2021
La haftarah de Noah
Par Georges-Elia Sarfati
Haftarah: Isaïe : 54,1-55,5
Les Sages ont choisi un passage du Deutéro-Isaïe pour élaborer un thème fondamental de la sidra Noah. Ces prophéties, sans doute proférées au sortir de l’exil de Babylone, se distinguent par des formulations porteuses d’espérance et de consolation.
Deux versets évoquent directement l’épisode déterminant de l’histoire de Noah (Noah: 8, 21-22 ; 9, 11), qui permettent de forger les grandes perspectives de ce texte : « (54, 8-9) Dans un transport de colère je t’ai, un instant, dérobé ma face (istarti panaï) ; désormais, je t’aimerai d’une affection sans bornes, dit ton libérateur, l’Eternel. Certes, je ferai en cela comme pour les eaux de Noé : de même que j’ai juré que le déluge de Noé ne désolerait plus la terre, ainsi je jure de ne plus m’irriter ni diriger des menaces contre toi. »
La référence à la sauvegarde de Noah fait ici l’objet d’une mise en perspective plus spécifique : si l’humanité fut naguère capable de dévoiement, il s’avère aussi que la conduite d’Israël se caractérise, à certains moments de son histoire, par l’ambivalence à l’égard de l’enseignement du Créateur. La « colère » de Celui-ci nous apparaît constamment à la mesure des égarements de l’humanité créée. De même que l’humanité pré-diluvienne attira sur elle la catastrophe, du fait de l’iniquité (Ber. 6, 5) et de la violence (hamas) dont elle s’était rendue coupable (Ber.6, 11), Israël connut l’épreuve de la destruction et de la dispersion, pour s’être éloignée de l’Instruction reçue en héritage. C’est du moins, selon cette logique que le judaïsme antique interprétait son histoire. Cependant, à bonne distance de l’épisode lointain de Noah, la relation prophétique se particularise selon des termes qui ne trouvent d’équivalent que dans le Cantique des cantiques. La parole du prophète se colore désormais de toutes les nuances du symbolisme conjugal : « (Is., 54, 5-6) Oui, ton époux ce sera ton Créateur, qui a nom l’Eternel des Armées, ton sauveur sera le Saint d’Israël, qui s’appelle le Dieu de toute la terre. Car comme une femme abandonnée et au cœur affligé, l’Eternel t’a rappelée ; la compagne de la jeunesse peut-elle être un objet de dédain ? Ainsi parle le Seigneur. »
L’expression de réprimande, aussitôt suivie de ‘’regret’’, se traduit ici par les formule « voilement de la face » (Is., 54,10) – istarti panim : je t’ai dérobé ma face. Nous savons aujourd’hui que cette assertion, dont se déduit l’un des noms de l’Eternel, témoigne d’une fréquence historique, qui a connu des sommets d’abandon, à différents moments de la dispersion. L’Alliance à laquelle il est fait référence prolonge celle que l’Eternel avait d’abord conclue avec Noah. Elle le fut à des étapes distinctes de l’époque de transition que représente la vie de ce patriarche : d’abord passée avec Noah et sa descendance, avant le Déluge (Noah : 6, 18), puis réitérée à l’issue du Déluge (Noah : 9, 9). Au demeurant, ce pacte prit aussi différentes formes : il fut d’abord scellé comme une défense de la vie, au titre d’une assurance que l’Eternel ne causerait plus la destruction de tout vivant (Noah : 9, 11), pour finalement se matérialiser en signe de commémoration, sous la forme de la manifestation naturelle de l’arc-en-ciel (Noah : 9, 15-17).
Isaïe façonne à présent son propre discours par allusion à l’antique mémoire divine de l’humanité ; mais il le fait au moment où Israël est de nouveau en chemin vers sa Terre. Et la réitération de l’Alliance s’adresse délibérément – non plus aux trois fils de Noah – mais plus singulièrement à une fraction d’entre les fils de Sem. De surcroît, le principe de cette Alliance se trouve modifié aux dimensions d’une ‘’alliance de paix’’ (berit chalom) : « (54, 10) Que les montagnes chancellent, que les collines s’ébranlent, ma tendresse pour toi ne chancellera pas, ni mon alliance de paix ne sera ébranlée, dit Celui qui t’aime, l’Eternel ! »
A cet endroit, une remarque s’impose : il y a peu de probabilité que, dans le monde humain, la tendresse – hessed, ce mot désigne en vérité la bonté, la générosité – de l’Eternel infuse spontanément sans que l’humanité agisse pour en capter les échos. D’autre part, que signifie l’expression « alliance de paix » ? Prévenons d’emblée une mésinterprétation : saisi par l’air du temps, ne faisons pas erreur sur la véritable signification de ces deux mots (berit chalom). Ils ne sauraient désigner la formule triviale d’un pacifisme délité dans toutes les complaisances de l’esprit du temps. La fermeté du discours prophétique est aux antipodes. La paix a un prix qu’il ne faut pas méconnaître, en se payant de son seul mot, comme s’il suffisait de le proférer pour obtenir l’état qu’il désigne.
L’alliance de paix : méditer et agir
Ainsi cette Alliance, dont le Texte nous dit qu’elle est irrécusable, suffit-il seulement d’en avoir l’idée pour qu’elle demeure effective ? Ne convient-il pas aussi d’en connaître les termes pour l’incarner ? La paix dont il est ici question (chalom) suppose la plénitude (chelémout) de la présence d’Israël au message divin. Isaïe suggère en outre que la portée de l’Alliance comporte par elle-même une bénédiction qui se prolonge par-delà l’instant de son rappel. Celle-ci semble inclure deux conditions indépendamment desquelles son nom se vide de sens. La première condition serait que les enfants d’Israël assument d’en méditer les termes, mais aussi de l’agir, en repensant à chaque époque les perspectives de sa transmission : « (Is., 54, 13) Tous tes enfants seront les disciples de l’Eternel ; grande sera la concorde de tes enfants. »
La seconde condition, qui constitue le corrélat de la première, serait que les enfants d’Israël mènent une vie selon la justice révélée : « (Is., 54, 14) Tu seras affermi par ma justice : bannie toute idée d’oppression, car tu n’auras rien à craindre ; de terreur, car tu seras garantie contre elle. »
Aujourd’hui que le peuple d’Israël oscille entre deux cultures – la culture mondialisée et la culture nationale retrouvée- nous percevons et comprenons que le « déluge » de haine qui accompagne son Retour, revêt – comme par le passé – les formes d’un antagonisme radical. Mais la prophétie enseigne du même élan que l’attachement d’Israël à l’Alliance promet la défaite de ses ennemis : « (54, 15) Que si l’on se mettait contre toi, ce serait mon aveu ; quiconque se mettra contre toi succombera sur ton sol. »
Dans le même temps, l’intuition prophétique sait discerner qu’au long cours, la guerre menée contre le principe-Israël puise dans le gauchissement du langage son arme la plus affûtée : « (54, 17) Tout instrument forgé contre toi sera impuissant, toute langue qui se dressera contre toi pour t’accuser sera convaincue d’injustice ; tel est le partage des serviteurs de l’Eternel, et l’arrêt équitable qu’ils obtiennent de moi, dit l’Eternel. »
Bien que ces versets témoignent aussi de la résistance que suscite constamment l’idée de l’Alliance, ils nous assurent de ce que la haine qui poursuit Israël corrompt irréversiblement ses ennemis. Ils nous enseignent, contre toute attente, que leur échec – ‘’leur langue’’, dit Isaïe, ‘’sera convaincue d’injustice’’ – pourrait augurer de leur éveil.
2021
La haftarah de Bereshit
Par Georges-Elia Sarfati
Les Sages ont choisi un passage d’Isaïe (42,5-43,10) en guise d’ouverture prophétique de la section inaugurale de la Torah. La critique historique distingue dans ces versets un propos du Deutéro-Isaïe, qui aurait prophétisé entre -586 et -538, à l’époque de l’exil de Babylone, peut-être même au sortir de cet exil. La formule du messager fait directement lien avec le récit de la création (Ber.1), en même temps qu’elle en suppose les étapes ultérieures (Ber. 1, 20-25) :
« (42, 5) –Ainsi parle le Tout-Puissant, l’Eternel qui a créé les cieux et les a déployés, qui a étalé la terre avec ses productions, qui donne la vie aux hommes qui l’habitent et le souffle à ceux qui la foulent (…) »
La création du monde matériel et celle des espèces vivantes marque la première manifestation de la révélation de l’Eternel. Ses phases sont ici inversées : le propos d’Isaïe donne la préséance aux hommes – tandis que, dans le Sefer Bereshit, ils viennent après les autres vivants (Ber.1, 26-27 ; Ber.2, 5-7) – comme pour suggérer qu’une fois sorti du règne naturel, l’humanité devient responsable des autres créatures, puisque le fait d’habiter en ayant sous son regard ‘’ceux qui foulent la terre’’, signifie peut-être une forme de non-indifférence.
Dépositaire privilégié de la Révélation, le prophète prend également soin de rappeler qu’aux lois physiques de la création de la nature, l’Eternel a ajouté, à l’intention de l’humanité, la divulgation d’une instruction – la Torah – destinée à orienter la conduite humaine dans l’univers créé :
« (42, 21)- L’Eternel s’est complu, pour le triomphe de sa justice, à rendre sa doctrine grande et glorieuse. »
Cette précision revêt ici toute son importance. Elle nous enseigne à discerner qu’à la création d’un univers doté de lois naturelles coïncide celle d’une intelligence (nechama) accessible à la compréhension de lois spirituelles.
La proclamation d’Isaïe offre la version la plus épurée de la théologie hébraïque, celle de l’unicité et de la singularité inaliénable du Créateur. Cette conception fait valoir l’une des innombrables réfutations de l’idolâtrie si caractéristiques de la Bible :
« (42, 8) – Je suis l’Eternel, c’est mon nom ! Je ne prête ma majesté à aucun autre, ni ma gloire à des idoles sculptées. »
Nous comprenons chemin faisant que Son action en appelle à la puissance du don gratuit (la création procède d’une décision libre et volontaire qui s’exprime comme surgissement de la vie), et simultanément à une force spécifique de limitation de toute-puissance qui ne serait pas celle de l’Eternel (la justice). A ce point, la prédication prophétique voit dans Israël la possibilité même de l’introduction d’un sens dans l’histoire :
«(42,6)- Moi, l’Eternel, je t’ai appelé pour la justice et je te prends par la main ; je te protège et je t’établis pour la fédération des peuples et la lumière des nations ; pour dessiller les yeux frappés de cécité, pour tirer le captif de la prison, du cachot ceux qui vivent dans les ténèbres. »
La vocation morale d’Israel
Ce verset forme le cœur de la prophétie, il détermine la vocation d’Israël, en tant qu’’’appelé’’. S’il est une essence historique d’Israël, celle-ci consiste à véhiculer et instituer la justice dans le monde. La forme même de cette vocation s’affirme sous le signe du mandat providentiel (« je te protège et je t’établis »). Ce mandat comporte sa finalité propre : il est de l’ordre de la transmission universelle, dont la finalité s’incarne dans le rassemblement des différentes fractions de l’humanité (« la fédération des peuples »). Une longue tradition exégétique, autant que culturelle, souvent marquée du sceau du lieu commun, a fréquemment associé à l’idée d’Israël l’expression d’Isaïe : « pour la lumière des nations ». Celle-ci traduit une intention autant qu’une direction : il ne saurait s’agir d’une hégémonie politique, mais davantage d’une destination morale, intéressant de proche en proche les entités politiques (les ‘’nations’’). Précisons ici que la « lumière » d’Israël irradie celle qui a présidé à la création (Ber. 1, 3). L’alternance lexicale peuple (am)/nation (goy) indique bien que la « justice » comprise par Israël est appelée à informer les cultures populaires, antérieurement à leur affirmation politique. Cela nous enseigne que le musar /l’éthique juive constitue la véritable assiette des peuples, antérieurement à leur constitution en nations.
Isaïe institue une véritable synonymie entre la présence au monde d’Israël et l’instauration universelle de la justice (tsédèk), dont l’esprit, y compris reçu et réinterprété par les peuples – constituées en nations ou pas – sera susceptible de dissiper l’iniquité et d’éveiller à une autre possibilité de l’histoire, émancipée de l’ignorance (« ténèbres »), comme de la tyrannie (« cachot ») et de l’oppression (« prison »), que celles-ci résultent de l’excès des passions ou de la malignité des pouvoirs.
Mais la vocation d’Israël – qui est obligation morale – ne va pas sans risque, car le Serviteur de l’Eternel lui-même peut aussi bien refuser d’assumer sa mission. A la fois obligé et témoin, Israël – du fait de sa diversité même – diversité qui l’expose aux tentations autant qu’aux écueils d’une histoire éclatée – est susceptible de s’insurger contre la « lumière » – c’est-à-dire l’Instruction – dont il a la charge :
« (42, 19) – Qui est aveugle, sinon mon serviteur, sourd, sinon le messager que j’envoie ? Qui est aveugle comme le favori (du Seigneur), aveugle comme le serviteur de l’Eternel ? Tu as vu de grandes choses et tu n’as pas fait attention; tu avais les oreilles ouvertes sans rien entendre ! »
La profération d’Isaïe retentit d’une tonalité renouvelée, depuis la renaissance d’Israël, puisque la conscience de sa vocation, et la congruence avec l’intelligence de sa tradition demeurent des enjeux toujours actuels. Aux uns, elle rappelle que la moralité ne saurait s’abstraire de l’histoire, aux autres que l’histoire ne saurait se dérouler au mépris de la moralité. Et à tous, que le souci de l’unité et la conscience de la fidélité conditionne la possibilité d’une histoire sensée :
« (43, 10) – Vous, vous êtes mes témoins, dit l’Eternel, et le serviteur choisi par moi pour reconnaître, pour croire en moi et être convaincu que moi JE SUIS : qu’avant moi, nul Dieu n’a existé, et qu’après moi, il n’y en aura point. »
2021
Sur l’esprit du Musar
Par G. E. Sarfati
Si l’on veut appréhender avec quelque exactitude l’esprit du Musar, il convient d’en situer la source dans la tradition du judaïsme la plus ancienne, puisque ses thèmes principaux se rencontrent déjà dans le Livre des Proverbes[1] : « Grâce à eux (les paroles de Salomon), on apprend à connaître la sagesse et la morale (Musar), à goûter le langage de la raison, à accueillir les leçons de bon sens, la vertu, la justice et la droiture. » L’esprit du Musar s’enracine dans le Texte biblique, et, de proche en proche, irradie comme une énergie continue tout au long des principales branches de la pensée hébraïque, avec une insistance toute particulière sur les fins pratiques : Talmud, Halakha, Midrash, Kabbale, Philosophie… C’est dire que l’esprit du Musar définit peut être l’invariant le plus stable de ces textes qui appellent à la spiritualisation de notre humanité.
La raison principale de cette aspiration, qui est aussi une ambition civilisationnelle, procède d’une idée simple, aussi bien qu’excessive, au regard de la complexité de la condition humaine : l’existence d’un dieu spirituel appelle chacune et chacun à la conduite d’une vie spirituelle. La longue histoire de la prophétie d’Israël n’enseigne pas autre chose. A sa manière spécifique, le Musar peut par conséquent se comprendre comme l’un des plus anciens programmes éducatifs du genre humain. Et là réside aussi la singularité de la vocation d’Israël, mais sans doute aussi de son « élection ». En Hébreu, il est question du « choix d’Israël », mais le même mot veut aussi désigner une épreuve. Le Musar est une mise à l’épreuve, un défi lancé à la condition humaine, pour l’ouvrir à la transcendance, dans ce monde-ci. C’est aussi le paradoxe de Musar, cela même qui en fait une discipline exigeante.
Une discipline exigeante
Au-delà des premiers enseignements systématiques : Livre des Proverbes, Maximes des Pères, ce sont les philosophes du judaïsme qui dès le 10e siècle de l’ère commune, inaugurent une tradition d’écrits de Musar, qui tend à en faire une branche distincte du corpus rabbinique, de manière à dessiner une voie de transmission complémentaire de cette sagesse pratique : il en va ainsi de Saadion Gaon (dans un chapitre du Livre des croyances et des opinions) à Mendel de Satanov (dans son beau livre : Examen de conscience), selon une chaîne de transmission ininterrompue. Ainsi comprise, la tradition du Musar définit une perspective didactique, destinée à doter l’apprenant des moyens de l’autonomie, dans le domaine de sa propre croissance spirituelle. C’est ainsi que s’explique la rédaction d’un très grand nombre de courts traités – du 10e au 19e siècle -, dans toutes les sphères et les latitudes de la diaspora : orientale aussi bien qu’occidentale, à chaque époque aussi. Chacun de ces traités avance une proposition pédagogique, avec sa méthode de progression, chacun de ces traités reproduit à l’écrit les conditions d’une transmission personnelle, de maître à disciple : Les devoirs des cœurs(Ibn Paquda), Le livre de la correction des traits de caractère (S. Ibn Gavirol), Le chemin des justes (M. H. Luzzatto), etc.
Chacun de ces courts traités, selon le style spirituel et la philosophie de son auteur identifie un cycle des vertus exposé avec un ensemble de recommandations visant en faciliter mais aussi à en permettre l’acquisition. On peut se demander pourquoi les Sages d’Israël ont éprouvé le besoin de dessiner les voies d’un enseignement distinct du Musar, alors que sa visée principe caractérise déjà l’entier de la tradition ? Cette innovation, qui se produit dès le début du haut moyen âge, s’explique par les mutations survenues dans l’organisation des communautés juives dispersées depuis un millénaire, à l’époque où elles manquaient de maîtres, où la persécution grandissait, sous toutes les latitudes, dans un contexte de crise de la transmission et d’instabilité généralisée, avec son cortège d’insécurité et de risque d’assimilation, mais aussi d’implosion psychique et spirituelle. L’invention d’une tradition de Musar didactique, fut un signe de sagacité dans une période de crise du sens, au cours de laquelle, et dans le meilleur des cas, le ritualisme menaçait de l’emporter sur le rapport vivant au Texte et le primat de l’intériorité (l’authenticité et la pureté de l’intention).
Le Musar : Ethique ou approfondissement du sentiment religieux ?
Il serait donc abusif de réduire la tradition du Musar à la seule culture d’un souci ‘’éthique’’ dans le sens ordinaire de ce terme. C’est ce que semble confirmer le philosophe israélien Y. Leibovitz [2], lorsqu’il pointe ce que cette vue a de restrictif : « J’ignore si l’on peut inclure cette orientation dans le concept d’« éthique », puisqu’il s’agit d’approfondir la pratique religieuse – et celle-ci n’est pas un concept éthique. »
Cette réserve est d’autant plus justifiée que l’histoire du Musar comporte en réalité deux époques bien différenciées : d’abord celle que l’on pourrait appeler l’époque du Musar individuel, caractérisée par l’innovation didactique que nous venons d’évoquer, et celle, beaucoup plus récente du Mouvement du Musar (Tenua’t ha Musar), qui voit le jour au cours de la seconde moitié du 19e siècle, en Lituanie, à l’initiative de Rabbi Israël Lipkin Salanter [3] (1810-1883). Ce maître itinérant, qui parcourut à pied d’est en ouest et d’ouest en est toute l’Europe, pour diffuser la pédagogie nouvelle dont il fut l’artisan, s’adressait à tout le monde, à une époque de nouveau marquée par le regain de la judéophobie (antisémitisme théocratique des tsars de Russie, antisémitisme « moderne » des nations entrées dans l’ère des ‘’Lumières’’), dans un contexte de mutations politiques, économiques, idéologiques (Révolution industrielle, révolutions politiques, Printemps des peuples, etc.). Maître de la transmission orale, il a renouvelé l’étude du Musar en préconisant la fondation de petits groupes d’études susceptibles de transmettre à leur tour. Salanter a posé les bases d’une nouvelle institution – la maison du Musar – considérant que la pratique spirituelle devait précéder, puis nourrir, l’affiliation à la tradition aussi bien que les pratiques de vie quotidienne. En effet, comme le précise très justement Y. Leibovitz : « Le mouvement moral (Musar) a cherché à orienter la conscience humaine vers la pureté des intentions lors de la réalisation des mitzvot. Il s’agit donc d’intérioriser ces pratiques. »
Le Musar : une médecine spirituelle ?
Contemporain de la Haskala, ainsi que des débuts du Sionisme, sans en être l’adversaire, le Ris considère que vivre selon Israël c’est d’abord remembrer spirituellement l’Assemblée d’Israël (le Kelal Israel). L’ouverture d’esprit qui caractérise son enseignement se conçoit à l’aune de sa propre filiation culturelle : le Ris continue et élabore, en l’adaptant au plus grand nombre, la philosophie morale et la pensée cabbalistique du Rabbin Hayyim de Volozhyne[4].
Considéré sous le rapport de ce qu’il comporte de plus original, la contribution du Mouvement du Musar se conçoit comme une pédagogie active en même temps qu’une entrée critique dans la modernité : si le progrès scientifique constitue une valeur objective et collective, il ne saurait se substituer à l’effort de perfectionnement spirituel sans lequel tout accomplissement, réussite ou réalisation matérielle, menace de s’inverser en chosification de l’être humain. Ainsi compris, le musar actualise dans le champ contemporain les enjeux de toute école de sagesse : une médecine spirituelle, capable de combattre les « maladies de l’âme » (à commencer par l’enferment égoïste ou égotiste), et les horizons de sens promis à tout exercitant.
Par Georges-Elia Sarfati
Georges-Elia Sarfati est docteur en études hébraïques et juives (université de Strasbourg), fondateur de l’Université populaire de Jérusalem- Hébraïca/Retour aux Textes
- [1]Proverbes 1, 1-2
- [2]Y. Leibowitz, Israël et Judaïsme. Ma part de vérité. Entretiens avec M. Shashar, Paris, Desclée de Brouwer, préface et trad. de G. Haddad, p.91, 1993. - [3]Rabbi Israël Lipkin de Salant, Or Israel/La lumière d’Israël, traduction française de G.-E. Sarfati, Paris, Berg International, 2014. - [4]Rabbi H. de Volozhyn fut l’un des grands disciples du Gaon de Vilna, et le maître de Joseph Zundel, qui fut lui-même le maître de Rabbi Salanter. Cf. H. de Volozhyn, Nefesh hahayyim/L’âme de la vie, traduit par B. Gross, préface d’Emmanuel Lévinas, Paris, Verdier, 2014.
2020
Le judaïsme contemporain depuis la Shoah
Un cycle de quatre conférences en ligne animé par Georges-Elia Sarfati, professeur des universités, docteur en études hébraïques et juives.
Le génocide des deux tiers du judaïsme sous le Troisième Reich interroge aussi bien la civilisation européenne que le peuple juif. Ce cycle de conférences a pour objet de rendre compte des principaux débats philosophiques et théologiques qui se sont fait jour dès la fin des années 1960 du XXe siècle.
Quelle place la Shoah tient-elle dans la modernité, quels liens entretient-elle avec le processus de sécularisation ? En quoi la Shoah marque-t-elle une mise en crise radicale de la civilisation, en quoi souligne-t-elle son échec ?
Comment le judaïsme historique a-t-il fait face à cet événement qui interroge ses catégories fondamentales (la conception d’une histoire sensée, mais surtout celle d’un Créateur providentiel) ? Quelles catégories de la pensée juive permettent-elles de penser le devenir d’Israël depuis la Shoah, sans risque de dissolution ? Et surtout, quel code éthique est-il permis de déduire de cette épreuve proprement « innommable » ?
Une série de quatre visio-conférences, de 20h à 22h.
- Lundi 12 avril 2021
- Lundi 3 mai 2021
- Lundi 7 juin 2021
- Lundi 5 juillet 2021
Si vous vous inscrivez en cours de cycle, vous recevrez l’enregistrement des séances manquées.
Tarifs :
Adhérent : 12€ la conférence, 40€ le cycle
Non adhérent : 18€ la conférence, 65€ le cycle
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