Où est Sarah ? – Parasha Vayera
Sarah et Abraham : la suite
Vayera (« Et il apparut ») conte la deuxième partie de l’histoire d’Abraham et de Sarah. D.ieu apparaît à Abraham peu après sa circoncision. Trois hommes (ou anges) se présentent à lui et annoncent la naissance prochaine de leur fils Isaac. Puis l’Eternel fait savoir qu’Il va détruire les villes de Sodome et de Gomorrhe. Abraham tente d’infléchir la rigueur divine et obtient que les deux cités soient épargnées s’il s’y trouve dix justes. Mais seul Loth, qui demeure à Sodome, peut être considéré comme tel ; il accueille avec bienveillance les anges, empêchant la population locale de tenter de les violer. Loth et sa famille quittent la ville alors qu’une pluie de soufre et de feu s’abat sur la région. La femme de Loth s’étant retournée pour contempler la destruction, elle est changée en statue de sel. Réfugiées avec leur père dans une caverne à Sohar, les filles de Loth le font boire et s’accouplent à lui, engendrant la lignée de Moab et celle d’Ammon. Abraham, quant à lui, plante sa tente chez les Philistins, dont le roi Abimelec prend Sarah comme concubine ; mais un rêve envoyé par l’Eternel lui apprend que contrairement à ce qu’avait prétendu Abraham, Sarah est certes sa sœur, mais aussi son épouse, et qu’il doit la lui rendre. Abimelec fait alliance avec les Hébreux et leur permet de s’installer sur ses terres. Isaac naît, et peu après Sarah obtient le renvoi de sa servante Hagar et de son fils Ismaël, qu’Abraham abandonne dans le désert mais qui sont secourus par un ange. Abraham reçoit quelque temps plus tard l’ordre de l’Eternel de « faire monter » son fils Isaac. Croyant que D.ieu lui demande un sacrifice, il s’apprête à tuer un Isaac déjà attaché sur l’autel, quand un ange intervient et lui désigne un bélier à sacrifier à la place. Enfin, on annonce à Abraham la naissance de Rebecca.
Il y a bien des manières d’aborder cette parasha, qui, comme la précédente, est d’une extrême richesse et d’une très grande complexité. Il faut choisir un angle, et celui que j’ai choisi, c’est la question de Sarah : comment comprendre qu’Abraham abandonne successivement sa femme entre les mains de Pharaon (dans la parasha précédente), puis d’Abimelec ? Pourquoi une telle convoitise envers une femme qui, au moment où elle séjourne chez les Philistins, est centenaire ?
Un mariage très daté
La première chose que l’on puisse se dire sur le mariage d’Abraham et de Sarah, c’est qu’il est incestueux, puisqu’ils sont demi-frère et demi-sœur. Mais ils sont loin d’être les seuls dans ce cas : Nahor (frère d’Abraham) et sa nièce Mila, Lot et ses filles, Isaac et Rebecca, Jacob et Rachel et Lea : tous semblent suivre un modèle incestueux. On peut s’en étonner, quand on nous dit par ailleurs que les Patriarches connaissaient et observaient la Loi. Tout comme on peut s’étonner, d’ailleurs, qu’ils ne mangent pas kasher (puisque nous voyons Abraham servir un plat de veau à la crème, mélangeant donc la viande et le lait).
Si l’on prend le récit d’un point de vue historique, c’est moins étonnant. En effet, bien que le texte lui-même soit plus récent, les événements rapportés ici sont à peu près datables, et remontent à une période très archaïque, et surtout très antérieure à l’émission des lois interdisant le mariage endogamique, ou celles établissant la kasherout.
La date probable des événements peut être située aux alentours de 1700 avant l’ère commune. C’est en effet vers cette date que, comme l’a montré en 2021 un article scientifique publié dans le magazine Nature, un météore de grande taille détruisit la cité de Tall el Hamman, située près de la Mer Morte. Cette cité, prospère durant l’Age de Bronze, subit une explosion qui fit monter localement la température à plus de 2000°C, et dont la puissance devait équivaloir à plusieurs centaines de fois la bombe atomique d’Hiroshima. En d’autres termes : la pluie de soufre et de feu a bien eu lieu, entre -1650 et -1700. Cela fait de la destruction de Sodome et Gomorrhe le premier élément du récit biblique datable avec un semblant de précision.
Il faut remarquer qu’un grand nombre des divinités de cette époque, à commencer par les divinités égyptiennes, contractent des mariages incestueux. Plus loin à l’orient, les mazdéens perses estiment que le mariage entre un frère et une soeur est une « union divine », et l’encouragent, notamment pour les membres de la caste sacerdotale. Dans tous les cas, donc, dans l’esprit du temps, il s’agit d’unions d’une nature particulière, et manifestant une forme d’élection divine.
Où est Sarah ?
Quand Sarah demande à son mari d’aller abandonner Hagar et Ismaël dans le désert, Abraham doute. Mais l’Eternel lui dit de toujours écouter la voix de sa femme. Et le terme utilisé ici n’a rien d’anodin : Il lui dit Shema. Et Rachi de commenter : « Cela nous apprend qu’il était second après Sarah dans l’ordre de la prophétie. »
Cela va à l’encontre de l’apparence du texte, qui nous présente au contraire Abraham comme le personnage principal. Sans doute faut-il mettre cette sentence en parallèle avec la déclaration d’Abimelec, qui dit d’Abraham qu’il est « comme un voile entre Sarah et quiconque l’approcherait ». Et cette phrase doit nous mettre la puce à l’oreille : elle résonne en effet particulièrement avec la question posée par les envoyés célestes, au début de la parasha : « Où est Sarah ? », demandent-ils, alors qu’elle se tient dans la tente, sous leurs yeux. C’est la question que nous devrions nous poser.
Il faut probablement comprendre que le couple Abraham-Sarah est similaire au duo Aaron-Moïse : le véritable prophète n’est pas celui qui parle aux autres, qui se confronte au monde, mais bien celui qui reste en retrait. Et à chaque fois que nous voyons agir Abraham, il nous faut nous souvenir que ce n’est pas lui qui porte le véritable fardeau de la prophétie, mais bien Sarah. Abraham est en quelque sorte un leurre : le visage que Sarah présente au monde, en un temps où il ne serait probablement pas accepté que ce soit une femme qui rapporte la parole divine. Abraham n’est pas dénué de mérites en lui-même. Mais c’est bien Sarah qui entretient avec le Divin la relation la plus proche et la plus intime. Bref : alors que nous avons l’habitude de définir Sarah comme l’épouse d’Abraham, peut-être serait-il plus approprié de penser au contraire à Abraham comme l’époux de Sarah.
Ce qui est saint est souvent caché, occulté. On peut penser au saint des saints du Temple, qui était réservé au Kohen Gadol, ou encore à la tente d’assignation, où seuls pénétraient Moïse et Aaron. Plus généralement, à tous les cultes à mystères, dans le cadre desquels s’exprimait la véritable spiritualité antique (alors que les cultes publics étaient surtout l’occasion de pratiques religieuses relevant d’une affirmation civique d’appartenance au groupe). Dans le cadre des mystères d’Isis, la statue de la déesse était recouverte de voiles, que seuls les méritants pouvaient peu à peu écarter : chaque avancée dans le parcours initiatique se manifestait par l’autorisation de soulever l’un des voiles de la statue, jusqu’à pouvoir enfin la contempler dans sa nudité. Plus près de nos traditions : que fait D.ieu, lorsqu’Il Se retire de la Création pour laisser un peu de place à l’être humain, sinon s’occulter, se dissimuler, se dérober à notre regard ? Il est toujours là. Mais Il ne nous est pas accessible.
Sarah, c’est le saint des saints, pudique, se tenant loin des regards. C’est une sainteté invisible. Et ce n’est pas un hasard si la pudeur (tzniout) est l’une des caractéristiques principales de Sarah. Car elle représente une sacralité discrète, une Sapience sans effusion ni démonstration extérieure, qu’il faut séduire et mériter pour ne serait-ce que soupçonner son existence. Mais Sarah, comme son nom l’indique, c’est aussi la princesse, c’est-à-dire la noblesse et la dignité. Une dignité qu’Abraham va choisir d’abandonner plusieurs fois.
Histoires doubles
Au cours de son histoire, Sarah vit à plusieurs reprises des répétitions des mêmes séquences. L’une de ces répétitions est le fait de devenir la concubine d’un autre homme qu’Abraham (Rebecca vivra une autre répétition de la même histoire par la suite). Lors du séjour en Egypte, elle s’était présentée comme la sœur, et non l’épouse, d’Abram, et avait été recrutée pour le harem de Pharaon. Quand la tribu arrive chez Abimelec, la même chose se reproduit. Pharaon consomme l’union et va en être maudit ; Abimelec ne va même pas pouvoir consommer l’union. L’un comme l’autre finit par comprendre que Sarah est en réalité l’épouse d’Abraham (même s’il est vrai qu’elle est aussi sa sœur) et la lui rend, avec des cadeaux et dédommagements. A la différence de Pharaon, qui ordonne au couple de partir, Abimelec va les prier de rester et de faire alliance avec lui.
Pourquoi cette répétition d’épisodes ? Seulement pour montrer que la stérilité du couple vient bien de Sarah et non d’Abraham (puisqu’il aura un fils avec Hagar) ? Sans doute pas.
Si l’on admet que Sarah est la principale prophétesse, et donc le cœur de la relation des Hébreux de cette génération avec D.ieu, on peut voir le désir libidinal qu’elle provoque chez les souverains étrangers comme une aspiration à la Sapience et à la Transcendance, de la part d’êtres qui ne sont pas prêts à les recevoir, mais qui, parce qu’ils disposent de la puissance matérielle, se croient autorisés à les convoiter. Ce désir est exactement similaire à celui des hommes de Sodome voulant violer des anges. Pharaon comme Abimelec pensent qu’on peut s’approprier la Sapience, que la relation à la dimension verticale peut être possédée (au sens matériel comme au sens sexuel du terme) sans que l’on ait à renoncer à quoi que ce soit. Ils ont en quelque sorte l’intuition que l’on se rapproche de D.ieu en passant par l’Autre mais ils pensent qu’on peut le faire par un rapport autoritaire à cette Autre. Car après tout, c’est sans doute le seul type de rapport que ces rois connaissent. Mais seul Abraham est capable d’entrer dans une relation fertile avec Sarah. Et ce qui différencie Abraham de ses deux rivaux, c’est qu’il a réalisé l’Alliance (puisque leur union restera stérile tant qu’il n’aura pas subi la brit-milah). En d’autres termes : il a volontairement abandonné une part (physique, mais aussi et surtout symbolique) de lui-même et de sa virilité ; en cela, il a imité l’Eternel : il a retiré un peu de lui-même, et ce faisant, a créé un vide que l’altérité peut occuper. Il a accepté de moins être, pour mieux être, et surtout pour être avec les autres. On pourrait aussi dire qu’il a renoncé à une part de son identité, afin de pouvoir devenir fertile du fait de son nouveau dialogue avec le Divin.
Les deux épisodes nous présentent donc des profanes, puissants mais dénués de rapport intime au Sacré et surtout de la capacité à renoncer à leurs certitudes, s’imaginant que l’on peut prendre possession d’une relation au Transcendant par la simple autorité temporelle, puis se rendant compte avec amertume qu’il n’existe pas de raccourci dans l’initiation, ni, surtout, dans son cheminement intérieur. Pharaon, déçu, chasse ceux qui possèdent ce qu’il ne peut obtenir. Abimelec, au contraire, désire la présence des Hébreux auprès de lui, afin de le rapprocher de cette Transcendance qu’il ne parvient pas à atteindre par lui-même.
La lâcheté d’Abraham
Dans les deux cas, Abram/Abraham a amené la malédiction sur des souverains étrangers, du fait de sa propre crainte à revendiquer ce qui est sien. Dans les deux cas, cependant, sa méfiance s’est révélée mal placée, et le roi, malgré sa déconvenue, s’est montré plus juste et plus respectueux de l’institution du mariage qu’il ne l’aurait cru. Et dans les deux cas, Abraham a abandonné sa sœur/épouse entre les mains d’un homme qu’il pensait cruel ; il a manqué à ses devoirs de frère comme à ses devoirs d’époux. Mieux encore : il s’est, en quelque sorte, caché derrière sa femme en la sommant de le protéger, lui, et obligeant in fine l’Eternel à agir en personne. Ce qui, au passage, confirme le statut de prophétesse de Sarah, puisque celui qui a tenu le rôle de l’époux protecteur, c’est D.ieu.
Cette attitude est à mettre en parallèle avec le souci qu’Abraham a toujours d’autrui : il accueille avec hospitalité le voyageur égaré, tente de sauver la population de Sodome, et, plus tard, tiendra à s’assurer que le champ qu’il achète soit payé au juste prix, afin de ne pas spolier le vendeur. Mais ce souci des autres semble contrebalancé par une absence totale d’empathie envers sa propre famille : il abandonne Sarah entre les mains des puissants, laisse ses fils aller mourir au désert ou sur la montagne … bref il semble être de ce genre d’homme qui, tout pétri qu’il soit d’amour et de compassion envers la souffrance des autruis lointains, en vient à négliger l’autrui proche.
Dans le cas d’Abimelec, les prières d’Abraham ont finalement mis fin aux souffrances, mais il n’en demeure pas moins que rien ne serait arrivé s’il était resté fidèle à ses devoirs. Peut-être doit-on voir dans ces fautes à répétition la cause de l’épisode suivant de la Ligature d’Isaac : Abraham étant allé au bout de ce dont il était capable, il est temps de passer à une nouvelle génération, née dans l’Alliance. D.ieu ordonne donc à Abraham de « faire monter » son fils Isaac. Une fois encore, le vieil homme manque à ses devoirs, en comprenant tout à l’envers, et en pensant qu’il doit sacrifier son enfant, alors qu’il est question de l’élever vers la Transcendance. Faut-il y voir une incapacité inconsciente d’Abraham à se projeter au-delà de lui-même et à concevoir que son fils est appelé à le dépasser ? Peut-être.
Les deux sacrifices
La Ligature d’Isaac n’est pas le premier sacrifice d’enfant que pratique Abraham. Avant la Ligature, Ismaël subit un sort presque similaire. En effet, les deux fils d’Abraham suivent des itinéraires pratiquement identiques. La séquence est la même pour chacun des deux :
- Abraham reçoit l’ordre d’agir à l’égard de son fils (ordre de Sarah, confirmé par l’Eternel, dans le cas d’Ismaël ; ordre direct de l’Eternel dans le cas d’Isaac) ;
- Abraham amène l’enfant dans un lieu retiré (le désert dans le cas d’Ismaël, la montagne dans le cas d’Isaac) ;
- Le fils d’Abraham est supposé mourir, loin du regard de sa mère (Sarah n’est pas présente, Hagar détourne les yeux) ;
- L’intervention d’un ange sauve le fils d’Abraham, en révélant la présence d’un détail qui n’avait pas été vu jusqu’alors (la source pour Ismaël, le bélier pour Isaac).
Les similitudes entre les deux épisodes sont frappantes. Ils diffèrent cependant sur plusieurs points. Dans le cas d’Ismaël, le voyage vers le lieu isolé est horizontal (on va dans le désert) et la mère d’Ismaël survit à l’épisode. Dans le cas d’Isaac, le voyage vers le lieu isolé est vertical (élévation vers la cime de la montagne) et Sarah ne survit pas à l’épisode, puisque le début de la parasha suivante nous apprend la mort de Sarah, et que Rachi, reprenant en cela le Pirqe de Rabbi Eliezer, nous dit qu’elle meurt de chagrin en apprenant qu’Abraham a tenté de tuer leur fils.
Sarah : la vieille femme et la mort
Pourquoi Sarah meurt-elle après la Ligature, si elle est la véritable prophétesse ? De chagrin, bien entendu. Mais aussi parce que cette génération a fait son temps : Abraham ne restera plus sur terre que pour lui bâtir un tombeau et s’occuper du mariage de son fils Isaac. Des tâches matérielles, qui ne nécessitent pas d’être un prophète, seulement un chef de clan. Avec la mort de Sarah, c’est donc la fin de la période prophétique d’Abraham : elle lui est ôtée parce qu’après cette dernière erreur, cette dernière rechute dans une idolâtrie sanguinaire, sa relation à Sarah (et donc son lien à la Transcendance) est définitivement compromise. Il n’est plus digne d’être uni à elle, et leur union est donc rompue. C’est aussi que, puisque Sarah est la principale prophétesse et qu’Isaac est celui qui doit reprendre le flambeau de l’Alliance et de la prophétie, il lui est impossible de devenir celui qu’il doit être s’il demeure dans l’ombre de sa mère. Ismaël n’a pas ce souci, puisque son devenir, purement horizontal et matériel, n’est pas en contradiction avec la présence de sa mère à ses côtés. Mais les relations individuelles et intimes à D.ieu n’existent qu’en nombre limité : la Bible ne nous montre en général qu’un seul prophète véritable à chaque génération. Sarah meurt donc pour qu’Isaac vive en tant que prophète. Son décès est un ultime acte d’amour envers sa descendance. Et Abraham vit parce qu’en réalité il ne compte pas, n’a jamais vraiment compté, dans cette histoire.
Faut-il pour autant voir Abraham comme un être méprisable ? Non, certainement pas. Nous avons affaire à un homme imparfait, contradictoire, généreux avec les autres mais dur avec les siens, capable de se confronter à D.ieu mais pas de contredire sa femme, se cachant derrière elle et incapable de faire face à des hommes de pouvoir pour la défendre … bref un être humain, avec ses forces et ses faiblesses, ses grandeurs et ses petitesses. Et un être humain confronté, en la personne de l’Eternel, à des exigences morales extraordinairement élevées. Il ne saura jamais être réellement à la hauteur de ses idéaux, certes, mais après tout, nous en sommes tous là.
Photos : Dejan Durakovic – Unsplash / engin akyurt – Unsplash / Tasos Mansour – Unsplash / Javier Peñas – Unsplash / hessam nabavi – Unsplash