2021
La haftarah de Noah
Par Georges-Elia Sarfati
Haftarah: Isaïe : 54,1-55,5
Les Sages ont choisi un passage du Deutéro-Isaïe pour élaborer un thème fondamental de la sidra Noah. Ces prophéties, sans doute proférées au sortir de l’exil de Babylone, se distinguent par des formulations porteuses d’espérance et de consolation.
Deux versets évoquent directement l’épisode déterminant de l’histoire de Noah (Noah: 8, 21-22 ; 9, 11), qui permettent de forger les grandes perspectives de ce texte : « (54, 8-9) Dans un transport de colère je t’ai, un instant, dérobé ma face (istarti panaï) ; désormais, je t’aimerai d’une affection sans bornes, dit ton libérateur, l’Eternel. Certes, je ferai en cela comme pour les eaux de Noé : de même que j’ai juré que le déluge de Noé ne désolerait plus la terre, ainsi je jure de ne plus m’irriter ni diriger des menaces contre toi. »
La référence à la sauvegarde de Noah fait ici l’objet d’une mise en perspective plus spécifique : si l’humanité fut naguère capable de dévoiement, il s’avère aussi que la conduite d’Israël se caractérise, à certains moments de son histoire, par l’ambivalence à l’égard de l’enseignement du Créateur. La « colère » de Celui-ci nous apparaît constamment à la mesure des égarements de l’humanité créée. De même que l’humanité pré-diluvienne attira sur elle la catastrophe, du fait de l’iniquité (Ber. 6, 5) et de la violence (hamas) dont elle s’était rendue coupable (Ber.6, 11), Israël connut l’épreuve de la destruction et de la dispersion, pour s’être éloignée de l’Instruction reçue en héritage. C’est du moins, selon cette logique que le judaïsme antique interprétait son histoire. Cependant, à bonne distance de l’épisode lointain de Noah, la relation prophétique se particularise selon des termes qui ne trouvent d’équivalent que dans le Cantique des cantiques. La parole du prophète se colore désormais de toutes les nuances du symbolisme conjugal : « (Is., 54, 5-6) Oui, ton époux ce sera ton Créateur, qui a nom l’Eternel des Armées, ton sauveur sera le Saint d’Israël, qui s’appelle le Dieu de toute la terre. Car comme une femme abandonnée et au cœur affligé, l’Eternel t’a rappelée ; la compagne de la jeunesse peut-elle être un objet de dédain ? Ainsi parle le Seigneur. »
L’expression de réprimande, aussitôt suivie de ‘’regret’’, se traduit ici par les formule « voilement de la face » (Is., 54,10) – istarti panim : je t’ai dérobé ma face. Nous savons aujourd’hui que cette assertion, dont se déduit l’un des noms de l’Eternel, témoigne d’une fréquence historique, qui a connu des sommets d’abandon, à différents moments de la dispersion. L’Alliance à laquelle il est fait référence prolonge celle que l’Eternel avait d’abord conclue avec Noah. Elle le fut à des étapes distinctes de l’époque de transition que représente la vie de ce patriarche : d’abord passée avec Noah et sa descendance, avant le Déluge (Noah : 6, 18), puis réitérée à l’issue du Déluge (Noah : 9, 9). Au demeurant, ce pacte prit aussi différentes formes : il fut d’abord scellé comme une défense de la vie, au titre d’une assurance que l’Eternel ne causerait plus la destruction de tout vivant (Noah : 9, 11), pour finalement se matérialiser en signe de commémoration, sous la forme de la manifestation naturelle de l’arc-en-ciel (Noah : 9, 15-17).
Isaïe façonne à présent son propre discours par allusion à l’antique mémoire divine de l’humanité ; mais il le fait au moment où Israël est de nouveau en chemin vers sa Terre. Et la réitération de l’Alliance s’adresse délibérément – non plus aux trois fils de Noah – mais plus singulièrement à une fraction d’entre les fils de Sem. De surcroît, le principe de cette Alliance se trouve modifié aux dimensions d’une ‘’alliance de paix’’ (berit chalom) : « (54, 10) Que les montagnes chancellent, que les collines s’ébranlent, ma tendresse pour toi ne chancellera pas, ni mon alliance de paix ne sera ébranlée, dit Celui qui t’aime, l’Eternel ! »
A cet endroit, une remarque s’impose : il y a peu de probabilité que, dans le monde humain, la tendresse – hessed, ce mot désigne en vérité la bonté, la générosité – de l’Eternel infuse spontanément sans que l’humanité agisse pour en capter les échos. D’autre part, que signifie l’expression « alliance de paix » ? Prévenons d’emblée une mésinterprétation : saisi par l’air du temps, ne faisons pas erreur sur la véritable signification de ces deux mots (berit chalom). Ils ne sauraient désigner la formule triviale d’un pacifisme délité dans toutes les complaisances de l’esprit du temps. La fermeté du discours prophétique est aux antipodes. La paix a un prix qu’il ne faut pas méconnaître, en se payant de son seul mot, comme s’il suffisait de le proférer pour obtenir l’état qu’il désigne.
L’alliance de paix : méditer et agir
Ainsi cette Alliance, dont le Texte nous dit qu’elle est irrécusable, suffit-il seulement d’en avoir l’idée pour qu’elle demeure effective ? Ne convient-il pas aussi d’en connaître les termes pour l’incarner ? La paix dont il est ici question (chalom) suppose la plénitude (chelémout) de la présence d’Israël au message divin. Isaïe suggère en outre que la portée de l’Alliance comporte par elle-même une bénédiction qui se prolonge par-delà l’instant de son rappel. Celle-ci semble inclure deux conditions indépendamment desquelles son nom se vide de sens. La première condition serait que les enfants d’Israël assument d’en méditer les termes, mais aussi de l’agir, en repensant à chaque époque les perspectives de sa transmission : « (Is., 54, 13) Tous tes enfants seront les disciples de l’Eternel ; grande sera la concorde de tes enfants. »
La seconde condition, qui constitue le corrélat de la première, serait que les enfants d’Israël mènent une vie selon la justice révélée : « (Is., 54, 14) Tu seras affermi par ma justice : bannie toute idée d’oppression, car tu n’auras rien à craindre ; de terreur, car tu seras garantie contre elle. »
Aujourd’hui que le peuple d’Israël oscille entre deux cultures – la culture mondialisée et la culture nationale retrouvée- nous percevons et comprenons que le « déluge » de haine qui accompagne son Retour, revêt – comme par le passé – les formes d’un antagonisme radical. Mais la prophétie enseigne du même élan que l’attachement d’Israël à l’Alliance promet la défaite de ses ennemis : « (54, 15) Que si l’on se mettait contre toi, ce serait mon aveu ; quiconque se mettra contre toi succombera sur ton sol. »
Dans le même temps, l’intuition prophétique sait discerner qu’au long cours, la guerre menée contre le principe-Israël puise dans le gauchissement du langage son arme la plus affûtée : « (54, 17) Tout instrument forgé contre toi sera impuissant, toute langue qui se dressera contre toi pour t’accuser sera convaincue d’injustice ; tel est le partage des serviteurs de l’Eternel, et l’arrêt équitable qu’ils obtiennent de moi, dit l’Eternel. »
Bien que ces versets témoignent aussi de la résistance que suscite constamment l’idée de l’Alliance, ils nous assurent de ce que la haine qui poursuit Israël corrompt irréversiblement ses ennemis. Ils nous enseignent, contre toute attente, que leur échec – ‘’leur langue’’, dit Isaïe, ‘’sera convaincue d’injustice’’ – pourrait augurer de leur éveil.
2021
Berechit : le Serpent a-t-il menti ?
La figure du serpent, présente dans Berechit, est à la fois familière et très mystérieuse. Un grand nombre de mythologies de la Méditerranée orientale et du Croissant fertile présentent une opposition entre le dieu céleste et bon et une incarnation du mal ou, à tout le moins, de l’opposition, sous la forme d’un serpent : Ra et Apophis, Enki et Enlil, Mardouk et Tiamat, Apollon et Python … l’Eternel et le Serpent. Pour autant, dans la Bible, si le reptile en question semble présenté sous un jour négatif, il n’en demeure pas moins une figure prométhéenne, en cela qu’il guide l’humanité vers le savoir et en paie lui-même le prix. On pense généralement qu’il trompe Eve et l’amène à la faute. Mais est-ce vraiment le cas ? A-t-elle réellement fauté ? Et le serpent a-t-il réellement trompé la mère de l’humanité ?
Les transformations d’Adam
Si le mythe de la création du premier couple humain a, bien souvent au cours de l’histoire, servi à justifier une place secondaire accordée aux femmes dans les sociétés humaines, ce passage, comme du reste toute la Bible, est avant tout ce que l’on décide d’en faire et peut être lu de bien des manières. Ainsi, par exemple, il est à noter que, contrairement à ce que l’on croit souvent, ce n’est pas Eve (Hawa), mais bien Isha qui croque le Fruit. A l’instar de nombreux personnages de la Torah, en effet, la mère de l’humanité change de nom après un événement marquant, pour indiquer qu’elle vient de vivre une initiation ou une conversion : tout comme Abram devient Abraham, Saraï devient Sarah ou Jacob devient Israël, Isha devient Hawa après l’épisode du Fruit.
Ce changement de nom n’a rien d’anodin : il indique, très clairement, que l’absorption du Fruit marque une transformation profonde de son être. Et ces transformations, chez les patriarches et les matriarches, sont toujours positives : elles indiquent un rapprochement avec la dimension spirituelle et verticale, jamais un abaissement. Mais remontons un peu plus haut et demandons-nous qui, au juste, est Isha.
Aux origines, D.ieu crée un être humain « à Son image » : Adam Ha Rishon (« l’Adam des Commencements »), lui-même reflet d’une vision céleste antérieure à la Genèse : l’Adam Kadmon (Homme Primordial), qui constitue en quelque sorte le schéma directeur de la Création. Cet Adam Ha Rishon, dont un midrash nous assure qu’il dispose de deux visages opposés, un peu à la manière de Janus, est ensuite coupé en deux quand D.ieu prélève un côté (et non une côte !) pour former Ish et Isha. Il faut donc voir cet épisode comme une séparation de l’androgyne originel, et surtout pas comme la création d’un être inférieur à partir d’un os surnuméraire. Isha est donc une moitié d’Adam Ha Rishon : la moitié de l’image divine, la moitié du plan céleste; et elle porte en elle le devenir de toute l’humanité.
Devenir semblable à D.ieu : la promesse du Serpent
Le Serpent promet (Genese 3 :4-5) qu’après l’ingestion du Fruit, Ish et Isha seront « semblables à l’Eternel », car connaissant le Bien et le Mal. Et il semble, d’après le texte, que cette promesse emporte la décision et encourage Isha à goûter au Fruit. On peut donc supposer qu’elle portait en elle un désir de se rapprocher de l’état divin. Et sans doute son erreur se trouve-t-elle précisément ici : dans le fait de rechercher une solution extérieure à son désir de similitude avec l’Eternel. Car pour se rapprocher réellement de l’état divin, elle dispose d’un moyen, et ça n’est pas la transgression de l’interdit du Fruit. Pour devenir semblables à D.ieu, il suffit aux humains de se rapprocher l’un de l’autre : l’image divine, ça n’est ni le mâle, ni la femelle de l’espèce, mais bien cet androgyne formé par le couple mêlé dans l’étreinte. Ce qui, en ce monde de matière, ressemble le plus à D.ieu, ce n’est pas la soif de connaissance, mais bien l’amour conjugal.

Si faute d’Isha il y a, elle se trouve ici : dans le fait d’avoir cru que l’on peut se rapprocher seul du divin, que l’on peut avoir une connaissance intime de la Transcendance sans s’embarrasser des autres, ni de l’Autre. Et que l’on peut acquérir cette proximité avec le Sacré uniquement par le savoir, sans se soucier d’empathie ni d’amour. Et pourtant, les humains, après avoir goûté au Fruit, vont bel et bien se rapprocher de l’état divin…
Une étrange punition
On cherchera en vain, dans les propos de l’Eternel au moment où Il apprend que les humains ont goûté au Fruit, la moindre trace de colère : si la plupart des lecteurs partent du principe que ce qu’Il prédit comme destin à l’Homme et à la Femme est une punition, en réalité, rien dans le texte biblique ne l’indique. Et on peut ne lire tout cela que comme une simple énumération des conséquences des actes d’Ish et d’Isha : la mortalité, la douleur, la souffrance, tout cela découle de leurs propres actes. S’agit-il d’une punition divine ? Pas nécessairement. Seulement de ce qui arrive quand on choisit la connaissance, au détriment de l’obéissance. On acquiert le savoir, et avec lui une forme de pouvoir, et donc de responsabilité. Tant qu’on ignore la différence entre le bien et le mal, tant qu’on demeure dénué de toute forme de moralité, on n’est responsable de rien. Mais dès que l’on prend conscience du bien et du mal (c’est-à-dire du fait que les actes ont des conséquences), tout change.
L’humanité avait le choix : elle pouvait opter pour une bienheureuse ignorance, une éternelle enfance, une sorte de béatitude semi-animale. Mais elle a préféré choisir la connaissance, la compréhension de l’éthique et de la morale, et ce qui en découle logiquement : la responsabilité et les souffrances.
Et à travers ces souffrances, à travers ces douleurs, aussi paradoxal que cela puisse sembler, l’humanité se rapproche du Divin. Car dès l’exil à l’est d’Eden, les humains héritent du monde, et en cela ils sont bel et bien semblables à D.ieu. Ils L’ont même, en quelque sorte, chassé du monde, car désormais ce sont eux, et non plus Lui, qui sont responsables de la Création. Commence alors la longue et lente marche vers la réparation du Cosmos, ce Tikkun Olam qui est la charge et le fardeau du genre humain et qui consiste non pas à réparer un péché originel qui n’a pas nécessairement eu lieu, mais bien à rendre vivable une Création imparfaite.
Et le Serpent, alors ?
On peut donc s’interroger sur cette figure du Serpent. Est-il réellement un vil tentateur ? N’est-il pas plutôt une figure émancipatrice ? Ne devrait-on pas le considérer comme une figure certes mystérieuse, mais au fond pas si négative que cela ? Car après tout, il pousse Isha à préférer la compréhension à l’obéissance. Et ceci est, au fond, un acte authentiquement philosophique, et surtout profondément humain. A ce titre, il parachève l’œuvre créatrice en poussant les humains à acquérir une morale et un libre arbitre véritable; peut-être, dès lors, doit-il être vu comme une figure démiurgique, sans doute plus maladroite ou pragmatique que réellement maléfique.
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2021
La haftarah de Bereshit
Par Georges-Elia Sarfati
Les Sages ont choisi un passage d’Isaïe (42,5-43,10) en guise d’ouverture prophétique de la section inaugurale de la Torah. La critique historique distingue dans ces versets un propos du Deutéro-Isaïe, qui aurait prophétisé entre -586 et -538, à l’époque de l’exil de Babylone, peut-être même au sortir de cet exil. La formule du messager fait directement lien avec le récit de la création (Ber.1), en même temps qu’elle en suppose les étapes ultérieures (Ber. 1, 20-25) :
« (42, 5) –Ainsi parle le Tout-Puissant, l’Eternel qui a créé les cieux et les a déployés, qui a étalé la terre avec ses productions, qui donne la vie aux hommes qui l’habitent et le souffle à ceux qui la foulent (…) »
La création du monde matériel et celle des espèces vivantes marque la première manifestation de la révélation de l’Eternel. Ses phases sont ici inversées : le propos d’Isaïe donne la préséance aux hommes – tandis que, dans le Sefer Bereshit, ils viennent après les autres vivants (Ber.1, 26-27 ; Ber.2, 5-7) – comme pour suggérer qu’une fois sorti du règne naturel, l’humanité devient responsable des autres créatures, puisque le fait d’habiter en ayant sous son regard ‘’ceux qui foulent la terre’’, signifie peut-être une forme de non-indifférence.
Dépositaire privilégié de la Révélation, le prophète prend également soin de rappeler qu’aux lois physiques de la création de la nature, l’Eternel a ajouté, à l’intention de l’humanité, la divulgation d’une instruction – la Torah – destinée à orienter la conduite humaine dans l’univers créé :
« (42, 21)- L’Eternel s’est complu, pour le triomphe de sa justice, à rendre sa doctrine grande et glorieuse. »
Cette précision revêt ici toute son importance. Elle nous enseigne à discerner qu’à la création d’un univers doté de lois naturelles coïncide celle d’une intelligence (nechama) accessible à la compréhension de lois spirituelles.
La proclamation d’Isaïe offre la version la plus épurée de la théologie hébraïque, celle de l’unicité et de la singularité inaliénable du Créateur. Cette conception fait valoir l’une des innombrables réfutations de l’idolâtrie si caractéristiques de la Bible :
« (42, 8) – Je suis l’Eternel, c’est mon nom ! Je ne prête ma majesté à aucun autre, ni ma gloire à des idoles sculptées. »
Nous comprenons chemin faisant que Son action en appelle à la puissance du don gratuit (la création procède d’une décision libre et volontaire qui s’exprime comme surgissement de la vie), et simultanément à une force spécifique de limitation de toute-puissance qui ne serait pas celle de l’Eternel (la justice). A ce point, la prédication prophétique voit dans Israël la possibilité même de l’introduction d’un sens dans l’histoire :
«(42,6)- Moi, l’Eternel, je t’ai appelé pour la justice et je te prends par la main ; je te protège et je t’établis pour la fédération des peuples et la lumière des nations ; pour dessiller les yeux frappés de cécité, pour tirer le captif de la prison, du cachot ceux qui vivent dans les ténèbres. »
La vocation morale d’Israel
Ce verset forme le cœur de la prophétie, il détermine la vocation d’Israël, en tant qu’’’appelé’’. S’il est une essence historique d’Israël, celle-ci consiste à véhiculer et instituer la justice dans le monde. La forme même de cette vocation s’affirme sous le signe du mandat providentiel (« je te protège et je t’établis »). Ce mandat comporte sa finalité propre : il est de l’ordre de la transmission universelle, dont la finalité s’incarne dans le rassemblement des différentes fractions de l’humanité (« la fédération des peuples »). Une longue tradition exégétique, autant que culturelle, souvent marquée du sceau du lieu commun, a fréquemment associé à l’idée d’Israël l’expression d’Isaïe : « pour la lumière des nations ». Celle-ci traduit une intention autant qu’une direction : il ne saurait s’agir d’une hégémonie politique, mais davantage d’une destination morale, intéressant de proche en proche les entités politiques (les ‘’nations’’). Précisons ici que la « lumière » d’Israël irradie celle qui a présidé à la création (Ber. 1, 3). L’alternance lexicale peuple (am)/nation (goy) indique bien que la « justice » comprise par Israël est appelée à informer les cultures populaires, antérieurement à leur affirmation politique. Cela nous enseigne que le musar /l’éthique juive constitue la véritable assiette des peuples, antérieurement à leur constitution en nations.
Isaïe institue une véritable synonymie entre la présence au monde d’Israël et l’instauration universelle de la justice (tsédèk), dont l’esprit, y compris reçu et réinterprété par les peuples – constituées en nations ou pas – sera susceptible de dissiper l’iniquité et d’éveiller à une autre possibilité de l’histoire, émancipée de l’ignorance (« ténèbres »), comme de la tyrannie (« cachot ») et de l’oppression (« prison »), que celles-ci résultent de l’excès des passions ou de la malignité des pouvoirs.
Mais la vocation d’Israël – qui est obligation morale – ne va pas sans risque, car le Serviteur de l’Eternel lui-même peut aussi bien refuser d’assumer sa mission. A la fois obligé et témoin, Israël – du fait de sa diversité même – diversité qui l’expose aux tentations autant qu’aux écueils d’une histoire éclatée – est susceptible de s’insurger contre la « lumière » – c’est-à-dire l’Instruction – dont il a la charge :
« (42, 19) – Qui est aveugle, sinon mon serviteur, sourd, sinon le messager que j’envoie ? Qui est aveugle comme le favori (du Seigneur), aveugle comme le serviteur de l’Eternel ? Tu as vu de grandes choses et tu n’as pas fait attention; tu avais les oreilles ouvertes sans rien entendre ! »
La profération d’Isaïe retentit d’une tonalité renouvelée, depuis la renaissance d’Israël, puisque la conscience de sa vocation, et la congruence avec l’intelligence de sa tradition demeurent des enjeux toujours actuels. Aux uns, elle rappelle que la moralité ne saurait s’abstraire de l’histoire, aux autres que l’histoire ne saurait se dérouler au mépris de la moralité. Et à tous, que le souci de l’unité et la conscience de la fidélité conditionne la possibilité d’une histoire sensée :
« (43, 10) – Vous, vous êtes mes témoins, dit l’Eternel, et le serviteur choisi par moi pour reconnaître, pour croire en moi et être convaincu que moi JE SUIS : qu’avant moi, nul Dieu n’a existé, et qu’après moi, il n’y en aura point. »
2021
Parasha Nitsavim: la Téchouva n’est pas au ciel
Par Sophie Bismut, étudiante rabbin
Nous lisons la parachat Nitsavim ce dernier chabbat qui précède Roch Hachana.
L’éloquence de Moïse, l’homme bègue du buisson ardent, atteint des sommets. Ce sont ses derniers
jours de vie, son dernier même selon Rachi. Moïse adresse un discours vibrant aux enfants d’Israël
qui sont dans les plaines de Moab et s’apprêtent à entrer en terre d’Israël. Il s’adresse à tous,
hommes et femmes, adultes et enfants, étrangers qui vivent avec eux, quel que soit leur fonction,
leur statut social.
Il renouvelle l’Alliance : « Vous êtes placés aujourd’hui vous tous, en présence de l’Eternel (…) afin
d’entrer dans l’alliance de l’Éternel ton Dieu ». Sûrement pressent-il les difficultés à venir. Il se
montre sévère envers ceux qui se détourneraient de Dieu et de l’Alliance mais affirme qu’il est
toujours possible à celui qui se détourne de revenir.
Son discours se termine avec ces versets magnifiques de simplicité et de force :
« Certes, ce commandement (ha-mitsva ha-zot) que je te prescris aujourd’hui n’est pas trop ardu
pour toi, ni placée trop loin. Elle n’est pas dans le ciel pour que tu dises : « Qui montera pour nous au
ciel et nous l’ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous la fassions ? » Elle n’est pas non plus
au-delà de la mer, pour que tu dises : « Qui traversera pour nous la mer et nous l’ira quérir, et nous la
fera entendre afin que nous puissions la faire ? ». Non, la parole est tout près de toi, dans ta bouche
et dans ton cœur, pour que tu la fasses » (Dt. 30:11-14).
Quel est « ce commandement / ha-mitsva ha-zot » ? La plupart des commentateurs y voient une
référence à toute la Torah. Moïse nous rappelle ainsi que la Torah et les mitsvot sont à notre portée.
Nous savons bien que la compréhension de la Torah et l’observance des mitsvot sont difficiles, ardus.
Pour autant, ils sont possibles pour tous. La Torah n’est pas réservée à une élite d’érudits ou de
« religieux ». Elle est pour tous : hommes, femmes, adultes, enfants, quels que soient notre
profession, notre niveau de richesse, notre statut social. Nous avons tous une part dans la Torah,
nous avons tous une voix à porter dans la conversation infinie entre le ciel et la terre.
Alors que nous approchons de Roch Hachana, du « jour du jugement », il est aussi intéressant de se
tourner vers une autre lecture de ce passage. Ramban explique en effet que ces versets font
référence au commandement spécifique de la téchouva, le repentir ou plus littéralement le retour.
Les versets précédents ce passage décrivent comment Israël reviendra à Dieu et sera restaurée sur sa
terre. Selon Ramban, c’est la techouva même qui constitue « ce commandement que je te prescris
aujourd’hui ».
À la veille des « jours redoutables » qui vont de Roch Hachana à Yom Kippour, nous sommes invités à
engager un examen personnel de nos vies. Il nous faut faire le point de l’année passée, de nos
réussites et de nos faiblesses, de nos manquements et examiner ce que nous pouvons changer dans
cette année qui s’ouvre. La tâche est difficile mais, vient nous rappeler et nous encourager. La paracha
de cette semaine, nous ne devons pas la considérer trop difficile pour nous. Elle est réalisable.
La techouva n’est pas au ciel ni au-delà des mers. Ce n’est pas seulement une belle idée ou un
concept théorique, mais une entreprise à notre portée. « La parole est tout près de toi, dans ta
bouche et dans ton cœur pour que tu la fasses ». La techouva est dans nos bouches, par les mots que
nous prononcerons pour reconnaître nos manquements et nos fautes. Elle est dans nos cœurs par la
sincérité et l’engagement avec lesquels nous entrons dans ces journées du jugement. Et elle est aussi
dans nos actes par lesquels nous entreprenons de changer nos vies.
Photo : Fares Hamouche – Unsplash