est incorrigible. C’est sa part d’autonomie et de liberté.
Le verset 21 décrit une nouvelle catastrophe. Noa’h s’enivre et ‘Ham, l’un de ses trois fils, se comporte très mal envers son père. Cela aboutit obligatoirement à une nouvelle malédiction. Mais il y a là un grand changement. Ce n’est plus toute l’humanité toute entière qui est condamnée mais seulement Kenaan, le petit-fils de Noa’h. Les deux autres fils, Shem et Iaphet, sont épargnés. Normal, ils ont sauvé l’honneur et la vie de l’humanité en recouvrant la nudité de leur père, sans la regarder.
Une idée nouvelle apparait. Certes le mal est une tendance humaine naturelle et largement répandue, mais cette tendance n’est pas inéluctable. Tous les humains n’obéissent pas nécessairement au יצר הרע (yétser hara ou mauvais penchant). Il existe aussi des humains qui s’emploient à faire triompher le bien. C’est d’ailleurs cela qui va donner un sens à l’histoire : faire progresser le bien. Ce passage est même très optimiste puisque deux des fils de Noa’h sur trois se comportent bien. Un seul fait le mal. Il y a donc une majorité démocratique pour le bien. Amen.
Quelles conditions pour le progrès dans l’histoire ?
Le ch. 10 détaille la descendance de Noa’h et de ses trois fils. Mais cette énumération est interrompue au c.11 par la dispersion de Bavel (v.1 à 9). Autre moment difficile pour l’humain. Mais ce n’est qu’une interruption. L’énumération reprend ensuite au v.10. Nous avons là le détail de la descendance de Shem jusqu’à Avram et son épouse Saraï. On y mentionne aussi le père d’Avram et ses frères ainsi que son neveu Lot.
Pourquoi cette litanie de noms ?
Le propos est clair : Noa’h n’a pas été choisi, pour ses qualités intrinsèques ; même s’il n’en est pas dépourvu, surtout en regard de ses contemporains. Il a d’abord été choisi parce qu’il est un chaînon indispensable à l’émergence d’Avraham. Noa’h est tout simplement un moment incontournable dans la formation du peuple hébreu. C’est ce que disent les commentaires de nos sages dans le « midrash rabba », même s’il peut y avoir débat sur l’ampleur et la nature des qualités du premier survivant de l’histoire humaine.
Le peuple hébreu est conçu par ha Shem, parce qu’il faut, au sein de l’humanité, un garant du sens de l’histoire. Ce peuple est choisi pour donner l’exemple du bien afin que toute l’humanité y accède. Pour que l’histoire progresse, il faut une sorte d’avant-garde qui montre le chemin par son Alliance indéfectible avec ha Shem : Israël.
La haftarah de Noa’h (Livre d’Isaïe -יְשַׁעְיָהוּ ) constate que le peuple hébreu n’a pas encore porté tous ses fruits au monde. Mais il a confiance. Cela viendra. Nécessairement. Au verset 9 du chapître 54, Isaïe/יְשַׁעְיָהוּ fait explicitement référence au chapître 8 v.11 de la paracha Noa’h. Le prophète annonce que Ha Shem promet une Alliance éternelle, non seulement avec l’humanité dans son ensemble, mais avec la femme stérile et humiliée en particulier. Autrement dit, avec Jérusalem et le peuple d’Israël qui se trouve, à ce moment-là, en exil à Babylone. Comme dans le Cantique des Cantiques (שיר השירים) où la femme aimée symbolise Jérusalem.
Très clairement, dans ce verset, la femme est l’avenir de l’humanité. Aragon n’a rien inventé. Mais ce qu’il n’a sûrement pas détecté, c’est que la femme en question, c’est Israël !
Vous êtes Juif Noa’h ?
Bien sûr.
Cette interprétation s’inscrit en faux contre un découpage chronologique de la Bible selon lequel Bereshit (Genèse) s’adresserait à l’humanité dans son ensemble alors que Shemot et les autres livres de la Torah ne parleraient « que » du peuple hébreu.
Ce découpage erroné a permis au christianisme de s’approprier Noa’h comme une manifestation de Jésus (la lettre nounreprésenterait le poisson symbole chrétien pour le Christ) et même l’Arche serait la première Eglise. L’islam en a fait autant en le considérant comme un prophète missionnaire du Coran.
Pourtant, le nom même de Noa’h nous dit bien qu’il est un Hébreu. Son nom et sa langue sont hébraïques. Son histoire est racontée en hébreu. Mais plus profondément, le mot Noa’h (נח) vient de la racine נח. On le sait, cette racine signifie « tranquille, au repos ». Elle exprime donc une dimension essentielle du judaïsme : le shabbat sans lequel il n’y a ni création, ni histoire humaine. Le déluge lui-même ne peut-il être conçu aussi comme un grand shabbat dans lequel l’humanité se purifie dans les eaux comme s’il s’agissait d’un mikvé ?
Par ailleurs, la guematria de נח est 58. 58 renvoie à beaucoup de sens différents. Mais pour ce qui nous préoccupe, 58 ans, c’est l’âge d’Avram quand Noa’h meurt à 950 ans. Le midrash (Seder Olam Rabba) nous le dit : Avraham est né en l’an 1948 du calendrier hébraïque, tandis que Noa’h ne meurt qu’en 2006. Avraham a alors 58 ans ! Avram, le futur Avraham, est donc déjà mûr pour prendre le relais et faire progresser l’histoire.
L’Arche, un dictionnaire ?
Mais ce lien à l’hébreu, par la langue et par l’histoire, se manifeste aussi dans l’usage du mot tevah (תֵּבָה). Il est habituellement traduit par « Arche », mais les dictionnaires nous disent : 1. La caisse ou le coffre ; 2. Le mot.
La Torah n’utilise à nouveau ce mot הַתֵּבָה (tevah) qu’au début du Livre de Shemot (ou Exode). Il s’agit du frêle panier dans lequel le bébé Moshe (Moïse) sera sauvé justement des eaux (C. 2 verset 5). C’est déjà intéressant en soi. Noa’h par le mot tevah renvoie à Moshe !!!
Les deux sens du mot « tevah » incitent à une interprétation. Pourquoi Noa’h et Moshe s’y retrouvent-ils tous deux ? Ils subissent un monde d’injustice et de violence. Tous deux sont sauvés des eaux car ils sont choisis par ha Shem. Ils héritent de la responsabilité d’offrir une nouvelle chance à l’humanité. La caisse flottante et ses parois les protègent de la purification (sans retour) par la noyade.
Mais la « tevah » veut dire aussi « le mot ». Elle ne fait pas que protéger, elle est aussi créatrice d’un autre langage sensé dire non à l’injustice et à la violence, à la médisance. Ha Shem, notre Elohim, soutient toujours la vie plutôt que la mort.
Si nous prenons la valeur numérique de chaque dimension donnée par Élohim pour construire l’arche (ch. 6, v.15), nous savons que la lettre shin (ש) vaut 300, la lettre noun (נ ) est égale à 50 et la lettre lamed (ל) à 30. Ces trois lettres forment la racine לשן (lashan) qui fait référence à l’utilisation de la langue pour dire du mal (voir G. Lahy – Dictionnaire des racines hébraïques). C’est exactement cette situation qui provoque le Déluge. Toujours selon Georges Lahy, cette racine a donné le mot lashon (לשֹׁן) qui veut dire la langue au sens physique, mais aussi au sens du langage.
L’auteur en déduit alors une autre interprétation du mot « tevah » : ce mot désignerait un « coffre à mots ». Aujourd’hui, on appellerait ce coffre un dictionnaire. L’arche serait un dictionnaire ! Il concentrerait la quintessence du langage.
La tâche de Noa’h serait donc de rassembler les racines du langage pour sauver le monde. Pas avec n’importe quelles racines, mais avec les racines hébraïques dont la combinaison et/ou la permutation, permettent, avec 22 lettres, de retrouver tous les noms nécessaires à la Création.
De ce fait, Noa’h peut renverser la situation ! Il va s’efforcer de transformer le langage mauvais en langage pour le bien. Mais il le fait avec les mêmes mots, car l’’hébreu peut en effet inverser les sens. On se rappelle, par exemple, que le mot hébreu rah (רעה) peut aussi bien désigner un ami, un compagnon que le mal ou la méchanceté. Autre exemple, la racine לחם (le’hem) peut signifier : le pain ou combattre… C’est très important car cela montre qu’il n’y a pas le mal d’un côté et le bien de l’autre. Contrairement à ce qu’affriment les théologies gnostiques ou influencées par elles,
La kabbale enseigne que le monde fut créé avec les 10 paroles (commandements) et fondé sur la combinaison des 22 lettres hébraïques. Les animaux que Noa’h sauvera, deux par deux, dans les compartiments ou nids de l’arche deviennent alors les racines bilitaires « forces vitales de la langue hébraïque » (G. Lahy).
L’homme a-t-il un sens ?
La paracha Noa’h, comme toutes les autres, peut facilement nous renvoyer à de nombreux aspects de notre histoire et de l’actualité : arrogance, dégradation du langage, médisance, intolérance, injustice…). Sur le fond elle pose la question la plus brutale qui soit : l’existence de l’espèce humaine a-t-elle un sens ? La réponse ne va pas de soi. Aujourd’hui toute une partie du courant écologiste répond par la négative. L’homme serait un désastre pour la nature, et il doit se faire tout petit s’il veut survivre.
Dans la tradition juive, les anges de la vérité, de la paix, de l’amour et de la justice ont déjà débattu de la question avant même l’apparition de l’humain (voir « midrash bereshit rabba 8 – 5) … sans aboutir à aucune conclusion. Mais la paracha apporte une réponse : si l’humanité dans son ensemble peut facilement sombrer, l’Etre hébreu dans ce qu’il a d’essentiel donne de la lumière… mais seulement s’il reste fidèle au chemin que lui propose ha Shem. Ce chemin est symbolisé ici par l’arc-en-ciel qui relie le ciel à la terre. Ce n’est pas seulement un symbole mais aussi véritable un arc (queshet- קשת ) en hébreu (ch.9, v.16). Le chemin de l’Etre hébreu passe aussi et nécessairement par le combat.
2021
Parasha Haazinou, un cantique comme antidote contre les tentations
Par Gérard Feldman
Du peuple témoin au peuple conquérant
La parasha Haazinou (ch.32) est composée du Cantique de Moïse annoncé dans Vayelekh. Elle se présente comme une antidote contre les tentations – toujours présentes – des Hébreux à abandonner le chemin de ha Shem. Elle annonce aussi la mort de Moshe. Il verra la terre donnée, mais ne pourra y pénétrer en raison de la faute commise dans l’épisode des eaux de Meriva à Cadesh. Moshe et Aahron ont alors désobéi à ha Shem. Ils ont frappé par deux fois le rocher pour obtenir de l’eau alors qu’ils avaient pour consigne de lui parler.
Dans Bamidbar (Nombres, 20, 12), il est écrit : « Mais l’Éternel dit à Moïse et à Aaron: « Puisque vous n’avez pas assez cru en moi pour me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, aussi ne conduirez-vous point ce peuple dans le pays que je leur ai donné. »
LE Cantique Haazinou rassemble le peuple hébreu
Dans ce dernier chant, Moshe s’adresse aux cieux et à la terre pour proclamer le Nom de ha Shem, sa force et sa justice parfaites. Même s’il y a le bien et le mal, la balance penche vers le bien. Puis le cantique rappelle que le monde a été créé en fonction des enfants d’Israël et les enfants d’Israël pour le monde. Rachi explique : « C’est selon le nombre des enfants d’Israël, qui allaient être issus de Chem, et le nombre de soixante-dix âmes des enfants d’Israël qui sont descendues en Egypte qu’Il a « fixé les limites des peuples » en soixante-dix langues, que les 70 peuples de la terre et leurs 70 langues ont été conçues à partir des 70 hébreux ». Et le cantique rappelle tous les bienfaits dont Israël a bénéficiés en conséquence. Yaacov (Jacob est « le lot de son héritage » (v.9), lui, le troisième patriarche qui synthétise les qualités des deux précédents.
Ha Shem se désole ensuite de l’inconduite de Son peuple et promet de les punir en conséquence : «J’entasserai sur eux tous les malheurs » (v.23).
Mais au verset 27, ha Shem reprend l’argument que lui avait soufflé Moshe après l’épisode du Veau d’Or. Si ha Shem laisse les ennemis d’Israël le détruire, ceux-ci croiront que c’est grâce à leur seule puissance qu’ils ont triomphé. Il ne peut les laisser croire cela. C’est pourquoi le cantique se termine par ces mots (ha Shem) « réhabilite sa Terre et son Peuple ».(v. 43).
Le cantique de Moïse joue un rôle fédérateur et constitutif du peuple d’Israël. Il met en garde contre les dérives. Mais surtout, il montre la voie de l’unité du peuple, sans laquelle il n’aura pas la force de résister à ses ennemis. C’est la voie de la Sagesse.
Comme nous l’avons vu à la fin de Vayelekh, il joue le même rôle que tous les textes (à commencer par la Torah et les Talmuds) qui ont rassemblé les Hébreux, puis les Juifs dans leur histoire.
La mort de Moshe : punition ou miracle ?
Moshe monte au mont Nevo pour contempler « le pays que Je donne aux enfants d’Israël en propriété (32,49). Il n’y a aucun doute. Il ne s’agit pas d’une vague promesse mais d’un don sans condition.
La mort de Moshe ne se résume pas à une punition pour une faute commise dans l’épisode des eaux de Meriva. Celle-ci peut paraître vénielle, surtout comparée aux immenses mérites de Moshe.
Il s’agit d’un véritable renouvellement du pacte entre ha Shem et le peuple d’Israël. Comme il est écrit dans la parasha Ki Tavo (Deutéronome, 28,69) : « Ce sont là les termes du pacte que ha Shem ordonna à Moshe d’établir avec les enfants d’Israël dans le pays de Moav, indépendamment (מלבד – Milvad) du pacte qu’il avait conclu avec eux au Horeb ».
Jonathan Sandler (dans Pour plus de lumière) s’appuie sur le Rav letton Hacohen de Dvinsk (1843 – 1926, Mechekh Hochma ) pour expliquer que Iéhoshouah (Josué) n’aurait jamais pu conquérir Kenaan sans le regard de Moshe. Il compare le regard de Moshe qui parcourt la terre de Kenaan au périple d’Avraham. Ce dernier propagea, au cours de ses différentes étapes, l’idée de la Transcendance Une. Le regard de Moshe s’inscrit dans la continuité du périple d’Avraham. La marque des deux hommes c’est le Hessed, la bonté, la compassion.
La parasha Haazinou fait référence au Hessed d’Avraham quand, au verset 32, le texte parle de Sodome et Gomorrhe. Nous nous souvenons du célèbre épisode où Avraham tente de sauver les cinq villes de l’agglomération. Ha Shem voulait les détruire à cause des horreurs commises par leurs habitants. Avraham Lui objecta : et s’il y avait cinquante justes (dix par ville) les détruirais-tu ? Et Avraham poussa le bouchon jusqu’à dix justes pour sauver au moins une ville. Et à chaque fois ha Shem acquiesça.
Une négociation qui deviendra un pacte
De la même manière, Moshe négocia à plusieurs reprises avec ha Shem pour sauver son peuple de l’extermination, après le Veau d’or ou après l’épisode des explorateurs. Le plus grand prophète d’Israël commença même sa carrière en Egypte, où il est écrit : « Moshé, ayant grandi, alla parmi ses frères et fut témoin de leurs souffrances. » (Shemot/Exode, 2,21). Rachi commente : « il s’appliqua de tous ses yeux et de tout son cœur à souffrir avec eux. »
C’est justement ce regard plein de compassion pour son peuple que Moshe porte du haut du mont Nevo sur Kenaan. Cette compassion est indispensable car elle est aussi transmission. Mais elle ne suffit plus. Il faut un autre pacte (voir Ki Tavo 28,69 cité plus haut) qui sera marqué par la rigueur et la détermination pour entrer en Kenaan. Ce pacte n’annule pas l’autre, mais le complète.
La référence aux Eaux de Meriva le démontre bien. Ces eaux se trouvent à Cadesh. Cadesh c’est le lieu d’où sont partis les explorateurs. Ils revinrent découragés de leur exploration de Kenaan, à l’exception de Iéhoshouah et Calev. A leur retour, ces explorateurs, et tout le peuple avec eux, voulurent revenir en Egypte. Moshe ne soutint pas alors les deux chefs qui ont tenu bon. Il ne s’exprima pas explicitement. Sa seule intervention sera une nouvelle fois pour sauver son peuple de la colère de ha Shem. Il était bien dans le Hessed, mais pas dans la conquête.
Il faudra donc Iéhoshouah pour ouvrir une nouvelle période, comme il a fallu Its’haq, incarnation de la rigueur et de l’implantation en Kenaan, pour succéder à Avraham.
Photo : Karina Zhukovskaya – Pexels
2020
Parasha Vayelekh, l’enseignement pour lutter contre l’infidélité
Gérard Feldman
La paracha Vayelekh est très courte. Elle comprend un seul chapitre de trente versets. Son propos peut se résumer ainsi : ha Shem enjoint Moshe de passer le flambeau à Iéhoshouah qui aura la responsabilité de la conquête de Kenaan.
Egalité devant la loi
Moshe, comme toute la génération du désert, est condamné à y mourir. Son seul « privilège » sera de pouvoir contempler « la terre donnée » (et non pas promise) du haut du Mont Nevo. Il va devoir rejoindre ses pères, comme son frère Aharon, comme sa sœur Myriam. On le sait, dans cette génération, seuls Iéhoshouah et Calev vont pouvoir entrer en Kenaan. Seuls, ils sont restés confiants dans leur Elohim après avoir exploré la terre. (paracha שלח לך – slakh lekha Livre “Bemidbar” – c.13 -1 à 15 -41.)
On peut noter que, durant cet épisode, Moshe lui-même, submergé par la révolte populaire, n’est pas intervenu pour dissuader les Hébreux d’abandonner. Aharon et lui se sont contentés de « tomber sur leurs faces « ( c. 14 – 5). Moshe a certes supplié à nouveau ha Shem de ne pas exterminer tout Israël à cause de sa rébellion. Ce n’est pas mal, c’est même beaucoup de se battre pour la survie de son peuple, mais c’est tout. Aucun appel de sa part à la conquête de la terre que ha Shem a donné aux Hébreux.
On peut donc penser qu’aux yeux de ha Shem, il n’a pas, en cette occasion, plus de mérite que les autres Hébreux qui voulaient retourner en Mitsraïm.
Certes la paracha suivante haazinou précisera (ch. 32 – v. 51) que la faute explicitement reprochée à Moshe concerne son comportement à propos des eaux amères de Meriva. Mais on peut se demander si cet épisode lui-même ne renvoie pas en réalité aux explorateurs. Meriva signifie la querelle, et c’est bien une terrible querelle que le peuple – sans opposition explicite de Moshe – a fait contre ha Shem dans la paracha שלח לך (slakh lekha) qui relate l’épisode des explorateurs.
La mort de Moshe, sans qu’il puisse entrer en Kenaan, pourrait donc s’interpréter comme un signe d’égalité entre tous les Hébreux devant la Loi. Même Moshe, le plus grand prophète d’Israël n’a pas droit à un traitement de faveur puisque lui-même ne s’est pas spécialement distingué, en ce moment précis, par son enthousiasme.
Israël contre ha Shem ?
La deuxième question traitée par cette paracha est celle de l’infidélité d’Israël vis-à-vis de ha Shem. Il est dit explicitement au verset 16 : « (ce peuple) m’abandonnera et renversera l’Alliance que j’ai tranchée avec lui. » Et ha Shem poursuit, et c’est terrible. Il annonce qu’Il ne reviendra pas parmi eux (v. 18). Même quand ils se rendront compte que leurs malheurs viennent de ce que je ne suis plus au milieu d’eux, Je ne reviendrai pas parce qu’ils auront servi d’autres Elohims.
Ce passage a été exploité par les ennemis des juifs pour montrer combien ils sont mauvais, puisqu’ils ne reconnaissent même pas leur propre Elohim comme ils n’ont pas reconnu ni Jésus, ni Allah ou Mohamed. Bien sûr ces ennemis n’ont pas voulu comprendre que ce texte relevait au contraire d’une capacité d’introspection hors du commun.
Pour les Juifs eux-mêmes, il soulève une des plus grandes questions auxquelles ils sont confrontés tout au long de leur histoire. Et encore plus avec la Shoah. Où était ha Shem alors ? Lui-même dit, dans cette paracha, qu’Il n’était pas là. Volontairement. Il a laissé les humains se débrouiller entre eux. Y compris son propre peuple.
Certains courants minoritaires du judaïsme, dits « orthodoxes », enfoncent le clou. Il n’y aurait pas eu de Shoah, disent-ils si le peuple juif ne s’était laissé distraire par l’émancipation et s’il était resté fidèle aux mitsvot. Malheureusement pour eux, ces mêmes « religieux » ont été les premières victimes des nazis ! Ha Shem les aurait donc aussi abandonnés malgré leur confiance absolue en Lui ? Comment cela a-t-il pu se produire alors qu’il a même accepté de sauver des idolâtres lors du veau d’or ?
D’autres condamnent la barbarie. Certes, comment ne pas la condamner ? Mais reste la question : pourquoi cette barbarie a-t-elle eu – momentanément – la force de vaincre et de commettre un génocide ?
Une piste possible est celle de l’affaiblissement du peuple juif dans son ensemble après des siècles et des siècles d’exil. La shekhina (שכינה ou présence de ha Shem) étant en exil, comment pouvait-elle sauvegarder Son peuple ? Cet affaiblissement s’est traduit pratiquement par les conversions au christianisme ou à l’Islam, par l’assimilation complète ou par la transformation du judaïsme en simple religion. Il était devenu, pour beaucoup, une sorte de monothéisme comme les autres !
Georges Bensoussan note dans son livre Histoire intellectuelle et politique du sionisme combien des personnalités comme Ahad Haam (1856-1927 – initiateur du sionisme culturel, grand critique de Herzl) ou l’historien Simon Doubnov (1860 -1941) dénoncent « la servilité interne » du juif assimilé. Beaucoup avaient même fermé les yeux sur les pogroms d’Europe de l’Est pour sauvegarder leur rôle de médiateur entre les autorités et les Juifs.
Le peuple juif s’est ainsi dispersé, y compris dans sa propre diaspora ! Il s’est atomisé en individus isolés. Pas étonnant qu’il se soit trouvé ainsi affaibli, livré à ses persécuteurs. C’est cela l’abandon de « ha Shem » en termes profanes.
Mais la paracha vayelekh ne nous laisse pas sur cette note ultra pessimiste et même mortelle.
Il y a une issue : la rédaction du Cantique haazinou. C’est par leurs textes, et leur enseignement, que les Juifs peuvent se retrouver comme peuple et retrouver ha Shem en leur sein.
Le cantique ou le texte comme forme de régénération
Jonathan Sandler (voir son livre Pour plus de Lumières) montre que selon nos Sages, a chaque fois que le peuple hébreu a été presque exterminé ce sont des textes qui l’ont relevé et reconstitué comme peuple :
– le Livre d’Esther lié aux persécutions d’Aman a donné la fête de Pourim qui a donné plus de cohésion au peuple.
– la Michna et la clôture des Talmud de Jérusalem et de Babylone ont répondu à l’extermination romaine et regroupé le peuple dispersé. C’est la voie indiquée par rabban Yohanan ben Zakkaï après la destruction du Temple en 70 et la création de l’Ecole de Yavné.
– le Choulkhan Aroukh’ a été publié en 1565, en pleine période d’inquisition et après l’expulsion d’Espagne… Il a unifié les pratiques du peuple en un moment crucial.
– Après la Shoah la déclaration d’Indépendance d’ Israël a donné une perspective inespérée au peuple pour se reconstituer.
Le Cantique « Haazinou » est inséparable de la paracha « Vayelekh »
Il montre qu’aux pires moments le peuple d’Israël peut renaître à la manière de cet oiseau particulier que Noa’h aurait retrouvé dans son arche en plein déluge selon Rachi. Je veux parler du phénix qui renait de ses cendres, Cet oiseau n’aurait pas mangé du fruit de l’arbre défendu, seul parmi les vivants selon le Midrash rabba bereshit 19 – 5 – école de rabbi Yannaï qui cite : « comme le phénix j’aurai des jours nombreux (Iov – 29 -18). C’est pourquoi le phénix se dit חול (hol) en hébreu comme le sable infini et on peut aussi le rapprocher de יחל ( i’hal) qui signifie : espérer. Ce phénix serait selon Jonathan Sandler une métaphore du peuple juif.
Quoiqu’il en soit le psaume 89 v. 35 le dit très clairement : « je ne profanerai pas mon alliance et ce qui est sorti de mes lèvres, je ne changerai pas » : לֹא-אֲחַלֵּל בְּרִיתִי; וּמוֹצָא שְׂפָתַי, לֹא אֲשַׁנֶּה.
Vayelekh dit que l’assemblée d’Israël regroupe hommes, femmes enfants et étrangers résidant (v.12). La haftarah de cette paracha qui est יְשַׁעְיָהוּ (Isaïe, 55,6-56,8) le confirme, en l’étendant à tous ceux qui retrouvent le chemin de ha Shem, y compris les étrangers non résidents (הנחר – ha na’har) et aussi les eunuques (הסריס ).
Photo : Levi Meir Clancy – Unsplash