Vayichla’h : Bal tragique à Pénouel et à Shalem
Par Gérard Feldman
La paracha se divise en 4 parties :
a- La rencontre de Yaacov avec Essav, son frère faux jumeau. La veille de cette rencontre Yaacov fait ce fameux rêve où il se bat avec un homme (Ish en hébreu). A la fin du combat, cet être lui enjoint de changer de nom pour s’appeler Israël
b- Le viol de Dinah, fille de Yaacov et Léah, et la terrible vengeance de Lévi et Shimon. Encore plus fort que les lynchages médiatiques de « me too ».
c- Bethel en Kenaan, lieu du changement de nom effectif pour Yaacov. C’est dans ce lieu que cette transformation est officialisée par ha Shem. Rahel meurt en couches.
d- La présentation des Toledot (engendrements) de Yaacov-Israël (35, 22-29) et aussi d’Essav-Edom (tout le chapitre 36 ,soit 43 versets !) Auparavant les deux frères enterrent leur père Its’haq ensemble.
Attardons-nous sur cet enterrement. Cela ressemble à l’enterrement d’Avraham. Its’haq et Ishmaël, les deux demi-frères ennemis, s’étaient retrouvés alors pour l’occasion. Mais il y a une grande différence ! Pour l’enterrement d’Avraham, Its’haq précédait Ishmaël dans le texte (paracha ‘Hayé Sarah 25, 9). Et les Sages y ont vu la reconnaissance par Ishmaël de la primauté d’Its’haq. Par contre, dans cette paracha, c’est Essav qui arrive en tête, suivi de Yaacov (35,29) ! La Torah a-t-elle d’un seul coup, et sans prévenir, inverser ses priorités ? Essav serait-il (re) devenu l’aîné en dépit de son renoncement à ce privilège pour un plat de lentilles rouges ?
La haftarah Ovadia et Hosheah/Osée : détruire Essav
On pourrait s’attacher longuement à chacune de ces parties, mais c’est sur cet aspect final de la paracha que je vous propose de réfléchir. J’y suis encouragé par notre tradition. Celle-ci, en effet, nous guide dans nos choix grâce aux haftarot.
Pour Vayichla’h, deux lectures nous sont proposées : Ovadia, 1 en entier et/ou Osée/Hoshéah 11, 7-11 et 12,13 à 14,10.
Que nous disent-elles ?
« Levez-vous, levons-nous contre elle à la guerre ! Voici petit (Israël), je te donne parmi les nations toi, le très méprisé. » (Ovadia 1, 1-2). Puis : « A cause de ta cruauté contre ton frère Yaacov, tu (Essav) seras couvert de honte et ta ruine sera éternelle ». Ovadia prédit la destruction d’Essav. Et si ce n’est pas assez clair, il ajoute : « La maison d’Essav n’aura pas de survivant car ha Shem a parlé » (Ovadia 1,18).
Hoshéah (Osée) pointe aussi du doigt Essav, le rendant responsable de la fuite de Yaacov en Aram, et du triste sort qu’il y a enduré durant vingt et un ans. « Yaacov a fui au champ d’Aram, et Israël a servi pour une femme, et pour une femme il a gardé ». (Hoshéah/Osée 12,13).
Le dernier sera le premier ?
Nous restons donc perplexes. Essav est appelé à la ruine à cause de sa cruauté mais il est mis à l’honneur en étant cité en premier à l’enterrement d’Its’haq. De plus, tout un chapitre est consacré à sa descendance. C’est même lui qui termine la paracha !?
Cela pourrait paraître relever d’un détail de l’histoire. Cela l’est moins, si on se rappelle que dans notre tradition Essav représente Rome dont l’impérialisme sévit jusqu’à nos jours sous des formes diverses, alors que Yaacov est Israël, le peuple qui a été choisi pour porter le projet de ha Shem et qui l’a accepté. La pratique de la force brutale l’emporterait-elle sur la pratique de la spiritualité.
La Torah nous montre ici – comme très souvent – que son propos ne se réduit pas à un combat entre les bons et les méchants. La Torah n’est pas un manichéisme. Mais au contraire elle est d’une aide formidable pour analyser le présent et envisager l’avenir. Quelle est cette réalité ? Celle qui s’est effectivement produite dans l’histoire des hommes : la victoire des impérialismes successifs et le combat permanent d’Israël pour faire progresser les Dix Paroles. Mais l’histoire nous montre aussi – comme l’ont dit nos prophètes – que les impérialismes ne sont pas éternels, qu’ils se détruisent les uns les autres, mais aussi que les Dix Paroles progressent au sein de l’humanité. Hitler, Staline et Mao furent les derniers dictateurs à afficher ouvertement une foi sans faille dans le seul rapport matériel des forces. Encore furent-ils, eux aussi, portés par des croyances sensées donner sens à leurs crimes.
Faire taire Essav… pour lui donner la parole
En mettant en valeur la descendance d’Essav, la Torah annonce ce qui va réellement dominer pour une longue période la vie des hommes. C’est ce qui formatera les conditions d’existence, et souvent de survie, d’Israël.
Mais elle annonce plus encore : la capacité d’Essav a retrouvé le chemin de ses pères, quand il aura pris conscience que la force brute ne conduit qu’à la ruine. On trouve des signes de cela dans la Torah et dans le midrash.
Dans la Torah, comme le note Pierre-Henri Salfati dans son commentaire de la parasha Toledot sur Akadem, Yaacov et Essav représentent ensemble les temps messianiques où toutes les nations reconnaîtront la Torah après avoir tenté d’en effacer ses origines tout en se les appropriant. Et ces temps approchent puisque c’est au 6° millénaire (Yom ha Shishi – sixième jour – de Berechit) que l’Adam d’avant la faute sera reconstitué.
C’est ainsi qu’on peut comprendre pourquoi Its’haq a préféré Essav. Il a complètement conscience des limites de son aîné. Mais justement, parce qu’il en a conscience, il souhaite le soutenir, plus que Yaacov qui, lui, s’est tourné spontanément vers la spiritualité. C’est dans cette même logique qu’on peut comprendre qu’Essav soit cité en premier à l’enterrement du père.
Le traité Kétoubot (111b) nous raconte aussi que la tête de Essav, et seulement elle, est enterrée à Makhpela avec les patriarches et matriarches. Pourquoi ? Parce que le faux jumeau s’est opposé à l’enterrement de Yaacov-Israël dans la célèbre caverne. Il hurlait que c’était sa place à lui ! C’est alors qu’un petit-fils de Yaacov, ‘Houshim ben Dan, le décapita. Les enfants d’Essav emmenèrent son corps. N’est-ce pas une jolie manière de faire place à la spiritualité d’Essav en parlant à sa tête et non à son c…orps ?
Marcher sur ses deux pieds : inspirer la crainte et proposer la fraternité
Cette paracha est donc capitale pour comprendre les rapports des Juifs à leur environnement. S’ils veulent rester fidèles à ha Shem et à la Torah il leur faut marcher sur deux pieds :
– Affronter sans état d’âmes ceux qui veulent nous détruire (Essav/Edom) » Il combattit avec lui », c’est Samaél, l’ange d’Éssav qui voulait le (Yaacov) tuer. [Midrash Tanhouma Vayishla’h, 8). Yaacov a combattu jusqu’au bout à Pénouel, y compris au prix de son intégrité physique qu’il a échangé contre une élévation morale. Ne jamais oublier qu’Amaleq descend d’Essav ! Leur opposer une force supérieure qui nous vient de ha Shem est le seul moyen de les faire réfléchir sur eux-mêmes.
L’épisode du massacre du clan de ‘Hamor pour venger Dinah, dans cette même paracha, s’inscrit dans cette logique. Elle contrebalance les tentatives de Yaacov pour amadouer Essav lors de leur rencontre. Yaacov conscient de la force supérieure d’ Essav n’est pas certain du soutien de ha Shem. Il préfère proposer des cadeaux à son frère menaçant, exactement comme les Juifs de l’Exil tenteront de se faire bien voir de leurs puissances tutélaires. Le bouc émissaire de Kippour n’est-il pas aussi un cadeau pour faire taire (adoucir ?) Essav (et ses semblables) ? Et Essav n’habite-t-il par Seïr ( שעיר ) et le « bouc émissaire » ne se dit-il pas : séir Azazel ( שעיר לעזאזל ) ?
C’est d’ailleurs pourquoi Yaacov va critiquer Lévi et Shimon pour leur massacre intempestif à Shalem, ville de Shikhem. Non pour des raisons humanitaires ! Mais parce qu’il a peur que tous les peuples du coin se retournent contre lui. Il leur reproche ce manque de retenue indispensable , à son avis, pour se faire accepter par les goïm (nations). Mais c’est le contraire qui se produit. Lui et sa famille purent rentrer en Kenaan – à Bethel – sans être inquiétés, justement parce qu’ils inspiraient la crainte, sous la protection de ha Shem.
– Inspirer la crainte peut être nécessaire, mais ce n’est pas une issue à long terme. Il faut aussi considérer les autres nations dans leur potentialité spirituelle. Ces nations ne se sont-elles pas détachées d’Israël, et au fond d’Adam Richon (premier Adam) lui-même ? Ne sommes-nous pas tous issus d’Adam, de Noa’h, et pour Essav, d’Avraham et d’ Its’haq ? Bien entendu, ces deux aspects se mélangent et se gèrent selon les rapports de force du moment.
Mais tout cela ne doit pas non plus nous faire oublier que Yaacov-Israël et Essav-Edom résonnent en chacun de nous. Il s’agit aussi d’un combat intérieur. La question se pose à nous à tout instant : en prenant la bénédiction d’Essav, Yaacov n’a-t-il pas aussi acquis de sa personnalité ? Changer de nom prend alors ici tout son sens, Yaacov devient Israël.