2022
Parasha Nasso : savoir compter les uns sur les autres
Ha Shem demande de faire le relevé (nasso) des enfants d’Israël pour savoir sur qui il peut compter. Moshe obéit. Ce recensement apparait en contradiction avec le c.15 v 5 de la paracha « Lekh lekha » (Bereshit). Ha Shem dit à Avram : « regarde le ciel et compte les étoiles : peux-tu en compter le nombre ? Ainsi sera ta descendance. »
En raison de ce verset anti-recensement, le roi David dut se repentir d’en avoir ordonné un. Le grand roi fut puni (Chronique 1 – versets 21 -23) car il avait fauté par orgueil. Ha Shem lui imposa alors un choix cornélien entre trois maux pour se faire pardonner : la famine, la défaite ou la peste. Il se résolut à subir la peste : la maladie fit tout de même 70 000 victimes dans son royaume.
Augustin d’Hippone[1], et à sa suite l’Eglise, recycleront cette faute de David contre les tous les Juifs. Le philosophe et théologien chrétien les accusera globalement du pêché d’orgueil. L’antisémitisme en a fait une accusation majeure contre notre peuple accusé de se croire toujours supérieur aux autres.
Alors pourquoi ce recensement ?
Il ne s’agit pas ici d’une décision humaine. C’est ha Shem qui ordonne le recensement. On ne peut donc y voir aucune prétention de quiconque.
Le titre de la paracha (nasso) donne d’ailleurs une indication sur le sens de ce recensement. Recenser au sens strict renvoie plutôt au verbe paqad (פּקד ) et non à nassa ( נשא ). Nassa (נשא ) signifie plutôt : porter, élever, relever. Ici, le recensement consiste donc à porter le peuple hébreu pour l’élever spirituellement. C’est pourquoi le texte comporte aussi l’inauguration du Tabernacle et la division du travail entre les tribus.
Pourquoi avoir besoin d’élever et de relever le peuple hébreu ? On le sait, avant même de se constituer, celui-ci avait déjà tourné le dos à sa raison d’être avec l’épisode du veau d’or. Ce n’est sans doute pas un hasard si la guematria de נשא est de 351. Ce chiffre fait clairement référence à l’idolâtrie : la somme des lettres de אלהים אחֹורים (« Elohim a’horim » ou « autres dieux ») est en effet aussi égale à 351.
Se mettre en ordre de marche
Nasso, c’est la constitution pratique des Hébreux et de leurs douze tribus. Celles-ci sont chargées de porter la Torah et le Tabernacle.
La voix de ha Shem parlait à Moshe entre les Kerouvim. Ceux-là même qui étaient chargés de garder l’Eden, afin d’indiquer à Adam et ‘Hava le niveau de spiritualité nécessaire à atteindre pour retrouver les enviables conditions de vie du plus beau des jardins.
Selon la tradition, les Kérouvim ont le visage d’un garçon et d’une fille. Ils font référence au couple, c’est-à-dire à l’unité indissociable de l’homme et de la femme depuis la division de l’Adam en Ish (masculin) et Isha (féminin). Quand Ha Shem fait d’Israël sa fiancée, leurs ailes se déploient vers le haut pour enseigner que l’homme doit aspirer à s’élever afin de comprendre la sagesse du Maître du monde et Le servir du mieux possible. Leurs visages, tournés l’un vers l’autre, sont dirigés vers le bas en direction de l’Arche pour enseigner que la source authentique de sagesse est la Torah.
Rabbi Yaacov Kamenetsky (1891 – 1986 – américain d’origine biélorusse) signale que c’est le même terme qui désigne les Kérouvim, et les formes d’enfants à l’aspect d’anges, taillés à même le couvercle de l’Arche Sainte. Dans le contexte du Gan Eden, ils sont destructeurs. Ils en interdisent l’entrée. Mais, dans le contexte du Michkan (Tabernacle), ils représentent le pouvoir vivifiant de la Torah.
C’est une allusion à l’importance de l’éducation : selon la manière dont les enfants sont éduqués, ils peuvent devenir des « anges » ou des « démons ». D’ailleurs, d’après certains de nos maîtres, les Kérouvim n’inspiraient pas la confiance mais plutôt la peur – (Voir Cha’aré Aharon sur Béréchit 3, verset 24].
Les quatre hygiènes de vie
L’éducation prônée par la paracha préconise d’orienter l’éducation dans quatre directions. Ce sont les points cardinaux de l’éthique :
– hygiène et santé du corps :
Il s’agit d’ isoler les lépreux et au-delà se protéger des maladies contagieuses.
– hygiène et santé morale :
Il s’agit de ne pas porter préjudice aux autres.
– hygiène et santé psychologique : respecter la femme adultère (ou soupçonnée de l’être).
Cet aspect parait aujourd’hui dégradant pour les femmes. Pourquoi la femme seule serait-elle coupable d’adultère ? Pourquoi ne pas s’en prendre à l’homme infidèle ? Cela parait impensable à notre époque où l’infidélité elle-même n’est plus vraiment considérée comme une faute.
Pourtant, il existe bien une modernité de ce texte. Elle réside dans la nécessité constatée d’une protection particulière pour les femmes. Avant cette règle, le moindre soupçon de jalousie d’un mari pouvait être fatal pour une femme. Elle était rabrouée, battue ou même tuée. C’est malheureusement une pratique très répandue dans toutes les civilisations, et dans certaines encore plus que dans d’autres. Et jusqu’à aujourd’hui.
Avec l’épreuve des eaux amères, gérée par le Cohen, il y a institutionnalisation d’un rapport privé. La femme ne reste pas seule avec son accusateur. De plus, l’absorption des eaux amères – un mélange d’eau et de poussière – ne peut en réalité causer aucun mal… La femme est donc, à tous les coups, lavée de tout soupçon.
De plus le verset (5,31) précise : « l’homme sera net de toute faute » pour pouvoir accuser sa femme. Précision importante : si l’homme est fautif envers sa femme, les eaux amères n’auront de toute manière aucun effet sur sa femme. Même si elle-même est aussi en faute.
– hygiène et santé spirituelle ou le vœu de nazir.
Le nazir est celui qui s’isole des autres pour atteindre la sainteté. Shmouel (le prophète Samuel) et Shimshon (Samson) ont été des nazirs célèbres. Ils ont été consacrés à ha Shem par leurs mères stériles, heureuses de pouvoir enfin procréée, grâce à l’intervention de ha Shem. Yoseph (Joseph) fut le premier nazir comme il est écrit dans devarim (paracha vezot – haverekha C.33 v. 16 ) : נזיר אחיו ou nazir de ses frères (Voir Yonathan Sandler – « Pour plus de lumière »).
Le nazir ne peut se rendre impur en touchant un mort. Il ne peut déguster aucun produit de la vigne, ni se raser. Le nazir s’érige ainsi en modèle du respect de la vie, mais il est aussi mentionné qu’il ne peut le faire que durant une période limitée. Cette limite est un garant pour se préserver du fanatisme. Le but du nazirat est ponctuel. Il s’agit de racheter une faute ou de remercier pour un vœu exaucé. La fonction a un but « thérapeutique » comme le souligne Léon Ashkenazi ( « Leçons de la Torah »).
Ces quatre points d’hygiène sont tous d’une grande actualité. Une fois qu’ils les ont bien compris les enfants d’Israël peuvent recevoir la bénédiction de ha Shem. Elle se résume en trois points essentiels de la vie : protection, ‘hesed (amour ou compassion) et paix.
Les tribus d’Israël peuvent alors présenter leurs offrandes et sacrifices, à commencer par celle de Yehouda (en ce qu’elle incarne une lignée royale) pour finir avec celle de Naphtali. Le texte peut alors paraître fastidieux et répétitif. Mais il indique une dimension essentielle de la pratique juive : la relation du particulier au collectif.
Chaque tribu particulière est nommée par le nom particulier de son chef, le nom de sa tribu, puis le texte reste absolument identique pour décrire la pratique de chaque tribu. C’est le sens du collectif. Le particulier ne se dissout pas dans le collectif, ni le collectif au nom du particulier. Il y a là une grande leçon critique à deux niveaux :
– contre libéralisme total, appelé communément « loi de la jungle » où le particulier l’emporte au détriment du collectif.
– contre le totalitarisme où le collectif dissout le particulier.
[1] Voir son ouvrage « Contre Faustus » – livre XXII, chap. 66, composé entre 400 et 402 de l’E.C..
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