2021
Vaye’hi : Israël est vivant
Cette paracha termine le livre de Bereshit sur une triste note : le premier verset annonce la fin de la vie de Yaacov-Israël à 147 ans (47, 28). Le dernier verset signe la mort de Iosseph à 110 ans (50, 26). Le livre de Bereshit se ferme. Il nous conduit tout droit vers le second livre de la Torah : Shemot.
Deux décès coup sur coup ! Et le début du livre de Shemot sera encore moins rassurant. Nous y apprendrons avec stupeur que Iosseph est oublié en Egypte, après seulement une génération ! Pire encore, le nouveau Pharaon et son peuple vont craindre et détester les Hébreux. Pour mieux les contenir, ils vont s’empresser de les réduire à une rude servitude. Grandeurs et illusions perdues de l’exil !!!
Pourquoi parler de la vie (וַיְחִי ) quand tout semble mourir autour de vous ?
Après une parenthèse apaisée de dix-sept ans, le peuple hébreu subit. On se pose alors la question : pourquoi ce titre –וַיְחִי (vaye’hi/Il vécut) ? C’est un titre qui parle de la vie pour une paracha qui annonce bien des malheurs!
Nos Sages nous répondent par la voix de Rachi dans son commentaire du 49.33 : « Il expira et fut ajouté à ses pères ». Le mot « mort » n’est pas employé à son sujet, de sorte que nos maîtres ont enseigné : « Notre patriarche Yaacov n’est pas mort ! » (Ta‘anith 5b). Yaacov n’est pas mort pour une bonne raison : sa vie est indispensable, hier comme aujourd’hui, à l’existence même du peuple hébreu puis juif.
Ne pas mourir, comment cela se peut-il ?
Nous qui arrivons quatre mille ans après, nous avons tout loisir de vérifier pratiquement cette vérité. Malgré les terribles persécutions, malgré la Shoah, Israël est toujours vivant. Soixante seize ans plus tard, démographiquement nous commençons à retrouver les chiffres d’avant le génocide. עם ישראל חי,(Am Israël ‘haï). Oui, le peuple d’Israël est toujours vivant comme le dit la chanson.
Yaacov lui-même le dit quand il va confier à ses fils ses derniers jugements et volontés : « Yaacov rassemble ses fils et il dit : ajoutez-vous que je vous raconte ce qui vous appellera dans les jours d’après. »
Yaacov-Israël a donc connaissance de ce que seront les jours d’après. Il y accompagne ses fils. C’est bien pourquoi, chaque Shabbat nous bénissons nos fils, comme l’a fait notre patriarche, en leur disant : « Que ha Shem te mette au même niveau que Éphraïm et Manassé ».
Comment c’est possible ?
Pas besoin d’une quelconque technologie sophistiquée. Pas besoin d’idéologie transhumaniste pour ce faire. Seulement deux conditions : un esprit pratique et une claire conscience du sens de la vie, et donc de l’histoire.
– L’esprit pratique ? Yaacov-Israël l’assume complètement en organisant la division du travail selon les compétences de ses fils qui sont annoncées par la signification de leurs noms. Le nom est un projet de vie. C’est un aspect très important de ses dernières paroles.
– Le sens de la vie ? Il se concentre dans les paroles adressées à Yéhoudah : le bâton ne s’écartera pas de Yéhouda dont le nom peut se traduire par « Judéen » ou « Juif » ou « celui qui dit merci à ha Shem ». C’est le premier Juif de la Torah, avant que ce nom apparaisse, en tant que peuple dans le Livre des Rois II (16, 6 ), et non dans le Livre d’Esther comme on le répète trop souvent.
Que dit Yaacov-Israël à Yéhoudah ? Qu’il tiendra le sceptre pour son peuple, lui et sa descendance, jusqu’à l’arrivée de Shilo, (un nom du Messie). Celui-ci réconciliera toutes les nations de la terre autour de ha Shem. La guematria de Shilo est 345. Elle peut associer à משה (Moshe/Moïse) ou à השמ (ha Shem) Lui-même. C’est aussi un nom pour définir un projet : שמה (shamah veut dire « là-bas », c’est-à-dire, « se projeter »).
Nous avons là une perspective historique très claire. La tâche du peuple juif est de faire progresser l’histoire vers l’entente des nations par la reconnaissance de ha Shem et de ses valeurs éthiques.
La guematria de Yéhoudah est 30. On peut la rapprocher de הוּא־חי (hou ‘haï) qui signifie : « il est vivant ». Yaacov a-t-il su le rôle de Yehoudah dans le stratagème qui lui a fait croire à la mort de Iossef, quand ses frères ont ramené sa tunique trempée dans le sang d’un chevreau (37,31) ? Très possible car il lui dit : « lionceau de lion, de la lacération, mon fils, tu es monté »(49,9 ). Mais, finalement, le sang se transforme en jus de raison. « on lavera son vêtement dans le vin, et dans le sang des raisins de la tunique » (49,11). Le sang se transforme en vin : il pardonne.
Iossef lui-même pardonnera. Il dira à ses frères : je ne suis pas Elohim pour vous juger, et Elohim a transformé le mal en bien. (50, 19 et 20). On apprend, au passage, que toute conception manichéiste du monde est étrangère au judaïsme.
Nous avons là un renversement extraordinaire de situation !!! Yéhoudah était au plus bas dans la paracha « vayechev » ( c.38). Il serait même mort, seul, ignoré de tous, sans descendance, hors l’intervention décisive de sa belle-fille Tamar qui va défier toutes les lois pour sauver l’avenir du peuple hébreu !
Iosseph, de son côté, réussissait merveilleusement en exil. Il n’exprimait aucun désir de retourner en Kenaan, cette terre donnée par ha Shem. Il préfigurait ainsi le Juif assimilé à son pays d’accueil. L’Alliance entre ha Shem et le peuple hébreu se délitait donc de toute part.
Et maintenant les frères autrefois ennemis se rassemblent autour de Iosseph. La réconciliation dure. Iosseph se rappelle alors Kenaan. Il veut que ses os y soient ramenés. Moshe (Moïse) se chargera de sa dépouille en sortant d’Egypte. Iéoshouah (Josué), un descendant de Iosseph, le ramènera en Kenaan : « Quant aux ossements de Joseph, que les enfants d’Israël avaient emportés d’Egypte, on les inhuma à Sichem, dans la pièce de terre que Jacob avait acquise, pour cent kecita, des fils de Hamor, père de Sichem, et qui devint la propriété des enfants de Joseph. » (Yéhoshouah, 24,32 – trad. rabbinat)
Ni la déchéance de Yéhoudah, ni l’exil de Iosseph n’ont dissous le peuple hébreu et son alliance avec ha Shem, De même, beaucoup plus tard, ni l’assimilation dans l’Emancipation, ni la Shoah n’empêcheront la renaissance de l’Etat d’Israël. Mieux encore la tradition annonce un Messie de Iosseph et un Messie de David (et donc de Yehoudah, qui se succéderont et se compléteront (Soucca, 52a).
L’humanité a besoin d’un peuple hébreu fort pour vivre. Ha Shem nourrit son Alliance au-delà des défaillances de ceux qui la portent.
2021
Parasha Vayigash : Vieillir, distiller
Par le rabbin Haim Cipriani
« Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu en Égypte. Mais maintenant, ne vous désolez pas, et que vos yeux ne s’enflamment pas de m’avoir vendu ici, car Elohim m’a envoyé devant vous pour donner la vie « [Gn 45, 5].
La fin du livre de Bereshit/Genèse, le Livre des Commencements, nous offre une puissante réflexion sur ce que les commencements peuvent réellement signifier.
Après tant d’années de séparation, Joseph révèle son identité à ses frères qui avaient voulu le tuer pour finalement décider de le vendre comme esclave. La scène est pleine de tension et de malaise. Les frères, retiennent leur souffle, se demandant comment va réagir celui qui est devenu entre-temps un puissant ministre égyptien.
Mais la première démarche de Joseph est une démarche de ré-interprétation, visant à relire la réalité de leur passé tragique commun. Lorsqu’il évoque Elohim comme étant à l’origine des événements, Joseph fait peut-être référence à l’attribut de justice généralement évoqué par cette appellation, comme s’il reconnaissait implicitement sa propre part de responsabilité dans la haine que les frères avaient développée à son égard. Non pas que cela diminue leur responsabilité que Joseph ré-affirme avant tout. Mais tout ne se résume pas à cette responsabilité. Joseph reconnaît aussi sa part de responsabilité en n’ayant pas modéré son égocentrisme et en laissant son père le gâter de manière exagérée et si affichée.
Vieillir c’est à la fois savoir distiller l’essentiel…
Joseph, bien sûr, aurait toutes les raisons de se venger de ses frères, mais il choisit d’interpréter les événements autrement, car le fait d’avoir vieilli lui a donné l’occasion de jeter une lumière différente sur le passé, mais aussi sur lui-même. Il a attendu pour le faire, car voir et admettre sa vérité intérieure demande du temps et de la maturation. Mais aussi parce qu’il a eu besoin d’un déclencheur. En effet, nous ne savons pas s’il aurait pu le faire si les frères n’étaient pas venus en Égypte. Joseph commence en déclarant : « Je suis Joseph votre frère ». Sachant qu’entre-temps il est devenu égyptien en prenant le nom de Tsafnat Paneach, nous pouvons comprendre qu’il ne le dit pas seulement pour ses frères, mais aussi pour lui-même. Parce que c’est seulement maintenant, à cette étape de la vie, qu’il est capable de se regarder vraiment et de prendre conscience d’un certain nombre de choses…
Il y a cependant un paradoxe. Vieillir permet une lucidité beaucoup plus grande et un regard plus déterminé sur les choses, ce qui nous permet de distiller l’essentiel. Mais pas seulement. Vieillir donne aussi la faculté de s’ouvrir à la vérité que les autres savent distiller en nous. C’est pourquoi Joseph a besoin de se confronter à ses frères et sœur pour se révéler à lui-même avant même qu’ils ne se révèlent à eux. Ce faisant, cela lui donne la possibilité d’accepter sa vérité, au sens grec d’aletheia, le dévoilement d’une personne à une autre, ou à elle-même, dans un acte de distillation de la vérité qui demande à l’homme de prendre conscience.
D’autre part, en vieillissant, nous nous retrouvons souvent avec des expériences qui se sont « sédimentarisées», rendant difficile l’affirmation de ce que nous avons fini par considérer comme «l’essentiel» et donc de pouvoir vivre « cet essentiel» avec ses éventuelles conséquences. C’est une chose de voir, c’en est une autre de réagir. Et pourtant, le pouvoir de façonner une certaine vision de ce que nous avons fini par comprendre de ce que nous sommes, de ce que nous sommes vraiment et de ce que nous pourrions être est fondamentalement le seul pouvoir que nous ayons vraiment.
… mais aussi savoir s’ouvrir à la vérité que les autres savent distiller en nous
Joseph réagit en élaborant une vision créative du passé, un choix qui lui permet de voir ses propres insuffisances, et aussi celles de ses frères, ce qui entraîne une vie ensemble possible, et non l’inverse. Il est certain que, pour lui, les deux options les plus évidentes à ce moment-là auraient été d’effacer sa vie antérieure, en laissant partir ses frères qui auraient pu être considérés comme indignes de son attention, soit de laisser tomber sa vie actuelle de gouverneur égyptien, en retournant à ses racines. Mais l’évidence ne rend pas justice à la complexité de la vie, et Joseph choisit courageusement d’intégrer ces deux réalités, en choisissant d’une part de poursuivre son travail en Égypte, et d’autre part en demandant à sa famille de s’y installer. Ceci est particulièrement problématique lorsque l’on sait que ce choix permettra à la famille d’être réunie, mais engendrera aussi l’esclavage à venir. Joseph ne connaît pas l’avenir, mais il est sans aucun doute conscient des risques de son choix audacieux, le choix de ne pas fuir, ce qui apportera la vie mais aussi la souffrance, puis encore la vie.
Tout cela nous fait réfléchir sur le fait de vieillir et de cette possibilité d’acquérir cette faculté de distillation, tout en pouvant aussi se sentir parfois incapable d’y réagir. La conclusion de Bereshit/Genèse suggère que les débuts ne sont pas toujours là où nous les avions imaginés. Parfois, ils nous prennent par surprise à différents moments de notre parcours et nous obligent à un dévoilement qui change l’état des choses à jamais. Et ils sont donc plus difficiles, plus périlleux, mais peut-être aussi infiniment précieux.
(Texte traduit de l’italien)
2021
Mikets : vaches, altérité et fraternité
Mikets nous présente Joseph, une fois de plus emprisonné. Au terme de deux années d’impuissance, il parvient soudainement, par le biais de l’interprétation des rêves de Pharaon, au sommet du pouvoir. On le voit ainsi organiser ce que l’on appellerait aujourd’hui la résilience collective de l’Egypte, face à une crise alimentaire qui menace. Et on le voit, devenu le deuxième personnage de l’Etat, traiter ses frères (qui ne l’ont pas encore reconnu) avec une apparente dureté.
Mikets : Joseph et l’Egypte
On pourrait s’interroger quant à la compétence des prêtres égyptiens (car ce sont bien des prêtres : le magicien ou le sorcier n’est jamais que le prêtre de l’Autre, de même que la superstition n’est jamais que la spiritualité de l’Autre). Car l’interprétation que donne Joseph n’a rien de particulièrement surprenante. Certes, on trouve toujours facile une énigme dont on connaît déjà la solution mais ces hommes sont supposés être des professionnels en la matière. Sans doute y a-t-il dans leur échec à interpréter le signe de quelques points de blocage.
Premier de ces points de blocage : le texte nous dit « Mais nul ne put lui en expliquer le sens ». Peut-être les prêtres égyptiens ont-ils compris le sens du rêve mais ont-ils été incapables de l’expliquer à Pharaon. Crainte de mettre en colère le monarque ? Incapacité dudit monarque à comprendre les choses ?
Deuxième point de blocage, et non des moindres : le fleuve, et, au-delà du fleuve, l’Egypte. Présent dans les deux songes de Pharaon, le fleuve ne peut être que le Nil. Or, pour un esprit égyptien, que le Nil, immuable et éternel, puisse un jour cesser de se montrer généreux envers ses enfants, voilà une notion inconcevable. Axe du monde, nourricier du Pays Noirs, le Nil est le cœur et le père de l’Egypte. Or c’est bien du Nil que viennent à la fois les vaches grasses et les vaches maigres, les épis lourds et les épis chétifs. La vision du monde de l’Egypte est une vision statique : l’univers est immuable. Même la notion de vie après la mort n’est qu’une éternelle répétition ; après son trépas, l’Egyptien continuera, dans l’outre-monde, à mener la même existence : le serviteur sera toujours un serviteur, le roi sera toujours un roi. Rien ne change jamais. Le fleuve a certes ses caprices et toutes les années ne se ressemblent pas mais imaginer qu’il puisse trahir l’Egypte sept années durant, c’est inconcevable. Et sept années de disette seraient suffisantes pour menacer l’existence-même de la nation et de l’Etat. La menace existentielle est donc réelle. Mais incompréhensible pour qui considère que la solidité de l’Etat égyptien fait partie de l’ordre du monde.
Il n’était sans doute pas concevable, pour les prêtres égyptiens, d’envisager que les songes puissent annoncer une menace à même de faire chanceler la plus puissante nation du monde connu. Ce que Joseph amène, c’est l’idée que rien n’est éternel ; que l’avenir se prépare et que le réel est fragile.
Les situations les plus sûres en apparence ne sont pas nécessairement les plus durables. L’histoire du peuple juif et sa confrontation avec les quatre empires en est la manifestation la plus évidente : la puissance matérielle d’un jour peut être balayée le lendemain et, surtout, ne prédit en rien la résilience de la nation face aux changements du monde.
Joseph et les rêves
Tout le bonheur des hommes est dans leur imagination.
Donatien Aldonse François de Sade
La vie de Joseph est bercée par les rêves. Les siens comme ceux des autres. Elle est aussi vécue au rythme des emprisonnements et des libérations.
Au-delà des rêves, on peut dire que Joseph vit en prise directe avec l’imaginaire. Car au-delà des songes, il est également influencé par les fantasmes et les désirs (comme celui de la femme de Putiphar), les espoirs, les ambitions, etc. Toutes choses qui, dans la physique antique, sont regroupées sous le terme général de simulacres : les choses constituées non de matière, mais de pensée, d’apparence et de perception. Joseph est celui qui se confronte aux simulacres. Il en est d’abord victime, avant d’en devenir, au fil de sa vie, le maître. Dans la première partie de sa vie, les simulacres ne lui apportent que le malheur : ses rêves lui valent l’animosité de ses frères ; les fantasmes de la femme de Putiphar lui valent la prison. Dans les deux cas, il est emprisonné (la citerne d’abord, la geôle égyptienne ensuite) à cause d’imaginaires et de l’interprétation qu’on leur donne : dans un cas, on l’accuse de vouloir réaliser ces simulacres, dans le second, on lui reproche de ne pas l’avoir fait. Dans tous les cas, il est prisonnier de l’image que les autres se font de lui et de ce qu’il devrait être, dire ou faire, et il est victime de sa propre asynchronie avec cette image.
Dans la deuxième partie de sa vie, Joseph fait montre non seulement de son talent d’oniromancien, mais également d’une grande habileté à manier les apparences, notamment dans le rapport avec ses frères. Là encore, il s’agit de simulacres. Joseph a compris la puissance des représentations, des symboles et des apparences, et a réussi à s’en faire l’interprète et le maître. Et il devient véritablement un prophète, en cela qu’il transforme les simulacres, qui ne sont que des potentiels ou des réalités en devenir, en faits et en réalités. Ici, l’imaginaire influence encore le réel, mais cette fois pour le bien : la prévoyance (et donc l’imagination du malheur) permet d’éviter la famine, la comédie de Joseph permet d’amener sa famille auprès de lui.
Mikets nous dit donc que, quoi qu’il arrive, l’imaginaire dicte toujours les actes de l’Homme. Mais que nous pouvons choisir. Décider s’il doit être un maître tyrannique nous entraînant vers le mal ou un serviteur efficace sur lequel nous pouvons nous appuyer pour réaliser de grandes choses.
Joseph et l’Autre
Le rapport de Joseph à l’Egypte est des plus révélateurs et préfigure à lui seul nombre de futures relations entre le peuple juif en Diaspora et les nations au sein desquelles il résidera.
Joseph, on l’a vu, a réussi à interpréter le rêve de Pharaon en partie parce qu’il se place d’un point de vue qui est légèrement différent de celui des Egyptiens. A ce titre, il préfigure le Juif en tant qu’étranger proche dans les sociétés occidentales et musulmanes : celui qui est assez intégré à la nation pour la comprendre et en connaître usages et imaginaire mais qui, en même temps, est juste assez éloigné, juste assez en marge, pour être capable d’émettre des idées originales, de penser out of the box.
Mais il est également une figure de l’intégration réussie : Joseph réussit à être à la fois parfaitement hébreux et parfaitement égyptien, sans que les deux identités entrent en contradiction. Les devoirs qu’il supporte et les charges qu’il exerce en tant que vizir ne sont pas en concurrence avec ses impératifs à l’égard de sa famille.
Un détail de l’histoire est à ce titre révélateur : Asnath, l’épouse de Joseph (et mère d’Ephraïm et de Manassé). Le Pirke de Rabbi Eliezer affirme que l’épouse de Joseph n’est autre que la fille de sa sœur Dinah (celle qui avait été violée par Sichem) mais il s’agit selon toute vraisemblance d’une tradition tardive, exprimant surtout l’embarras des commentateurs face au fait que Joseph épouse une païenne. Car la Torah, elle, nous affirme qu’Asnath (dont le nom est bien égyptien ; il s’agit même d’un théonyme, évoquant la déesse Neith) est bien la fille de Putiphar. Joseph rompt donc avec la tradition incestueuse de ses pères et épouse une étrangère, qui plus est païenne. Et de cette union ne nait pas une, mais deux des tribus d’Israël. Deux fois plus, donc, que pour chacun de ses frères qui, eux, sont restés dans la tradition.
Ce que nous dit cette histoire, c’est que l’identité juive n’a rien à craindre à se mêler à celle d’autres nations : elle ne s’y perd pas ; au contraire, elle s’y enrichit, tout comme elle enrichit sa culture d’accueil, et ces unions sont fécondes. La parasha comprend d’ailleurs un autre élément qui peut encourager à la lire en ce sens. Il ne faut pas oublier, en effet, que si c’est Joseph qui interprète les rêves de Pharaon, c’est bien Pharaon qui rêve. Pharaon, par conséquent, qui reçoit le message divin. Il y a donc rappel de l’aspect fondamentalement universel de la conception juive du monde : s’il revient à Israël de porter le message divin et de se faire son interprète, ce message s’adresse bien à tout le genre humain. D.ieu parle à tous, et à chacun en sa langue et dans son propre système symbolique. Et nous sommes tous encouragés, comme Joseph, à chercher y compris dans les systèmes qui nous sont étrangers des traces et des messages de l’Unique.
Mikets : une leçon de fraternité
Un dernier point qui a également son importance : la famine révèle, in fine, le sens de l’un des rêves d’adolescence de Joseph. Car le songe des gerbes de blé n’est pas l’annonce d’une domination future mais celle d’une fraternité. La possibilité, pour Joseph, dont la gerbe est droite et puissante, de venir en aide à ses frères courbés par la famine. Eux avaient pris pour de l’autorité ce qui était en réalité de la Tzedaka. C’est qu’il est, bien souvent, plus facile et confortable de faire preuve de charité que de la recevoir. Et qui la reçoit peut en venir à haïr qui la donne, justement parce qu’il le renvoie à son propre état. Là encore, Mikets ne se trompe pas quant à la nature humaine.
Illustrations : Adrian Dascal – Unsplash / Javardh – Unsplash
2021
La haftarah de Vayéchev
Par Georges-Elia Sarfati
(Amos 2,6 – 3,8)
Les Sages ont choisi deux extraits du livre d’Amos pour interroger certains grands thèmes amenés par la sidra Vayéchev. Rappelons que ce prophète – qui niait faire œuvre de prophétie – fut actif au VIIIe siècle avant l’ère commune ; et bien qu’originaire de Juda, il exerça son magistère dans le royaume du Nord, à une époque où la prospérité allait de pair avec la corruption matérielle et morale. Dénoncé par le chef des prêtres, il dut quitter le royaume, mais la tonalité de ses oracles a durablement marqué l’esprit de la prophétie hébraïque.
Cet extrait du Livre d’Amos introduit très tôt le thème qui fait lien avec l’épisode de la relation que Juda entretient avec Tamar, laquelle s’est présentée à lui sous la guise d’une prostituée (Gn. 38, 14-17). Sans doute l’a-t-elle fait pour mettre à l’épreuve sa moralité. A l’époque d’Amos, la référence est encore assez vive dans les esprits pour paraître en filigrane : « (2, 7. (…) Le fils et le père fréquentent la prostituée, outrageant ainsi mon nom sacré. Ils s’étendent, près de chaque autel, sur des vêtements pris en gage, et le vin provenant des amendes, ils le boivent dans le temple de leurs dieux. »
Que la dénonciation d’Amos soit ici entendue littéralement, ou allusivement, elle souligne dans les deux cas ce que le principe même de la prostitution suppose : le fait de faire commerce de la vie d’autrui, dans des conditions nécessairement dégradantes.
Quel étrange épisode en effet que celui de Juda et Tamar, inséré dans la sidra Vayéchev comme une parenthèse narrative, mais qui prend aujourd’hui un relief si particulier. En effet, dans le récit biblique, c’est la descente de Joseph en Egypte qui prévaut, tandis que l’histoire de Juda et Tamar occupe l’arrière-plan. Longtemps, comme on le sait, le peuple d’Israël a vécu en Egypte (représentation de la diaspora où tout est possible : le malheur autant que la prospérité, suivie d’un nouveau cycle de malheurs), tandis que l’aspiration ‘’judéenne’’ demeurait minoritaire. Depuis l’éveil du sionisme à la fin du XIXe siècle, et son accomplissement national depuis 1948, l’histoire du peuple d’Israël a commencé d’inverser cette répartition : l’esprit de Joseph n’est plus représentatif de la majorité, tandis que le peuple d’Israël est entré dans un cycle judéen. Le mouvement de balancier de l’histoire voulue a aussi pour conséquence de placer Juda devant les écueils de toute société, ancienne ou nouvelle : le risque de la défaite de ses propres idéaux, dans la confrontation aux contraintes de la guerre économique. De cela, il est déjà question chez Amos : « Ainsi parle l’Eternel : « (2, 6-7)- A cause du triple, du quadruple crime de Juda, je ne le révoquerai pas mon arrêt : parce qu’ils vendent le juste pour de l’argent et le pauvre pour une paire de sandales. Ils convoitent jusqu’à la poussière du sol répandue sur la tête du malheureux, ils font dévier la route des humbles. »
YHDH (Yehuda)/YHWH (Yahwé)
Les paroles d’Amos, qui ont fait souche dans la prophétie hébraïque en lui léguant une incoercible exigence de justice, résonnent encore pour nous. Elles opèrent comme un prisme de lecture de la modernité d’Israël, un rappel permanent à l’ordre de son style éthique. Il n’est pas dans la nature de l’éthique sociale d’Israël d’imposer comme une norme naturelle la chosification d’autrui, constitué en moyen en vue d’une fin. Cette manière d’être reconduit l’une des plus affreuses formes de servitude. Une société prenant corps dans le nouvel Etat judéen foule aux pieds ses propres valeurs lorsqu’elle ne réduit pas la pauvreté, mais la décuple, tandis que s’accroît en son sein le crime de cynisme et d’indifférence qui est la pire des indignités. C’était sans doute la teneur, ainsi entendue, du discours d’Amos, il y a 2800 ans. Par-delà sa brutalité visible, cette logique de l’extorsion entraîne une réalité non moins violente, mais moins apparente : l’expropriation de tout contenu d’intériorité. Dans une telle société, la différence spirituelle tend à se voir marginalisée. C’est ainsi que la violence de la nécessité économique détourne nombre de jeunes gens d’une vocation à peine embrassée ; elle sème le découragement dans leur cœur. Cette société corrompt et détourne de leur dessein les âmes pures. Amos, encore – « 2, 11- Et c’est parmi vos fils que j’ai suscité des prophètes, parmi vos adolescents des Naziréens ! N’en est-il pas ainsi fils d’Israël ? dit l’Eternel. Mais vous avez forcé les Naziréens à boire du vin, et aux prophètes vous avez fait défense de prophétiser !
Est-ce donc là, la société érigée au nom de l’humanisme hébraïque, promise par le Texte de sa Déclaration d’Indépendance, celle qui déracine d’elle-même, les conditions de sa propre espérance ? Cependant, sans le savoir peut être, Juda conserve la prémonition de ce que veut dire son nom : qu’il provient de Judée, qu’il y demeure, envisage de s’y établir, ou refuse cette perspective. Il sait – même s’il en ignore aujourd’hui les détails – que son histoire est marquée du stigmate de la violence et de la persécution, mais qu’elle est aussi une histoire de sursaut pour reconquérir sa dignité. Il sait encore que son existence ne va pas de soi, que ses ennemis sont encore nombreux, et que pour autant qu’il réside sur la terre d’Israël, celle-ci n’est guère assurée. Mais Juda sait aussi, d’une certitude plus secrète encore que ce que lui en dit sa désignation, que son nom d’appartenance (Juda/Judée) miroite encore de l’un des noms encryptés du Créateur : YHDH (Yehuda)/YHWH (Yahwé).
Cette proximité – connue des prophètes, puis de la tradition kabbalistique – s’exprime dans l’interpellation d’Amos : « (3, 1-2)- Ecoutez cette parole que prononce l’Eternel sur vous, enfants d’Israël, sur toute la famille que j’ai retirée du pays d’Egypte ! La voici : « C’est vous seuls que j’ai distingués entre toutes les familles de la terre, c’est pourquoi je vous demande compte de toutes vos fautes. »
Ce rappel ultime (« c’est vous seuls que j’ai distingués… ») précède la formulation de ce qui constitue l’indice explicatif de la rationalité prophétique : « (3, 7-8)- Ainsi le Seigneur n’accomplit rien qu’il n’ait révélé son dessein à ses serviteurs les prophètes. Le lion a rugi : qui n’aurait peur ? Le Seigneur Dieu a parlé : qui ne prophétiserait ? »
Cela, Juda ne peut pas l’oublier.