Parasha Toledot : Creuser les vieux puits ou boire de nouvelles eaux ?

Dans notre sidra (Gen 26,1-2), Itshaq se rend à Gherar, qui se trouve au Sud, en direction de l’Egypte, comme pour anticiper le mouvement qui sera plus tard celui de son fils Yaakov. Mais la Transcendance l’arrête, car Itshaq doit avant toute chose revivre ce qu’Avraham son père avait vécu avant lui. Il devra creuser les puits que le père avait déjà creusé, (Gen 26,18) mais aussi entrer en relation avec un roi étranger qui s’appelle Avimelekh exactement comme celui qu’ Avraham avait connu, et se questionner sur le rapport avec sa femme, comme son père l’avait fait. (Gen, 20).

Chaque projet doit connaître des étapes d’innovation, ce qui est le propre du chemin d’Avraham, et d’autres des étapes de  stabilisation, qui sont tout aussi importantes. Ce sera le rôle d’ Itshaq.

Ouvrir de nouveaux chemins ou les approfondir ?

Ces deux aspects doivent toujours être maintenus en équilibre, car si l’un des deux annule l’autre il y a un risque important pour la stabilité et le devenir du projet. Parfois le désir d’aller de l’avant, de progresser, est extrêmement fort, impérieux. Mais nous devons apprendre à être prudents, car il est parfois plus judicieux de creuser les vieux puits que de vouloir à tout prix boire de nouvelles eaux.

Le point d’arrivée de l’épisode cité est le choix du nom Chiva pour le dernier puits qu’ Itshaq creuse, qui donnera le nom à la localité de Beer Chéva (Gn. 26:33). Certains commentateurs font remarquer que le mot Chiva en araméen signifie aussi «chance». Or, exactement, à Béer Chéva, Avraham avait déjà signé une alliance avec un autre Avimelekh (Gn. 20). Cela signifie qu’Itshaq, arrivé à sa maturité, parvient à s’identifier aux choix de son père en revivant une partie de sa vie.

Ce type d’expérience, vécu par de nombreux adultes, est une phase importante de la formation d’un individu, un aspect qui finit par jeter un éclairage différent sur leurs parents et sur le passé en général.

Un équilibre à trouver

Il serait difficile et risqué d’entreprendre de nouveaux chemins avant d’avoir traversé cette phase d’identification qui nous fait sentir la continuité avec ceux qui nous ont précédés, malgré les différences inévitables.

Ce principe est valable pour la dimension individuelle mais aussi pour celle collective, juive et humaine, où il est parfois plus approprié de creuser à nouveau les mêmes puits, de retrouver les mêmes noms, de stabiliser et approfondir les acquis.

Ce n’est qu’après cela que nous pourrons enfin nous lancer vers des projets nouveaux et révolutionnaires.

 

 

La haftarah de Toledot

Par Georges-Elia Sarfati
Versets de la haftarah : Malachie 1,1-2,7

Les Sages ont extrait quelques-uns des premiers versets du Livre de Malachie (Mal. 1,1-2,7) pour nous faire réfléchir à certaines perspectives contenues dans la Sidra Toledot. Malachie fait partie, avec Hagaï et Zacharie, des derniers prophètes, dont les oracles ont accompagné les Judéens de retour de Babylone (après -538). Malachie s’inscrit dans la tradition prophétique antérieure, par ses imprécations lancées contre les manquements réitérés à l’instruction (Torah) de Moïse ; il s’insurge ici contre les usages impropres, déjà en vigueur, dans un Temple récemment reconstruit (-520/-515).

Ce passage fait directement écho au récit princeps de la Sidra Toledot, en ce qu’il évoque la relation entre Jacob et Esaü, comme un double paradigme : d’une part de l’attitude métaphysique du Créateur, d’autre part de l’antagonisme des deux frères.

Esaü/Edom versus Jacob/Israël

« (Mal. 1, 1-5)- Enoncé de la parole de l’Eternel adressé à Israël par l’organe de Malachie : « Je vous ai pris en affection, dit l’Eternel ! Vous répliquez : « En quoi nous as-tu témoigné ton amour ? » Esaü n’est-il pas le frère de Jacob ? dit l’Eternel ; or, j’ai aimé Jacob, mais Esaü, je l’ai haï, si bien que j’ai livré ses montagnes à la dévastation et son héritage aux chacals du désert. Qu’Edom dise : « Nous avons été écrasés, mais nous allons relever nos ruines ! » – ainsi répond l’Eternel des Armées : « Qu’ils bâtissent, moi je démolirai, et on les appellera le Domaine de la Perversité, le Peuple à jamais réprouvé de Dieu. Vos yeux en seront témoins, et vous-mêmes direz : « L’Eternel s’est montré grand par-delà les frontières d’Israël ! »

Cet oracle demande un bref éclaircissement contextuel, si l’on veut en percer au jour la signification, en prenant également en considération ses possibles relectures. Au moment de la mise à sac de la Judée par les armées de Nabuchodonosor, le royaume d’Edom, situé au sud-est de Juda, prend part au pillage. Au moment du retour des Exilés, soixante dix ans plus tard, l’inimitié d’Edom n’a pas varié.

Ce passage met déjà en lien associatif la figure d’Esaü avec la conduite historique d’Edom. La proximité géographique d’Edom et de Juda, aussi bien que leur animosité mutuelle, aura immanquablement inspiré ce rapprochement. Au point qu’au fil du temps, Edom et Esaü apparaîtront eux-mêmes comme les supports nominaux de nouvelles analogies. Edom devient une catégorie de l’adversité : Rome et l’Empire romain, puis la chrétienté, et plus généralement l’Occident, ou la partie de l’Occident la plus constamment opposée au peuple juif.

Dès lors, il devient facile de lire – avec le sentiment d’un trait de reconnaissance – ce que cet oracle de Malachie doit en effet à la vision de l’appelé (nabi). La Sidra Toledot nous renseigne d’emblée sur la gémellité adverse des deux fils d’Isaac/Rebecca, qui incarnent respectivement « deux nations », en précisant que « le plus âgé obéira au plus jeune » (Ber. 6, 23-24). De plus, le Texte donne en peu de mots les caractéristiques respectives des deux frères : Esaü est « un habile chasseur, un homme des champs », tandis que Jacob est « un homme inoffensif », qui « vit sous la tente » (Ber. 6, 27). Il peut enfin être utile de rappeler que la préférence de leurs parents différait : Isaac inclinant pour Esaü, et Rebecca pour Jacob (Ber. 6,28).

Le dessein universel de Jacob/Israel

La mémoire de plusieurs siècles d’histoire nous rappelle que Jacob fut l’hôte contraint d’Edom : sous les anciens régimes – à l’ère des monarchies de droit divin, d’est en ouest de l’Europe, Jacob fut dégradé, doctrinalement diffamé, affublé en repoussoir, par les principaux pôles d’une chrétienté politique triomphante. A l’ère des révolutions séculières, Jacob fut individuellement émancipé, reconnu comme un être humain d’égal dignité, par Edom, redevenu Esaü. Mais c’est aussi dans le nouvel espace politique sécularisé d’Esaü, que Jacob fut encore montré du doigt comme un faux-frère, de nouveau exposé à la dégradation, et finalement à l’annihilation. Conscient qu’il lui fallait affirmer son droit à la vie, et son droit à la souveraineté, Jacob a quitté « la tente », imitant Esaü, pour se défendre contre son frère ennemi. La haine d’Esaü pour Jacob a revêtu plusieurs formes doctrinales : l’antijudaïsme théologique, l’antijudaïsme politique (‘’antisémitisme’’), l’antijudaïsme national (‘’antisionisme’’). Il n’est toutefois pas certain qu’Esaü ait tiré la moindre leçon morale de cette histoire, dont il n’est pas sorti grandi. Ne s’est-il pas commis, une fois encore, dans les nouvelles formes de la détestation de Jacob, de manière frontale ou indirecte ? De cela les yeux de Jacob « sont témoins ». Les manifestations de destructivité ne représentent peut-être pas le danger suprême pour Jacob. Ce dernier, devenu Israël, court aujourd’hui le risque de s’exténuer, par souci de normalisation, en parlant ‘’par la voix’’ (Ber. 27,22) d’Esaü. Mais cette fraternité contraire, le plus souvent ambivalente, porte un autre témoignage : la permanence persistante de Jacob constitue une leçon pratique de musar /d’éthique juive pour toutes celles et ceux qui douteraient de sa primogéniture. Si Jacob/Israël soutient ce défi c’est parce que sa raison pluri-millénaire – même insondable – plonge ses racines dans un dessein universel.

Motifs de méditation personnelle

Si je suis d’Israël, je me demande quelle est ma différence spécifique positive vis-à-vis d’Esaü, et ce que je dois lui enseigner dans la coexistence fraternelle.

Si je suis d’Edom, je me demande quelle relation il m’incombe d’entretenir avec Israël, à partir d’un bilan personnel de l’histoire de nos relations passées.

Juifs libéraux et juifs orthodoxes : quelles possibilités de dialogue ? Un débat entre Pauline Bebe et Emmanuel Bloch

Première femme rabbin en France, Pauline Bebe, ordonnée en 1990, est l’une des figures du mouvement juif libéral. Dans cette discussion avec Emmanuel Bloch, conférencier et membre du mouvement orthodoxe moderne, elle évoque les différences (et les points de rencontre possibles) entre judaïsme réformé et orthodoxie. La Loi est-elle une permanence ou un processus dynamique ? Quelle place pour l’interprétation contextuelle dans un code d’origine divine ? La kasherout doit-elle désormais prendre en compte la souffrance animale ? Autant de sujets qui, s’ils ne sauraient sans doute recevoir de réponse définitive, méritent qu’on s’interroge.

Davantage de détails sur Akadem.

Parasha Hayé Sarah : «Je promets… pour que tu puisses agir»

Contrairement à beaucoup d’autres traditions que l’on pourrait trouver sur le marché des idées de notre société moderne, on ne peut pas être juif tout seul. Au cœur de notre tradition se trouve le rassemblement en tant que peuple, en tant que famille. On ne peut pas avoir un minyan d’un seul fidèle, lire un kaddish tout seul ou avoir une lecture de Torah en solo. On se réunit ensemble pour former les communautés, mais ce qui fait de nous, non seulement une communauté, mais une tradition, c’est la perpétuation de nos valeurs à travers le temps, ledor vador.

La parasha que nous étudions cette semaine est cruciale dans la mesure où les personnes que Dieu avait choisies pour diriger sa nouvelle nation commencent à mourir. Notre parasha, Hayé Sarah, la vie de Sarah, débute par l’annonce de sa mort et se termine par l’annonce de celle d’Abraham. Le flambeau d’Abraham et de Sarah, qui devait être une lumière pour les nations, commence à s’éteindre, et personne ne peut encore le porter.

Nous avons lu il y a quelques semaines, dans le parasha Lekh Lekha, la promesse que Dieu a faite à Abraham d’avoir une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel, qu’il sera le père d’une nation sainte, et que la terre de Canaan sera pour lui et ses descendants. On sait qu’Abraham meurt à la fin de cette parasha : alors où est sa grande descendance ? sa nation ? sa terre? La parasha fait le récit de deux événements principaux, l’achat du caveau funéraire et la recherche d’une épouse pour Isaac. Comme nous le verrons, ce sont les deux manières par lesquelles  l’Homme, et non Dieu, accomplit la promesse de Dieu.

Une invitation à agir

Notre parasha commence avec Abraham qui se rend chez les Hittites pour leur acheter une parcelle de terre pour un caveau funéraire familial. il doit négocier avec Ephron pour finalement obtenir la grotte de Makhpéla à un coût de 400 shekels. Ceci est significatif non seulement car c’est le premier achat de terre dans la terre promise, mais que pour obtenir la terre que Dieu a promise à Abraham, il a dû payer une somme conséquente «de sa propre poche».

Avec sa femme enterrée et ayant acquis un caveau funéraire pour la famille, le reste de la parasha suit la tentative d’Abraham de trouver une femme pour Isaac. Abraham est avancé en années, nous dit notre texte, et il a demandé à son serviteur de trouver une femme pour son fils dans son pays d’origine et pas sur la terre de Canaan. Beaucoup d’encre a coulé sur le sujet du refus catégorique d’Abraham de prendre une femme parmi les Cananéennes, ce sont les femmes du pays qu’on lui a promis alors pourquoi retourner dans sa patrie pour chercher une femme pour son fils ? Jusqu’ici dans le texte, l’alliance n’a pas été une affaire de famille mais une affaire d’Abraham. Nos sages nous disent qu’Abraham et Isaac ne se parlent plus après l’Akeda, et que la mort de Sarah peut être attribuée à sa découverte de ce qu’Abraham avait fait (1). On ne peut pas avoir d’alliance de génération en génération si la moitié de notre famille est envoyée dans le désert et que le fils restant ne veut plus rien avoir à faire avec son père. Il n’est pas nécessaire d’expliquer à un public de Juifs occidentalisés que les traditions sont des choses fragiles. Il suffit juste d’être entouré de personnes qui pratiquent différemment pendant suffisamment longtemps pour que peu à peu la tradition n’existe plus. Je pense qu’Abraham voulait qu’Isaac ait une femme de sa patrie pour éviter de confronter Isaac avec une nouvelle tradition cananéenne qu’il pourrait adopter au détriment de celle de son père. Par ce choix, il espère que l’alliance peut continuer à travers Isaac, et à travers ses descendants. 

Lorsque le serviteur d’Abraham, que notre tradition identifie comme Eliezer, arrive au puits où il s’attend à trouver une femme pour Isaac, il fait quelque chose qui n’a pas encore été raconté dans la Torah. Il prie. Nous avons maintes fois lu des histoires de personnes dans la Torah qui ont parlé, supplié et argumentant avec Dieu, mais c’est la première fois que nous trouvons quelqu’un en train de prier comme nous le lisons aujourd’hui, priant pour être guidé, priant pour que Dieu intercède dans le monde et l’aide à remplir sa mission. Il prie pour qu’il puisse trouver une femme pour Isaac. Sa prière achevée, Rebecca est devant lui.

Si Dieu est l’architecte, nous sommes les bâtisseurs

Le mot promesse dans notre langage moderne a une connotation en contradiction avec ce que notre parasha nous raconte. Nous parlons de Dieu qui fait une promesse à Abraham, mais nous voyons bien qu’Abraham ne reçoit pas de générations de descendants, son fils ne reçoit pas de femme et il ne reçoit pas de parcelles de terre en terre de Canaan. Ce qu’Abraham a reçu n’est pas une promesse de récompense, mais une promesse d’appel: une invitation à agir. Dieu fait des promesses et nous bénit de beaucoup de choses. Mais c’est nous qui devons prendre les paroles de nos bénédictions, et le contenu des promesses divines et, à travers nos actions, les rendre existantes dans le monde. Si Dieu est l’architecte, c’est nous qui sommes les bâtisseurs. S’il exige que le monde soit meilleur, c’est la mission d’Israël de le changer. Abraham a été béni avec un fils et avec beaucoup de richesses. Mais il appartenait à Abraham d’utiliser la richesse dont il a été béni afin d’obtenir des terres en Canaan et de s’assurer que le fils qui lui avait été donné perpétue sa tradition.

Le récit de la genèse plus généralement nous fait souvent remettre en question notre impulsion rationaliste à comprendre le monde comme avançant selon ses propres lois naturelles. Nous sommes confrontés ici au conflit que nous avons en nous de vouloir que nos prières soient efficaces, pour que nous puissions compter sur Dieu pour influencer le monde en notre nom, pour nous aider en cas de besoin, et pour changer nos circonstances lorsque nous sommes en détresse. Mais si c’est à nous, et seulement à nous, d’agir sur le monde pour accomplir la promesse de Dieu, alors pourquoi nous, et pourquoi Eliezer se tourne-t-il vers la prière ? Eliezer prie puis voit Rebecca, alors Dieu est-il intervenu dans le monde ? a-t-il agi sur l’ordre naturel de l’univers pour faire apparaître la bonne personne à Eliezer ? Quand on regarde les paroles de sa prière, on voit qu’il dit : « Accorde-moi la bonne fortune ce jour », « que la jeune fille à qui je dis […] soit celle d’Isaac ». Par le « moi » et le « je », il met en avant qu’il sait que c’est lui qui doit changer afin de voir la future épouse d’Isaac. Il termine alors sa prière et il voit Rebecca. 

Etre choisi, c’est accepter la responsabilité de notre mission

Maïmonide dans son Guide des Perplexes (2) explique la vision rationaliste selon laquelle l’univers et son ordre naturel sont immuables depuis sa création. La providence divine dans le monde n’est qu’une fonction de l’activité humaine, et que Dieu intervient dans le monde par nos actions. Prier pour le changement, c’est changer sa perception des situations et donc son propre état d’esprit, pour être capable de voir les opportunités qui sont déjà là et dans lesquelles nous pouvons déjà agir. Eliezer prie pour trouver la bonne épouse pour Isaac, il utilise la prière pour affiner sa propre perception afin de s’aligner sur sa mission, puis il peut la voir, puis il peut agir.

Pourquoi vénérons-nous les Avot ? Est-ce juste parce qu’ils ont été les premiers à essayer de vivre selon le Torah ? Est-ce juste parce qu’ils ont initié notre tradition ? Ou est-ce parce qu’ils incarnent une vérité plus profonde à laquelle nous nous connectons, parce qu’ils nous disent quelque chose sur ce que cela signifie d’être un peuple élu ou choisi. Être choisi, ce n’est pas recevoir les promesses et voir les récompenses s’ensuivrent d’elles-mêmes. Etre choisi, c’est accepter la responsabilité de notre mission divine dans ce monde, prier pour que notre volonté s’aligne sur le ratzon hashem mais, en fin de compte, c’est utiliser la bénédiction que nous avons reçue pour remplir notre vocation sainte dans ce monde.

1- Bereshit Rabbah, 58:5
2- Le Guide des perplexes, 2:29-3:17

Version anglophone

 

Parasha Haye Sarah: «I promise that… you may act»

 

Unlike many other traditions, philosophies or religions one could reach for in the modern day marketplace of ideas, one can not be Jewish alone. Central to our tradition is the coming together as a people, as a family. One can not have a minyan of one, a Kaddish by oneself, or Torah service solo. As communities we come together with our peers, but what makes us a tradition and not only a community is the perpetuation of our values through time, ledor vador.

The parasha we study this week is pivotal in that the people God had chosen  to lead his new nation are starting to die off. Our parasha, Haye Sarah, the life of Sarah, starts by announcing her death, and will end with Abraham’s own. The torch of Abraham and Sarah, that was to be a light unto the nations, is starting to go out, and no one is yet willing to carry it forwards. 

We read a few weeks ago in Lekh Lekha, of God coming to Abraham and making him a promise, he will have descendants as numerous as the stars, he will be the father of a holy nation, and the land of Canaan will be for him and his descendants. We know Abraham dies at the end of this parasha: so where are his descendants, his nation, his land? The portion has two main events, the buying of the burial plot, and the finding of a wife for Issac. As we shall see, they are both ways in which it is man, not god, who fulfils God’s promise.

Our parasha begins with Abraham going to the Hittites to ask to buy a parcel of land for a family burial plot; he has to negotiate with Ephron to finally obtain the Cave of Machpelah at a cost of 400 shekels. This is significant not only as it is the first purchase of land within the promised land, but that to obtain the land God promised Abraham he had to pay a significant sum of his own silver.

An invitation to act

With his wife buried, and a resting place for the family obtained, the rest of the parsha follows the attempt of Abraham to find a wife for Issac. Abraham was now old, our text tells us, and he instructed his servant to find a wife for his son from the land he came from and not from the surrounding Canaanites. Much has been made of Abraham’s adamant refusal to take a wife from the Canaanites, the women from the land he was told will be his. Why go back to his homeland to get a woman for his son? So far in the text the covenant has not been a family affair but an Abraham affair. Our sages tell us that Abrahram and Issac never speak again after the Akedah, and that Sara’s death can be attributed to finding out about what Abraham had done (1). One can not have a covenant from generation to generation if half your family is sent off into the desert, and the remaining son wants nothing to do with you. An audience of westernised reform Jews doesn’t need to be told that traditions are fickle things, be only around people who do differently for long enough and suddenly the tradition is no more. I think Abraham wanted Issac to have a wife from his homeland to avoid confronting Issac with a new Canaanite tradition that he would prefer to that of his father. By his choice of wife, he hopes the covenant can live on through Issac, and through Issac’s descendants. 

When Abraham’s servant, that our tradition identifies as Eliezer, arrives at the well where he expects to find a wife for Issac, he does something not yet encountered in the Torah. He prays. Many a time have we read about people in the Torah who have spoken, pleaded with, and argued with God, but this is the first time we find someone praying as we would recognise it today, praying for guidance, praying for God to intercede in the world and help him fulfil his mission. He prays that he may find a wife for Issac, and as soon as he has finished, Rebecca appears in front of him. 

If God is the architect, we are the builder

The word promise in our modern parlance has a connotation at odds with what our parasha provides us. We talk of God making Abraham a promise, but Abraham is not given generations of descendants, his son isn’t given a wife, and he is not given parcels of land in Canaan. What Abraham was given is not a promise of reward, but a promise of calling. An invitation to act. God makes promises, and blesses us with many things. But it is us who must take the words of the blessings, and the contents of divine promises, and through our actions make them real in the world. If god is the architect, we are the builder. If he demands the world be better, it is the mission of Israel to change it. Abraham was blessed with a son, and many riches. But it was up to Abraham to use the wealth with which he had been blessed to obtain land in Canaan, and to ensure the son he was given continued his tradition.

The genesis narrative in general often makes us question our rationalist impulse to understand the world as moving according to its own laws of nature. We are confronted here with the conflict we have inside us to want prayer to be effective, for us to be able to have God influence the world on our behalf, to help us when in need, and to change our circumstances when we plead in distress. But if it is on us, and only on us, to act on the world to fulfil God’s promise, then why would we, and why would Eliezer, turn to prayer? Eliezer prays and then sees Rebecca, so has god interceded in the world, acted on the natural order of the universe to make the right person appear to Eliezer? When we look at the words of his prayer, we see he says: «grant me good fortune this day», «let the maiden to who I say […] be the one for Issac». By the «me» and the «I» in his prayer, he shows a recognition that it is on him to change, such that he can see the future wife of Issac. He finishes his prayer and then he sees Rebeca. 

To be chosen is to accept our divine mission

Maimonides in his Guide for the Perplexed (2) explains the rationalist view that the universe and its order is immutable since its creation. Divine providence in the world is but a function of human activity, intervening through our actions. To pray for change, is to change one’s mindset, one’s perception, to be able to see the opportunities in which we can act in the world in the way we would want God to. Eliezer prays to find the right wife for Issac, he uses prayer to hone his own perception to align with his mission, and then he can see her, then he can act.

Why do we revere the Avot? Is it just because they were the first to try and live lives of Torah? Is it just because they started our tradition? Or is it because they embody a deeper truth to which we connect, because they tell us something about what it means to be chosen. To be chosen is not to receive the promises and have the blessings ensue by themselves. To be chosen is to accept our divine mission in this world, to pray so that our will might align the ratzon hashem, but ultimately it is to use that with which we have been blessed to fulfill our sacred calling in this world.

1- Bereshit Rabbah, 58:5
2- The Guide for the Perplexed, 2:29-3:17

Photo : Bradyn Trollip - Unsplash 

La haftarah de Hayé Sara

Par Georges-Elia Sarfati
I Rois : Chap. I, 1-31

Les Sages ont choisi un passage du premier Livre des Rois (I Rois, chap.1, 1-31) pour valoriser l’un des principaux enseignements de la parasha Hayé Sara. Parmi tous les évènements qui traversent celle-ci, c’est le thème de l’intercession dans la succession qui a été mis en exergue.

Un verset de l’extrait prophétique fait directement écho à la sidra : « (I Rois, chap.1, v.2)  Ses serviteurs (du roi David) lui dirent : « Que l’on cherche, pour mon seigneur le roi, une jeune fille vierge, qui se tiendra devant le roi, et aura soin de lui (…) ». Ce verset réédite, dans le contexte de la fin de vie du roi David, l’épisode de la sidra au cours duquel Abraham, parvenu au soir de sa vie, demande à son serviteur d’aller chercher une épouse parmi les siens, pour son fils Isaac (Gn. 24, 2-4).

Ces deux récits sont des récits d’intercession, fortement liés à l’élément féminin, ici comme là, garants de la continuité de la vie. Dans le cas d’Abraham, il s’agit de vérifier la promesse divine, selon laquelle sa postérité sera effective et nombreuse, tandis que dans le cas du roi David, il s’agit de s’assurer qu’il pourra demeurer en vie le temps de désigner son juste successeur. Néanmoins, dans le Livre des Rois, la figure féminine se différencie en deux occurrences : celles d’Avishag,  la jeune Sunamite – au service du souverain –, et celle de sa favorite Batsheva, la mère de Salomon.

La succession d’Abraham et de David : similitudes et différences

Plusieurs similitudes thématiques permettent de rapprocher les deux textes : au-delà du motif initial, il en est d’autres qui méritent d’être signalés : chacune à sa manière, les deux épouses sont absentes (Sarah est défunte, tandis que Bethsabée, la favorite de David, est éloignée) ; le Patriarche agit relativement à ses deux fils (Ishmaël, Isaac), tout comme David est ici amené à trancher entre Adonias et Salomon. Dans l’esprit de chacun des pères, seul l’un des deux serait parfaitement digne d’hériter pleinement de lui : c’est par Isaac, mais aussi par Salomon que passe un lignage qui distinguerait une authentique filiation spirituelle – telle est la logique des engendrements (Toledot) : la véritable lignée se doit d’être fidélité à l’intégralité de l’héritage, pratique et spirituel. Or, dans les deux récits, la confirmation de l’élection du fils choisi passe par l’action d’un tiers : son serviteur Eléazar, dans le cas d’Abraham, et le prophète (nabi) Nathan, dans celui du roi David. C’est ainsi que l’élément féminin, qui marque autant la nécessité que la signification de la filiation, se trouve justifié et tout autant servi par l’action de ce tiers. C’est à deux hommes dévoués que les engendrements d’Israël doivent leur continuité.

Mais à la convergence des histoires anciennes qui nous sont rapportées ensemble s’oppose leurs différences non moins significatives, qui nous servent ici de guide pour comprendre et interpréter le présent d’Israël. Toute la question est de savoir ici ce que la Torah peut encore nous aider à saisir de la triangulation située au principe de la persistance du message d’Israël : la paternité de l’autorité, avec ses successeurs putatifs, et l’éventuelle action d’un tiers.

Un effort constant d’éducation et d’éthique

A l’époque d’Abraham, celui-ci n’exprimait pas de doute sur son bon droit, et son fidèle serviteur Eléazar (dont le nom signifie celui que Dieu aide), avait pour mission d’énoncer formellement ce droit ; à l’époque de David, la sénescence du souverain l’a conduit à s’abstraire des affaires du royaume, au risque de laisser faire une sédition, et seule la remontrance de Nathan, le ramène à la conscience de son devoir moral.

Aujourd’hui, la situation d’Israël projette dans son présent la conjonction des deux écueils du passé. Bien des choses miment encore les risques de chaque commencement (Abraham découvre le Dieu Un, tandis que David, après Saül, inaugure la souveraineté des Douze tribus d’Israël) : à l’intérieur, l’esprit schismatique d’Adonias s’exprime sans vergogne, tandis que la prétention railleuse et le plus souvent violente d’Ishmaël s’exacerbe de l’irrespect du précédent.

Le renouvellement de la souveraineté, le plein exercice de l’indépendance, appuyé sur une collectivité éduquée à la responsabilité, ne sont pas des attributs naturels. Ils résultent plutôt de l’effort constant du Musar. Sur le plan pratique, cela implique toutes les échelles de la hiérarchie, qui assurent la transmission et son maintien pratique. Il n’est nul besoin d’éclats pour cela, mais seulement de l’action discrète et attendue de ceux qui seront toujours les tiers irréprochables : ceux qui participant d’Israël, en l’aimant – tel Eléazar –  et ceux qui, dans l’esprit inspiré de Nathan (dont le nom signifie Celui qui a donné), diraient à l’ensemble de la Maison d’Israël :«(I Rois, 1 : 12)- Eh bien ! Ecoute, je veux te donner un conseil, et tu sauveras ta vie… »

 

 

 

 

Delphine Horvilleur : la saga des Patriarches

C’est par l’histoire singulière des patriarches (Abraham, Isaac, Jacob) et des matriarches (Sarah, Rebecca, Rachel, Lea) que commence l’histoire collective du peuple juif. Dans cette brève introduction au sujet, Delphine Horvilleur rappelle les principes essentiels à avoir en tête quand on aborde l’étude de ces passages de la Bible, et leur influence sur la culture juive à travers l’histoire, et jusqu’à nos jours. Un cours pour débutants, mais aussi pour ceux qui auraient besoin de se rafraichir un peu la mémoire quant aux fondamentaux des patriarches et des matriarches.

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Photo : Giorgio ParraviciniUnsplash

Où est Sarah ? – Parasha Vayera

Sarah et Abraham : la suite

Vayera (« Et il apparut ») conte la deuxième partie de l’histoire d’Abraham et de Sarah. D.ieu apparaît à Abraham peu après sa circoncision. Trois hommes (ou anges) se présentent à lui et annoncent la naissance prochaine de leur fils Isaac. Puis l’Eternel fait savoir qu’Il va détruire les villes de Sodome et de Gomorrhe. Abraham tente d’infléchir la rigueur divine et obtient que les deux cités soient épargnées s’il s’y trouve dix justes. Mais seul Loth, qui demeure à Sodome, peut être considéré comme tel ; il accueille avec bienveillance les anges, empêchant la population locale de tenter de les violer. Loth et sa famille quittent la ville alors qu’une pluie de soufre et de feu s’abat sur la région. La femme de Loth s’étant retournée pour contempler la destruction, elle est changée en statue de sel. Réfugiées avec leur père dans une caverne à Sohar, les filles de Loth le font boire et s’accouplent à lui, engendrant la lignée de Moab et celle d’Ammon. Abraham, quant à lui, plante sa tente chez les Philistins, dont le roi Abimelec prend Sarah comme concubine ; mais un rêve envoyé par l’Eternel lui apprend que contrairement à ce qu’avait prétendu Abraham, Sarah est certes sa sœur, mais aussi son épouse, et qu’il doit la lui rendre. Abimelec fait alliance avec les Hébreux et leur permet de s’installer sur ses terres. Isaac naît, et peu après Sarah obtient le renvoi de sa servante Hagar et de son fils Ismaël, qu’Abraham abandonne dans le désert mais qui sont secourus par un ange. Abraham reçoit quelque temps plus tard l’ordre de l’Eternel de « faire monter » son fils Isaac. Croyant que D.ieu lui demande un sacrifice, il s’apprête à tuer un Isaac déjà attaché sur l’autel, quand un ange intervient et lui désigne un bélier à sacrifier à la place. Enfin, on annonce à Abraham la naissance de Rebecca.

Il y a bien des manières d’aborder cette parasha, qui, comme la précédente, est d’une extrême richesse et d’une très grande complexité. Il faut choisir un angle, et celui que j’ai choisi, c’est la question de Sarah : comment comprendre qu’Abraham abandonne successivement sa femme entre les mains de Pharaon (dans la parasha précédente), puis d’Abimelec ? Pourquoi une telle convoitise envers une femme qui, au moment où elle séjourne chez les Philistins, est centenaire ?

Un mariage très daté

La première chose que l’on puisse se dire sur le mariage d’Abraham et de Sarah, c’est qu’il est incestueux, puisqu’ils sont demi-frère et demi-sœur. Mais ils sont loin d’être les seuls dans ce cas : Nahor (frère d’Abraham) et sa nièce Mila, Lot et ses filles, Isaac et Rebecca, Jacob et Rachel et Lea : tous semblent suivre un modèle incestueux. On peut s’en étonner, quand on nous dit par ailleurs que les Patriarches connaissaient et observaient la Loi. Tout comme on peut s’étonner, d’ailleurs, qu’ils ne mangent pas kasher (puisque nous voyons Abraham servir un plat de veau à la crème, mélangeant donc la viande et le lait).

Si l’on prend le récit d’un point de vue historique, c’est moins étonnant. En effet, bien que le texte lui-même soit plus récent, les événements rapportés ici sont à peu près datables, et remontent à une période très archaïque, et surtout très antérieure à l’émission des lois interdisant le mariage endogamique, ou celles établissant la kasherout.

La date probable des événements peut être située aux alentours de 1700 avant l’ère commune. C’est en effet vers cette date que, comme l’a montré en 2021 un article scientifique publié dans le magazine Nature, un météore de grande taille détruisit la cité de Tall el Hamman, située près de la Mer Morte. Cette cité, prospère durant l’Age de Bronze, subit une explosion qui fit monter localement la température à plus de 2000°C, et dont la puissance devait équivaloir à plusieurs centaines de fois la bombe atomique d’Hiroshima. En d’autres termes : la pluie de soufre et de feu a bien eu lieu, entre -1650 et -1700. Cela fait de la destruction de Sodome et Gomorrhe le premier élément du récit biblique datable avec un semblant de précision.

sodome et gomorrhe
Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, la destruction de Sodome et Gomorrhe par une pluie de soufre et de feu ne relève pas du simple récit mythologique : un événement de ce type a bien eu lieu.

Il faut remarquer qu’un grand nombre des divinités de cette époque, à commencer par les divinités égyptiennes, contractent des mariages incestueux. Plus loin à l’orient, les mazdéens perses estiment que le mariage entre un frère et une soeur est une «union divine», et l’encouragent, notamment pour les membres de la caste sacerdotale. Dans tous les cas, donc, dans l’esprit du temps, il s’agit d’unions d’une nature particulière, et manifestant une forme d’élection divine.

Où est Sarah ?

Quand Sarah demande à son mari d’aller abandonner Hagar et Ismaël dans le désert, Abraham doute. Mais l’Eternel lui dit de toujours écouter la voix de sa femme. Et le terme utilisé ici n’a rien d’anodin : Il lui dit Shema. Et Rachi de commenter : « Cela nous apprend qu’il était second après Sarah dans l’ordre de la prophétie. »

Cela va à l’encontre de l’apparence du texte, qui nous présente au contraire Abraham comme le personnage principal. Sans doute faut-il mettre cette sentence en parallèle avec la déclaration d’Abimelec, qui dit d’Abraham qu’il est « comme un voile entre Sarah et quiconque l’approcherait ». Et cette phrase doit nous mettre la puce à l’oreille : elle résonne en effet particulièrement avec la question posée par les envoyés célestes, au début de la parasha : « Où est Sarah ? », demandent-ils, alors qu’elle se tient dans la tente, sous leurs yeux. C’est la question que nous devrions nous poser.

Sarah la prophetesse
C’est Sarah, et non Abraham, qui a la relation la plus intime avec le Divin.

Il faut probablement comprendre que le couple Abraham-Sarah est similaire au duo Aaron-Moïse : le véritable prophète n’est pas celui qui parle aux autres, qui se confronte au monde, mais bien celui qui reste en retrait. Et à chaque fois que nous voyons agir Abraham, il nous faut nous souvenir que ce n’est pas lui qui porte le véritable fardeau de la prophétie, mais bien Sarah. Abraham est en quelque sorte un leurre : le visage que Sarah présente au monde, en un temps où il ne serait probablement pas accepté que ce soit une femme qui rapporte la parole divine. Abraham n’est pas dénué de mérites en lui-même. Mais c’est bien Sarah qui entretient avec le Divin la relation la plus proche et la plus intime. Bref : alors que nous avons l’habitude de définir Sarah comme l’épouse d’Abraham, peut-être serait-il plus approprié de penser au contraire à Abraham comme l’époux de Sarah.

Ce qui est saint est souvent caché, occulté. On peut penser au saint des saints du Temple, qui était réservé au Kohen Gadol, ou encore à la tente d’assignation, où seuls pénétraient Moïse et Aaron. Plus généralement, à tous les cultes à mystères, dans le cadre desquels s’exprimait la véritable spiritualité antique (alors que les cultes publics étaient surtout l’occasion de pratiques religieuses relevant d’une affirmation civique d’appartenance au groupe). Dans le cadre des mystères d’Isis, la statue de la déesse était recouverte de voiles, que seuls les méritants pouvaient peu à peu écarter : chaque avancée dans le parcours initiatique se manifestait par l’autorisation de soulever l’un des voiles de la statue, jusqu’à pouvoir enfin la contempler dans sa nudité. Plus près de nos traditions : que fait D.ieu, lorsqu’Il Se retire de la Création pour laisser un peu de place à l’être humain, sinon s’occulter, se dissimuler, se dérober à notre regard ? Il est toujours là. Mais Il ne nous est pas accessible.

Sarah, c’est le saint des saints, pudique, se tenant loin des regards. C’est une sainteté invisible. Et ce n’est pas un hasard si la pudeur (tzniout) est l’une des caractéristiques principales de Sarah. Car elle représente une sacralité discrète, une Sapience sans effusion ni démonstration extérieure, qu’il faut séduire et mériter pour ne serait-ce que soupçonner son existence. Mais Sarah, comme son nom l’indique, c’est aussi la princesse, c’est-à-dire la noblesse et la dignité. Une dignité qu’Abraham va choisir d’abandonner plusieurs fois.

Histoires doubles

Au cours de son histoire, Sarah vit à plusieurs reprises des répétitions des mêmes séquences. L’une de ces répétitions est le fait de devenir la concubine d’un autre homme qu’Abraham (Rebecca vivra une autre répétition de la même histoire par la suite). Lors du séjour en Egypte, elle s’était présentée comme la sœur, et non l’épouse, d’Abram, et avait été recrutée pour le harem de Pharaon. Quand la tribu arrive chez Abimelec, la même chose se reproduit. Pharaon consomme l’union et va en être maudit ; Abimelec ne va même pas pouvoir consommer l’union. L’un comme l’autre finit par comprendre que Sarah est en réalité l’épouse d’Abraham (même s’il est vrai qu’elle est aussi sa sœur) et la lui rend, avec des cadeaux et dédommagements. A la différence de Pharaon, qui ordonne au couple de partir, Abimelec va les prier de rester et de faire alliance avec lui.

Sarah voilée
Le désir pour Sarah ne voilerait-il pas un sens plus profond ?

Pourquoi cette répétition d’épisodes ? Seulement pour montrer que la stérilité du couple vient bien de Sarah et non d’Abraham (puisqu’il aura un fils avec Hagar) ? Sans doute pas.

Si l’on admet que Sarah est la principale prophétesse, et donc le cœur de la relation des Hébreux de cette génération avec D.ieu, on peut voir le désir libidinal qu’elle provoque chez les souverains étrangers comme une aspiration à la Sapience et à la Transcendance, de la part d’êtres qui ne sont pas prêts à les recevoir, mais qui, parce qu’ils disposent de la puissance matérielle, se croient autorisés à les convoiter. Ce désir est exactement similaire à celui des hommes de Sodome voulant violer des anges. Pharaon comme Abimelec pensent qu’on peut s’approprier la Sapience, que la relation à la dimension verticale peut être possédée (au sens matériel comme au sens sexuel du terme) sans que l’on ait à renoncer à quoi que ce soit. Ils ont en quelque sorte l’intuition que l’on se rapproche de D.ieu en passant par l’Autre mais ils pensent qu’on peut le faire par un rapport autoritaire à cette Autre. Car après tout, c’est sans doute le seul type de rapport que ces rois connaissent. Mais seul Abraham est capable d’entrer dans une relation fertile avec Sarah. Et ce qui différencie Abraham de ses deux rivaux, c’est qu’il a réalisé l’Alliance (puisque leur union restera stérile tant qu’il n’aura pas subi la brit-milah). En d’autres termes : il a volontairement abandonné une part (physique, mais aussi et surtout symbolique) de lui-même et de sa virilité ; en cela, il a imité l’Eternel : il a retiré un peu de lui-même, et ce faisant, a créé un vide que l’altérité peut occuper. Il a accepté de moins être, pour mieux être, et surtout pour être avec les autres. On pourrait aussi dire qu’il a renoncé à une part de son identité, afin de pouvoir devenir fertile du fait de son nouveau dialogue avec le Divin.

Les deux épisodes nous présentent donc des profanes, puissants mais dénués de rapport intime au Sacré et surtout de la capacité à renoncer à leurs certitudes, s’imaginant que l’on peut prendre possession d’une relation au Transcendant par la simple autorité temporelle, puis se rendant compte avec amertume qu’il n’existe pas de raccourci dans l’initiation, ni, surtout, dans son cheminement intérieur. Pharaon, déçu, chasse ceux qui possèdent ce qu’il ne peut obtenir. Abimelec, au contraire, désire la présence des Hébreux auprès de lui, afin de le rapprocher de cette Transcendance qu’il ne parvient pas à atteindre par lui-même.

La lâcheté d’Abraham

Dans les deux cas, Abram/Abraham a amené la malédiction sur des souverains étrangers, du fait de sa propre crainte à revendiquer ce qui est sien. Dans les deux cas, cependant, sa méfiance s’est révélée mal placée, et le roi, malgré sa déconvenue, s’est montré plus juste et plus respectueux de l’institution du mariage qu’il ne l’aurait cru. Et dans les deux cas, Abraham a abandonné sa sœur/épouse entre les mains d’un homme qu’il pensait cruel ; il a manqué à ses devoirs de frère comme à ses devoirs d’époux. Mieux encore : il s’est, en quelque sorte, caché derrière sa femme en la sommant de le protéger, lui, et obligeant in fine l’Eternel à agir en personne. Ce qui, au passage, confirme le statut de prophétesse de Sarah, puisque celui qui a tenu le rôle de l’époux protecteur, c’est D.ieu.

Cette attitude est à mettre en parallèle avec le souci qu’Abraham a toujours d’autrui : il accueille avec hospitalité le voyageur égaré, tente de sauver la population de Sodome, et, plus tard, tiendra à s’assurer que le champ qu’il achète soit payé au juste prix, afin de ne pas spolier le vendeur. Mais ce souci des autres semble contrebalancé par une absence totale d’empathie envers sa propre famille : il abandonne Sarah entre les mains des puissants, laisse ses fils aller mourir au désert ou sur la montagne … bref il semble être de ce genre d’homme qui, tout pétri qu’il soit d’amour et de compassion envers la souffrance des autruis lointains, en vient à négliger l’autrui proche.

Dans le cas d’Abimelec, les prières d’Abraham ont finalement mis fin aux souffrances, mais il n’en demeure pas moins que rien ne serait arrivé s’il était resté fidèle à ses devoirs. Peut-être doit-on voir dans ces fautes à répétition la cause de l’épisode suivant de la Ligature d’Isaac : Abraham étant allé au bout de ce dont il était capable, il est temps de passer à une nouvelle génération, née dans l’Alliance. D.ieu ordonne donc à Abraham de « faire monter » son fils Isaac. Une fois encore, le vieil homme manque à ses devoirs, en comprenant tout à l’envers, et en pensant qu’il doit sacrifier son enfant, alors qu’il est question de l’élever vers la Transcendance. Faut-il y voir une incapacité inconsciente d’Abraham à se projeter au-delà de lui-même et à concevoir que son fils est appelé à le dépasser ? Peut-être.

Anraham sacrifice isaac
Abraham est capable de se confronter à l’Eternel pour sauver des inconnus … mais pas son fils.

Les deux sacrifices

La Ligature d’Isaac n’est pas le premier sacrifice d’enfant que pratique Abraham. Avant la Ligature, Ismaël subit un sort presque similaire. En effet, les deux fils d’Abraham suivent des itinéraires pratiquement identiques. La séquence est la même pour chacun des deux :

  1. Abraham reçoit l’ordre d’agir à l’égard de son fils (ordre de Sarah, confirmé par l’Eternel, dans le cas d’Ismaël ; ordre direct de l’Eternel dans le cas d’Isaac) ;
  2. Abraham amène l’enfant dans un lieu retiré (le désert dans le cas d’Ismaël, la montagne dans le cas d’Isaac) ;
  3. Le fils d’Abraham est supposé mourir, loin du regard de sa mère (Sarah n’est pas présente, Hagar détourne les yeux) ;
  4. L’intervention d’un ange sauve le fils d’Abraham, en révélant la présence d’un détail qui n’avait pas été vu jusqu’alors (la source pour Ismaël, le bélier pour Isaac).

Les similitudes entre les deux épisodes sont frappantes. Ils diffèrent cependant sur plusieurs points. Dans le cas d’Ismaël, le voyage vers le lieu isolé est horizontal (on va dans le désert) et la mère d’Ismaël survit à l’épisode. Dans le cas d’Isaac, le voyage vers le lieu isolé est vertical (élévation vers la cime de la montagne) et Sarah ne survit pas à l’épisode, puisque le début de la parasha suivante nous apprend la mort de Sarah, et que Rachi, reprenant en cela le Pirqe de Rabbi Eliezer, nous dit qu’elle meurt de chagrin en apprenant qu’Abraham a tenté de tuer leur fils.

Sarah : la vieille femme et la mort

Pourquoi Sarah meurt-elle après la Ligature, si elle est la véritable prophétesse ? De chagrin, bien entendu. Mais aussi parce que cette génération a fait son temps : Abraham ne restera plus sur terre que pour lui bâtir un tombeau et s’occuper du mariage de son fils Isaac. Des tâches matérielles, qui ne nécessitent pas d’être un prophète, seulement un chef de clan. Avec la mort de Sarah, c’est donc la fin de la période prophétique d’Abraham : elle lui est ôtée parce qu’après cette dernière erreur, cette dernière rechute dans une idolâtrie sanguinaire, sa relation à Sarah (et donc son lien à la Transcendance) est définitivement compromise. Il n’est plus digne d’être uni à elle, et leur union est donc rompue. C’est aussi que, puisque Sarah est la principale prophétesse et qu’Isaac est celui qui doit reprendre le flambeau de l’Alliance et de la prophétie, il lui est impossible de devenir celui qu’il doit être s’il demeure dans l’ombre de sa mère. Ismaël n’a pas ce souci, puisque son devenir, purement horizontal et matériel, n’est pas en contradiction avec la présence de sa mère à ses côtés. Mais les relations individuelles et intimes à D.ieu n’existent qu’en nombre limité : la Bible ne nous montre en général qu’un seul prophète véritable à chaque génération. Sarah meurt donc pour qu’Isaac vive en tant que prophète. Son décès est un ultime acte d’amour envers sa descendance. Et Abraham vit parce qu’en réalité il ne compte pas, n’a jamais vraiment compté, dans cette histoire.

Faut-il pour autant voir Abraham comme un être méprisable ? Non, certainement pas. Nous avons affaire à un homme imparfait, contradictoire, généreux avec les autres mais dur avec les siens, capable de se confronter à D.ieu mais pas de contredire sa femme, se cachant derrière elle et incapable de faire face à des hommes de pouvoir pour la défendre … bref un être humain, avec ses forces et ses faiblesses, ses grandeurs et ses petitesses. Et un être humain confronté, en la personne de l’Eternel, à des exigences morales extraordinairement élevées. Il ne saura jamais être réellement à la hauteur de ses idéaux, certes, mais après tout, nous en sommes tous là.

 

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La haftarah de Vayéra

Par Georges-Elia Sarfati
II Rois Chap.4, 1-37. Rite séfarade : Chap. 4, 1-23

Pour gloser la Sidra Vayéra, qui relate le devenir parental d’Abram et Saraï, les Sages ont sélectionné un passage du Livre des Rois dans lequel se retrouve la formulation d’un scenario existentiel comparable à plusieurs égards. Mais ce choix textuel fait aussi apparaître des enjeux périphériques à ce noyau narratif qui donne à penser à partir du thème de l’engendrement. Le lecteur du XXIe siècle est fondé à extraire de ce passage une compréhension analogique de l’histoire d’Israël.

Trois versets font écho à la Sidra. Ils mettent en scène un bref dialogue entre Guehazi, serviteur du prophète Elishâ, et une femme Sunamite qui s’était dévouée pour eux, en leur offrant le gîte et le couvert, alors qu’ils passaient dans son village : « 4, 15-17 Il dit : « Appelle-la. » Il l’appela, et elle se présenta sur le seuil. Il lui dit : « A pareille époque, au retour de cette saison, tu presseras un fils dans tes bras. » Elle répondit : « Ah ! Mon seigneur, homme de Dieu, ne trompe pas ta servante ! » Cette femme conçut, et elle mit au monde un fils à pareille époque, au retour de la même saison, ainsi que l’avait dit Elishâ. »

A l’instar de Sara, «4, 14. (…) elle n’a point de fils, et son époux est un vieillard. ». Mais il ne faut pas ici séparer cet épisode de celui qui le précède. Avant de venir en aide à la Sunamite, les dons prophétiques d’Elishâ lui ont permis de tirer une veuve et ses fils de la misère et de la marginalité. L’intervention d’Elishâ a raison, comme dans le cas de Sara, des nombreux obstacles d’une naissance improbable. La consécution de ces deux épisodes semble nous parler des épreuves qui ont caractérisé l’exil d’Israël et des étapes  qui ont présidé à sa renaissance.

Une liberté retrouvée ou l’enfant d’une naissance improbable

Le devenir d’Israël, d’abord dessaisi des atours de sa souveraineté, mime au long cours les métamorphoses des deux personnages féminins : ce devenir fut durablement marqué par la précarité, et toutes les formes du désarroi (l’impuissance devant la possibilité de sa propre mort, la ruine due au pillage, l’insécurité liée à l’absence de protection, la dépendance à l’ égard de « créanciers » hostiles – les nations –, la privation de tout recours). Israël – aux dires même de ses prophètes – fut dans la même situation qu’une femme seule et sans défense, dont le patrimoine spirituel fut aussi menacé d’extinction  (elle ne possédait plus alors qu’« un vase d’huile »).

L’action bienfaisante du prophète fixe un modèle éthique : celui de la continuité de l’esprit de justice, comme s’il était dans l’essence du miracle de muer en principe de fécondité ce qui était destiné à se flétrir. Ainsi en a-t-il été des pérégrinations des âmes d’Israël, longtemps privées d’horizon, tenant seulement au monde par les liens verticaux de l’Alliance, puisant la possibilité de la paix aux sources de l’intériorité. L’enfant d’une naissance improbable ce fut le renouvellement de sa liberté collective recouvrée, qui permit à ceux de ses enfants qui en décidèrent de mettre un terme à leur « course ». Cette mutation constitue bel et bien la manifestation, après une mort annoncée, d’une imprévisible résurrection.

Mais il se trouve que la relation de ce dénouement heureux contraste grandement avec les accidents de l’histoire. A l’instar du récit de cet engendrement tardif – que toutes les circonstances et les données objectives concourraient à empêcher – les obstacles qu’ils constituaient résultant en effet le plus souvent de limitations et de restrictions sciemment conçues (lois, politiques, discours de médisance), alternant avec des épisodes de violence, les scribes soulignent une étonnante récurrence. Qui des adversaires doctrinaux de l’Israël moderne, n’a cherché à l’atteindre, et combien nombreuses furent les prières adressées au Créateur, où dans leur abandon les restes d’Israël en appelèrent à Son pouvoir d’intercession ? Il n’en est pas qui dès le moment même de sa venue au monde, n’essayèrent encore de le frapper à la tête : « (4, 18-19) L’enfant grandit. Or, un jour, il était allé trouver son père, auprès des moissonneurs ; il cria à son père : ‘’Ma tête ! Ma tête !’’. Dans l’histoire d’Abram/Abraham et de Saraï/Sara, c’est le Créateur même qui « traite » avec eux ; dans celle de la Sumanite, c’est le prophète Elishâ. A notre époque, le miracle ne fut pas moins éclatant, bien qu’en apparence, il fut le fait de survivants, au sortir d’une période de ténèbres : mais il fut accompli par tous ceux qui avaient gardé la mémoire des anciennes espérances.

Kehilat Kedem a dit « oui » à JEM

Au terme d’un referendum interne auquel vous avez été très nombreux à répondre, Kehilat Kedem, à une importante majorité, a pris la décision d’adhérer à Judaïsme en Mouvement (JEM). 

Mariage de raison : peser plus lourd ensemble que séparés pour faire avancer et reconnaître les valeurs du judaïsme progressiste en France aux côtés des autres courants du judaïsme. Mais aussi mariage d’amour, autour d’une vision partagée d’un judaïsme éclairé, dans le respect de la laïcité, et conforme à notre charte de valeurs. Et mariage pour le meilleur : l’étude, les offices, les rencontres, les cours et les échanges autour de projets communs, comme pour le pire : les combats actuels et à venir contre l’antisémitisme en France.

Kehilat Kedem se réjouit d’annoncer son adhésion au mouvement JEM, marquant ainsi le renforcement de ses partenariats avec les autres communautés juives libérales de France.

Qu’est-ce que cette adhésion à JEM change pour la communauté ?

Notre engagement dans la voie libérale s’en trouve renforcé, affirmé, affiché. En faisant partie du mouvement JEM, nous contribuons à défendre et valoriser les valeurs spécifiques qui nous sont chères : laïcité, égale dignité de tous les êtres humains, parité homme / femme (avec et aux côtés des hommes, les femmes comptent dans le mynian, elles montent à la Ttorah, mènent les offices, étudient, enseignent). Le mouvement libéral, c’est l’accueil de tous aux activités, quel que soit leur degré de pratique et de religiosité.

JEM, c’est le rassemblement de MJLF (Mouvement Juif Libéral de France) et de ULIF (Union Libérale Israélite de France) avec pour objectif de « réunir des hommes et des femmes pour se déployer partout en France et permettre aux jeunes, aux juifs isolés, aux couples mixtes, à tous, de venir à la rencontre de leur judaïsme ».

Judaïsme En Mouvement nourrit l’héritage de notre Tradition avec rigueur et respect dans un « esprit d’ouverture » et d’adaptation à l’évolution de nos sociétés. Une Tradition vivante et qui se vit, toujours renouvelée, orientée vers l’avenir, une Tradition soucieuse de transmission.

Le partenariat de Kehilat Kedem à JEM contribue à amplifier le combat pour une vision plurielle du judaïsme en France, et ce faisant, à se faire entendre plus fortement auprès des Institutions Politiques qui nous gouvernent. Rappelons que le mouvement libéral rassemble la majorité des juifs dans le monde et est reconnu … sauf en France.

Qu’est-ce qui ne change pas pour notre communauté ?

Notre indépendance, nos projets, nos façons de faire, nos habitudes, notre façon de prier, d’étudier, de se réjouir, de chanter, de partager, bref nos minhagim, demeurent intactes.

Qu’est-ce que ce partenariat nous apporte ?

Faire partie d’un réseau national qui défend les valeurs qui fondent Kehilat Kedem, c’est davantage de solidité, de reconnaissance et de soutiens concrets de toutes sortes : appuis et présences rabbiniques, reconnaissance et soutien pour les rites juifs, aides juridiques, meilleure accessibilité financière aux activités que proposent les synagogues partenaires (tarif adhérent), mise en relation des synagogues partenaires entre elles facilitée pour des projets communs…

Le partenariat de Kehilat Kedem à JEM, c’est une façon de s’inscrire dans la défense d’une vie juive traditionnelle et moderne, c’est aussi développer le sentiment d’appartenance à une grande famille ouverte et accueillante, appelée à croître, dans le respect de la dignité et de la liberté.

Le CA de Kehilat Kedem