2022
Parashat Teroumah : faire place à la sainteté
Les Israélites ont quitté l’Égypte, ils ont reçu la Torah au mont Sinaï, et maintenant ils sont dans le désert et ils reçoivent des instructions pour la construction du Mishkan, la demeure portable de Dieu qui accompagnera le peuple dans le désert. La paracha de cette semaine donne bien l’impression qu’elle sera mieux placée sous forme de diagramme. Les instructions très complètes (qui occupent tout notre texte) sont longues, extrêmement détaillées et précisent chaque étape de la construction. Il y a treize versets détaillant la fabrication des tissus pour le Mishkan, quinze versets différents sur les planches de bois d’acacia, six détaillant les étapes de la construction de l’autel et de ses ustensiles et dix sur l’enceinte latérale du Mishkan, chaque instruction donnée avec ses propres mesures en coudées. Terumah est, à première vue, l’une des parashot dont la pertinence pour nos vies modernes est moins évidente.
Pourquoi Dieu a-t-il besoin d’un édifice physique au milieu du peuple ? Il a porté le peuple jusqu’ici sans en avoir, et nous avons encore de nombreux livres de la bible à finir avant de parler de la construction du vrai temple à Jérusalem. La raison est que nous avons la question à l’envers, ce n’est pas que Dieu a besoin d’un espace physique mais que lui, il sait que nous en avons besoin. En faisant une place pour Dieu, nous faisons place pour Dieu. Nous avons besoin de lieux sacrés, nous sommes programmés pour avoir besoin d’espaces distincts pour les différentes composantes de notre âme. Récemment, nous avons pris conscience de la douleur de la perte de cette physicalité. À notre époque, beaucoup d’entre nous sommes contraints de réduire toutes les composantes de nos vies à des espaces singuliers qui doivent servir de salles de classe, de synagogues, des salons des proches, de clubs sociaux, de bars où l’on rencontre de vieux amis et de chambres d’hôpital où l’on fait ses adieux pour la dernière fois. La réalité de notre condition humaine est que nous sommes façonnés par les espaces que nous habitons. Il y a un pouvoir dans notre environnement, c’est pourquoi nous nous promenons en automne dans la forêt, pourquoi nous ressentons de l’admiration en regardant la mer à l’horizon, de l’émerveillement en entrant dans nos synagogues aux fêtes des Tishri, et de la nostalgie pour les lieux que nous considérons autrefois comme les nôtres. Nous sommes façonnés par notre environnement, et nous sommes donc amenés à rechercher les lieux qui nous apportent ce dont nous avons besoin. La présence d’un Mishkan dans le camp sera l’un de ces endroits pour le peuple, et ils en auront besoin.
Rashi nous dit que la chronologie de ces événements ne correspond pas à leur ordre écrit dans notre Torah, et que l’épisode du veau d’or a précédé les instructions de construction du tabernacle[1]. Avec cette chronologie, nous pouvons imaginer les Israélites dans le désert, froids, confus, craignant les conséquences suite à l’épisode du veau d’or. Il en va de notre vie spirituelle comme de notre vie sociale, nous mentons, nous décevons, nous oublions et nous trahissons. Avec le récent épisode d’idolâtrie qui pèse sur la conscience du peuple, le Mishkan peut donc être vu non seulement comme un lieu où les israélites peuvent aller pour trouver Dieu, mais comme le souligne Abravanel, comme un rappel constant qu’il ne les a pas abandonnés, qu’il est toujours avec eux. Nous pensons que Dieu veut que les Israélites lui construisent un Mishkan pour qu’il puisse y habiter, mais l’hébreu est au pluriel, בְּתוֹכָֽם, ce qui indique que ce n’est pas dans/avec « cela » [le Mishkan] qu’il habitera, mais avec « eux » – parmi le peuple.
Les instructions continuent, détaillant les ornements qui vont du bronze le plus éloigné du Mishkan, à l’argent, puis à l’or pour les ornements de l’arche. Il est surprenant de constater que dans ce lieu très saint, avec tout l’or que les Israélites pouvaient donner, il y a quelque chose d’autre que l’on met. C’est là, nous dit la Guemara, que sont conservées les tables de la loi, non seulement la deuxième paire, mais aussi la première paire que Moïse a brisée en voyant ce que les Israélites avaient fait en construisant le veau d’or[2]. Dans ce sommet de la sainteté, nous devons placer quelque chose de brisé, un élément de la perfection de la révélation, brisé par les mains de l’Homme. Le symbolisme de ce placement dans le lieu le plus saint est frappant. Car ce n’est pas dans notre état parfait que nous avons accepté la torah, et ce n’est pas en tant qu’êtres parfaits que nous sommes créés. Les tablettes brisées dans l’arche nous rappellent que ce n’est pas en tant qu’êtres parfaits que nous sommes aimés, mais en tant qu’individus brisés, faillibles, que nous sommes réellement. Leur présence dans l’arche est un rappel que non seulement Dieu est avec nous dans le camp, mais qu’il est avec nous précisément tels que nous sommes.
Nous ne sommes plus dans le monde du temple, nous ne sommes pas dans le désert, et nous n’avons pas de Mishkan dans notre camp. Le rappel visuel de la présence divine a disparu, mais le monde dans lequel nous avons été jetés reste tout aussi déroutant, ses injustices tout aussi capricieuses, et son sens toujours plus insaisissable. Notre paracha explique comment créer une espace physique pour la sainteté, mais c’est dans le midrash que nous voyons comment nous faire de la place à la sainteté en nous-mêmes. On nous dit que lorsque Moïse reçoit l’instruction de construire la ménorah en or, il ne sait pas comment, et malgré les explications répétées de son créateur, il ne peut pas comprendre comment il peut la fabriquer, et on lui dit finalement de simplement jeter l’or sur le feu, où il émergera de lui-même en tant que ménorah[3]. Le pouvoir de façonner l’objet à sa volonté était toujours là, mais ce n’est que lorsque Moïse a fait tout ce qu’il pouvait, lorsqu’il a agi le premier, jusqu’aux limites de ses capacités, que Dieu est venu à ses côtés pour l’aider à terminer ce qu’il ne pouvait faire seul. Dieu est avec nous, pas dans le camp, pas dans le Mishkan, mais là où nous choisissons de le rencontrer. Nous faisons ce que nous pouvons, nous faisons un pas vers lui, nous mettons l’or sur le feu, en retour, il fait un pas vers nous, et prend notre main tendue.
Le Mishkan d’aujourd’hui n’est pas un édifice physique, mais c’est la place que nous laissons à l’émerveillement et à la joie dans le quotidien. Comme Moïse, nous devons faire le premier pas, ce que nous faisons à travers nos actes quotidiens de dévotion, dans le sourire à l’étranger, l’étreinte d’un être cher, le réconfort du rire d’un ami, et la joie que nous éprouvons dans l’expérience improbable d’être ici.
Nous sommes pressés et nous sommes occupés, mais lorsque nous nous forçons à ralentir, nous faisons de la place pour le sentiment de sainteté dans nos vies. Car même si le rappel visuel de la présence divine a disparu, nous pouvons toujours le sentir proche de nous. L’affaiblissement spirituel et l’aliénation par notre monde matériel ne sont pas inévitables, car même si nous remplissons nos jours avec les affaires de tous les jours et que nous nous tranquillisons avec les tâches futiles, Dieu est toujours là lorsque nous tendons la main vers lui, et il attend que nous fassions le premier pas.
[1] Rashi on Exodus 31:18:1
[2] Talmud Bavli, Bava Batra 14b
[3] Midrash Tanchuma Shmini 8.2
Version Anglophone
Parshat Terumah – Making space for holiness
The Israelites have left Egypt, they have received the Torah at mount Sinai, and now they are in the desert and they receive instructions for the construction of the Mishkan, the portable dwelling place for God to accompany the people through the desert. As texts go, this one seems like it would be better suited as a diagram. The very comprehensive instructions which occupy our whole portion are lengthy, extremely detailed, and spell out each step for the construction. There are 13 verses detailing the making of the cloths for the Mishkan, 15 different verses on the acacia wood planks, 6 elaborating on the steps for building the altar and its utensils and 10 on the Mishkan’ side enclosure, each with their own cubit measurements for the subcomponents. Terumah is, at first glance, one of the portions with less obvious relevance to our modern lives.
Why does god need a physical edifice among the people? He has carried them so far without, and we are many books of the bible away from the construction of the real temple in Jerusalem. The reason is that we have it the wrong way around, it is not that god needs a physical space but that he knows we do. By making a space for god, we are making space for god. We have a need for sacred places, we are hardwired to need spaces for the different components of our soul.
Recently, we have become acutely aware of the pain of losing this physicality. In these current times many of us are constrained to have all the components of our lives reduced to singular spaces which must serve as classrooms, as synagogues, as relative’s living rooms, as the social clubs we attend, as bars we meet old friends, and as the hospital rooms where we say goodbye for the last time. The reality of our human condition is that we are shaped by the spaces we inhabit, there is power to our surroundings which is why we go for autumn walks in the forest, why we feel awe staring the sea out to the horizon, feel wonder walking into our high-holy day synagogues, and nostalgia at the places we once thought of as ours. We are shaped by our surroundings, and so are moved to seek out the places that give us what we need. The presence of a Mishkan within the camp would be one of these places for the people, and they will need it.
Rashi tells us the chronology of these events is not the same as their written order in our Torah, and that the episode of the Golden Calf preceded the instructions to construct the tabernacle[1]. With this chronology, we can imagine the Israelites in the desert, cold, confused, fearful for the consequences following the episode of the golden calf. We are with our spiritual lives, as we are with our social lives, we lie, we disappoint, we forget, and we betray. With the recent episode of idolatry weighing on the conscience of the people, the Mishkan can thus be seen not only as a place where the israelites can go to find god, but as Abravanel points out, as a constant reminder that he has not forsaken them, that he is still with them. We think of god as wanting the israelites to build him a Mishkan so that he may dwell there, but the hebrew is plural, בְּתוֹכָֽם, indicating that it is not in/with « it » [the Mishkan] that he will dwell, but with « them » – among the people.
The instructions continue, detailing the ornaments that go from bronze furthest out from the Mishkan, to silver, and then to gold for the ornaments on the ark. Surprisingly though, among this holiest of places, with all the gold the Israelites could give, there lies something else within the ark itself. Here, the Gemara tells us, are kept the stone tablets of law, not only the second pair, but the first pair which Moses smashed on seeing what the Israelites had done in building the golden calf[2]. Within this apex of holiness we are to put something broken, an element of the perfect from revelation, broken by the hands of man. The symbolism of placing this at the holiest of holiest sites is striking. Because it is not in our perfect state that we accepted torah, and it is not as perfect beings that we are created. The broken tablets in the ark are a reminder that it is not as beings of perfection that we are loved, but as the broken, fallible, individuals we actually are. Their presence in the ark is a reminder that not only is God with us in the camp, but that he is with us precisely as we are.
We are no longer in the world of the temple, we are not in the desert, and we have no Mishkan in our camp. The visual reminder of God’s presence is gone but the world into which we have been thrown remains just as confusing, its injustices just as capricious, and its meaning ever more elusive. Our parasha spells out how to create the physical space for holiness, but it is in the midrash that we see how we can create the space for holiness within ourselves. We are told that when Moses is instructed to build the gold menorah, he does not know how, and despite repeated explanations from his creator, he can not understand how he can make it, and so is told finally to simply cast the gold onto the fire, where by itself, it will emerge as the formed menorah[3]. The power to form the object to his will was always there but it was only when Moses did all he could, when he acted first, up to the limits of his abilities that God came to his side to help him finish what he could not do alone. God is with us, not in the camp, not in the Mishkan, but where we meet him. We do what we can, we take a step towards him, we put the gold on the fire, in return, he takes a step towards us, and takes our outstretched hand.
The Mishkan of today is not an edifice, but the room we leave to experience the wonder and joy in the everyday. Like Moses, we must take the first step which we do through our daily acts of devotion, in the smile at the stranger, the embrace of a loved one, the comfort of friend’s laughter, and the joy we take in the improbable experience of being here at all.
We are rushed and we are busy, but when we force ourselves to slow down, we make room for the feeling of holiness in our lives. Because although the visual reminder of God’s presence may be gone, we can still feel him with us. The spiritual deadening and alienation of the material world is not inevitable, for though we fill our lives with the business of the everyday, and we tranquilize ourselves through the trivial, God is still there when we reach out to him, and he is waiting for us to take the first step.
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2022
Tetzavé ou le sens du sacrifice
La scène se déroule toujours sur le Sinaï. D.ieu décrit précisément à Moïse la manière de préparer l’huile pour la ménorah, ainsi que les habits sacerdotaux pour le Kohen Gadol, les rites initiatiques pour les Kohanim, les divers rituels liés au sanctuaire et les offrandes perpétuelles (sacrifice de deux moutons par jour).
Une éloquente absence
La parasha Tetzave est la seule, depuis la naissance de Moïse, à ne pas comporter le nom de celui-ci. Il est présent dans l’action, bien entendu, mais n’est pas expressément nommé. Comme si, dans cette circonstance, son identité propre était absente de la parasha. Ce fait n’est bien entendu pas passé inaperçu des commentateurs classiques et plusieurs traditions tentent de l’expliquer. L’une d’elles affirme qu’il s’agit d’une réponse a priori à une prière de Moïse, dans la parasha suivante qui, après l’épisode du Veau d’Or, dit au Seigneur : Hélas ! Ce peuple est coupable d’un grand péché, ils se sont fait un dieu d’or ; et pourtant, si tu voulais pardonner à leur faute… ! Sinon, efface-moi de la Torah. D.ieu aurait alors pardonné à Israël sa faute mais l’absence de la mention de Moïse dans une unique parasha témoignerait néanmoins du fait qu’à certains égards, Sa confiance en son Peuple demeure moindre qu’elle ne l’était auparavant. Peut-être, cependant, peut-on penser à une autre raison. Une raison en rapport avec le sujet même de la parasha. Car tous ces commandements relatifs aux Kohanim ne concernent pas Moïse.
Une récompense pour l’hérésie ?
Les prescriptions, en effet, sont essentiellement destinés Aaron et à sa descendance. Aussi contre-intuitif que cela puisse sembler au premier abord, ce n’est pas Moïse qui va devenir le grand prêtre, mais bien son frère, et ce malgré le fait qu’il participe à l’hérésie du Veau d’Or. Comment se fait-il que ce même Aaron, qui ordonne l’érection d’une idole soit celui à qui l’Eternel confie la charge de gardien de l’orthodoxie ?
L’idole en question, représentant un bovidé, peut être interprétée soit comme une statue d’Apis, soit comme une statue de Sin (le dieu babylonien de la lune et du temps, représenté avec des cornes de taureau, et dont le nom est à l’origine du terme Sinaï; Sin était le dieu tutélaire d’Ur, d’où est originaire Abraham; la tradition selon laquelle Moïse serait descendu cornu du Mont Sinaï n’est peut-être pas une simple erreur de traduction ou d’interprétation : il est très possible qu’il s’agisse, dans des versions très archaïques du récit, d’une transfiguration et d’une manifestation physique d’une proximité avec le divin Sin). Dans les deux cas, il s’agit d’un retour en arrière, que ce soit vers l’Egypte ou vers les lointaines origines mésopotamiennes des Hébreux.
Une charge pour Aaron
Premier élément de réponse possible : rien ne nous assure que le statut de Kohen Gadol, attribué à Aaron, soit une récompense. A bien des égards, il s’agit d’une charge, et qui peut être écrasante. La parasha Shemini nous montrera d’ailleurs qu’elle peut être mortelle. Être celui qui, de tous, se trouve le plus proche de l’Eternel est certes un honneur, mais un honneur terrible. Ce n’est pas sans raison.
Qui a déjà vécu une expérience religieuse authentique sait combien cet événement peut être traumatisant : en un instant, votre vision du monde s’écroule ; vous découvrez d’autres manières d’appréhender les choses, l’univers s’ouvre à vous. Mais on peut se perdre dans une telle vision; elle peut aussi bien vous illuminer que vous détruire.
Les expériences religieuses sont communes à toute l’humanité, et bien souvent décrites dans des termes à peu près similaires quelles que soient les cultures et les époques. Si nous n’avons aucune certitude quant à la nature de ces expériences, ni ce vers quoi elles ouvrent exactement, nous pouvons être certains d’une chose : notre esprit est capable de les vivre. Mais ces expériences bouleversent nos cadres de références et peuvent nous plonger dans l’angoisse et le chaos. Ça n’est pas sans raison que de nombreuses traditions voient l’initiation comme une forme de mort symbolique, une Œuvre au Noir dans laquelle il faut d’abord détruire les structures préexistantes, parce qu’on ne construit bien que sur des ruines. Reste à savoir si l’on est capable de survivre à cette destruction, et d’en tirer quelque chose de positif.
Dans son livre My Stroke of Insight (2008), la neurophysiologiste Jill Bolte Taylor décrit en détails l’intense expérience religieuse qu’elle vécut au cours d’un accident vasculaire cérébral qui toucha son cerveau gauche, et comment, après cette expérience, elle parvint, peu à peu, à reconstruire ses fonctions cérébrales. Tous ceux qui vivent une expérience religieuse ne sont pas affectés de manière aussi dramatique mais il est indéniable qu’il s’agit d’un événement de nature à altérer définitivement l’existence. Une des raisons principales pour lesquelles Jill Bolte Taylor est parvenue à maîtriser l’expérience et à aller au-delà du trauma pour en faire une est le fait qu’en tant que neurophysiologiste, elle a parfaitement compris ce qui lui arrivait : les différentes étapes de l’accident vasculaire cérébral lui étaient connues, elle n’a pas paniqué et a su, dans une certaine mesure, observer l’événement d’un œil extérieur. Bref : elle s’était préparée à cela, même si elle ne le savait pas.
Les rites d’initiation et de purification, que ce soit ceux des traditions shamaniques les plus archaïques ou ceux, bien plus sophistiqués, décrits ici pour l’initiation des Kohanim, remplissent la même fonction : préparer à la rencontre avec un événement qui dépasse, et de loin, nos capacités de compréhension. Et sans doute peut-on lire ainsi ces rituels méticuleux et précis destinés à Aaron et aux siens : il ne s’agit pas d’une récompense, mais bien de la reconnaissance de leur imperfection, et donc de la nécessité de les préparer à la rencontre avec le Divin.
Une question de pardon et de dépassement
La faute d’Aaron dans l’épisode du Veau d’Or est indéniable. Et c’est sans doute parce qu’il a commis cette faute qu’il peut effectivement devenir le Grand Prêtre.
Tout d’abord parce qu’Aaron a toujours été le visage de Moïse face aux Israélites. Il est celui qui fait face au peuple, alors que son frère fait face à D.ieu. Aussi n’est-il sans doute pas inutile qu’Aaron souffre de ce petit degré d’imperfection qui le rend plus accessible, plus compréhensible au commun des mortels. Par ailleurs, Aaron, en manifestant les racines égyptiennes et mésopotamiennes de la foi hébraïque, se montre aussi potentiellement capable de les dépasser tout en les intégrant, dans une dynamique similaire à celle de l’Aufhebung hégélienne. Mais surtout, Aaron prouve par l’exemple que le pardon divin est possible : le péché n’est pas la fin de l’existence, et même l’hérésie peut être rattrapable. A condition d’opérer les sacrifices adéquats.
Le sens du sacrifice
Le sacrifice est une pratique qui nous semble aujourd’hui primitive, brutale ou simpliste. A tort : il s’agit sans doute l’une des plus grandes inventions humaines. Aucun autre animal ne pratique un tel rituel, absurde en apparence mais en réalité d’une grande sophistication intellectuelle et dont le sens est d’une incroyable profondeur.
Outre sa fonction religieuse, le sacrifice antique a une fonction de redistribution sociale : l’animal une fois tué, sa chair est cuite, et partagée entre tous ceux qui assistent à la cérémonie. Pour les membres les plus pauvres de la société, il s’agit bien souvent de l’unique moyen de consommer de la viande. Il s’agit donc au moins en partie d’un mode d’atténuation des différences (et donc des tensions) sociales. Mais le sens du sacrifice va bien au-delà.
Le sacrifice et l’avenir
Car qu’est-ce qu’un sacrifice ? Si on le prend dans son acception la plus étroite, il s’agit de détruire quelque chose qui a une valeur immédiate (de la nourriture, du vin, un animal, parfois un être humain) pour complaire à l’Eternel, en espérant que le Divin nous soit favorable à l’avenir. L’invention du sacrifice, c’est donc l’invention de la jouissance différée : la découverte du fait qu’on peut négocier avec le monde et qu’il est possible, en renonçant à un plaisir ou même à un besoin immédiat, de s’assurer un avenir meilleur. Si l’on agit comme il convient, si l’on accepte les efforts (et souvent les souffrances) nécessaires, il est possible d’obtenir ce que l’on souhaite, à condition d’en avoir payé le prix en amont. C’est la découverte du fait que l’Homme n’est pas démuni face à l’arbitraire du monde mais qu’il peut, en en payant le prix, plier le réel à sa volonté.
Pour que cet avenir meilleur advienne, il faut cependant que le sacrifice plaise à l’Eternel. Il ne s’agit donc pas de détruire n’importe quoi : il faut sacrifier une chose précise et précieuse. Cette notion a des échos jusque dans notre vie individuelle : il est courant que nos fardeaux nous empêchent d’avancer et que la seule chose qui nous permette d’aller de l’avant est de nous alléger de certaines choses. Faire un sacrifice. Et souvent un sacrifice douloureux, puisque ce qui nous bloque, ce qui nous empêche, c’est généralement justement ce à quoi nous ne voulons pas renoncer.
La Bible nous présente le premier conflit de l’humanité, entre Abel et Caïn, comme apparaissant parce que Caïn avait jalousé son frère. Abel, en effet, avait procédé aux bons sacrifices et avait été béni, tandis que Caïn, qui avait sacrifié mais ne l’avait pas fait dans les formes, les qualités ou les proportions appropriées, n’avait pas reçu cette bénédiction. Caïn avait pensé qu’il suffirait de se séparer d’une chose sans valeur pour que la magie du sacrifice s’accomplisse ; et comme cela ne s’est pas produit, il avait cru voir de l’arbitraire et de l’injustice là où il n’y avait en réalité que la conséquence de ses actes. A bien des égards, il a tenu le raisonnement, si courant parmi les complotistes, consistant à se dire : Je n’ai pas ce que je souhaite, malgré le fait d’avoir sacrifié ; comme il m’est trop difficile de remettre en cause mes propres actes, c’est qu’une injustice me prive de ce qui me revient. Or Caïn est également le créateur des premières cités. Il est donc le père de la civilisation. D’après la Bible, la civilisation est donc basée sur la jalousie, la spoliation et le meurtre.
Dès l’origine, le sacrifice porte donc cette ambivalence : il est ce qui établit un lien avec la Transcendance, ce qui garantit l’avenir dans la matière, mais également ce qui peut attiser la jalousie et la colère des autres. Et sa pratique peut très rapidement déraper.
Etablir et réguler
Comment, dès lors, prétendre fonder un Etat et une nation qui soient autre chose qu’un système d’asservissement des êtres humains et de perpétuation du Mal de génération en génération ? Comment garantir la protection du Seigneur, c’est-à-dire la prospérité de la nation, tout en minimisant le mal et la souffrance ?
D’abord en établissant des sacrifices et en les régulant. Etablir des sacrifices, c’est faire d’Israël une nation soucieuse de son avenir et prête à renoncer à des gratifications immédiates, afin de se prolonger dans le temps et les générations. Une nation qui ne consent pas à des sacrifices uniquement de manière ponctuelle, quand elle a quelque chose à demander à D.ieu, mais tous les jours, parce que c’est bel et bien tous les jours que l’avenir se prépare. Réguler ces sacrifices, c’est s’assurer que les Hommes, toujours prompts à confondre le mot et la chose, ne croient pas que le sacrifice a une valeur magique en lui-même. Et en faisant en sorte que cette violence rituelle reste rituelle seulement, car confiée à une classe spécialisée, formée à comprendre ces notions et à se confronter au sang et à la mort. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que les fils d’Aaron mourront d’avoir voulu exécuter des sacrifices non prescrits : si pratiquer les sacrifices nécessaires pour l’avenir de la nation est indispensable, créer de la souffrance là où elle n’est ni utile ni nécessaire est en revanche criminel.
Toute l’histoire des Israélites après l’épisode du Veau d’Or est d’ailleurs une longue histoire de jouissance différée : quarante années durant, ils vont errer dans le désert, préparant l’arrivée dans une terre qu’eux-mêmes ne connaîtront jamais. Et de nombreux épisodes vont les voir contraints à renoncer à leurs pulsions immédiates, afin de comprendre et d’appréhender un projet d’ensemble plus vaste, et dépassant l’horizon d’un simple individu. En établissant des sacrifices et en les régulant, donc.
Le choix d’Aaron
Pour encadrer cette entreprise, D.ieu va choisir non pas Moïse, qui est celui qui a su réguler ses pulsions primaires pour rester dans la droiture et la doxa, mais bien Aaron : celui qui a échoué à le faire. Mais parce qu’il a échoué à le faire, cela signifie qu’il est capable d’apprendre. Car nous n’apprenons rien, ou presque, de nos succès : quand nous nous trompons, quand nous errons, quand nous échouons, nous avons une chance, pour peu que nous survivions à cette erreur, d’en sortir plus forts, plus sages et plus prudents. A l’inverse, quand nous réussissons, les raisons de notre succès ne nous sont pas toujours claires et nous apprenons souvent beaucoup moins. Ce qui est vrai sur le plan de l’apprentissage individuel l’est également sur le plan moral. Il faut lire Des hommes ordinaires, de Christopher Browning, qui décrit les membres du 101ème bataillon de réserve de la police allemande, responsables de la mort de plus de 80 000 personnes, qu’elles aient été assassinées à Jozefow ou déportées à Treblinka. Ces policiers n’étaient pas des monstres. La plupart d’entre eux étaient, comme le titre l’indique, des hommes comme les autres. Beaucoup ont obéi aux ordres sans se poser de question. Beaucoup, également, savaient que ce qu’ils faisaient était moralement inacceptable mais ils se sont conformés au groupe, ils ont suivi, ils ont imité les autres. Ce conformisme face au groupe, nous le ressentons tous, tôt ou tard, et il peut nous pousser au pire. C’est à cette pression du groupe qu’Aaron a cédé dans l’épisode du Veau d’Or.
Il est facile, quand on regarde de telles horreurs à distance, ou dans la position, éthiquement bien plus confortable, des vainqueurs et des victimes, de se dire que soi-même, on refuserait ; qu’on résisterait à la pression générale ; que de telles noirceurs ne concernent que les autres ; que ce Mal-là nous est extérieur et que, nous, nous ne ferions pas cela. Or c’est justement ceux qui se pensent incapables de commettre de telles choses qui sont les plus susceptibles de s’y livrer si l’occasion se présente. On peut ici se référer à Jung : seul celui qui a su intégrer son Ombre peut être réellement moral; seul celui qui sait qu’il pourrait devenir un monstre est réellement apte à ne pas le devenir. C’est avec les meilleures intentions du monde, et avec la conscience la plus pure, que s’accomplissent les pires horreurs. Là encore, se retrouve le thème d’une certaine Œuvre au Noir, ou encore d’une initiation orphique : avant de s’élever, il faut avoir plongé dans la nuit, au risque d’y demeurer à jamais, pour en émerger purifié. On ne construit bien que sur des ruines.
C’est la raison pour laquelle Moïse ne peut faire l’affaire : lui n’a pas écouté les sirènes de l’hérésie. Il n’a pas erré sur les chemins de la facilité. Il n’a pas cédé à la pression du groupe. Aaron l’a fait. Raison pour laquelle il peut être purifié, pardonné, élevé. Raison, également, pour laquelle il doit être préparé par le rituel, les habits sacerdotaux, les huiles saintes.
Moïse est un être exceptionnel mais tout le monde n’est pas Moïse et il n’est pas raisonnable d’établir un Etat en partant du principe que les dirigeants seront autre chose que des hommes ordinaires. La vertu ne se décrète pas. C’est justement parce qu’ils ont fauté qu’Aaron et les siens ont besoin de ces habits sacerdotaux et de ces rituels : pour leur rappeler en permanence quels sont leurs devoirs, autant que pour les préparer psychologiquement à des expériences hors du commun.
Loin d’être un catalogue abscons de pratiques d’un autre âge, Tetzave est donc le témoignage d’une forme d’ingénierie sociale d’une extrême sophistication : l’établissement d’un mode de pensée dans lequel il devient non seulement courant, mais normal et quotidien de renoncer à une partie de sa jouissance immédiate pour assurer au groupe un avenir meilleur ; dans lequel l’acte par lequel on manifeste cette pensée est lui-même un mode de régulation sociale et d’apaisement des tensions au sein du groupe ; et dans lequel les hommes qui sont chargés de ces rituels sont préparés psychologiquement à le faire, en partant du principe non pas qu’ils sont exceptionnels ou disposent d’une vertu spécifique (ce qui serait tentant dans le cadre d’une fonction héréditaire), mais au contraire qu’ils sont faillibles, et ont donc besoin, pour réaliser leur mission, d’une infrastructure symbolique, une cartographie idéologique dans laquelle se situer et agir.
Illustrations : Max Muselmann / Unsplash; Benjamin Davies / Unsplash
2022
Parasha Bo : Un monde de liberté
Par Haim Cipriani
La première mitsva/responsabilité que les enfants d’Israël reçoivent, juste avant la sortie d’Egypte, est celle de célébrer la nouvelle lune, la lune de Nissan : «Ce mois sera pour vous le premier des mois.» [Ex. 12:2].
Qu’y a-t-il dans cette mitsva qui incarne le message de la libération imminente ?
Nous ne pouvons pas violer les lois de la nature…..
Si le mois de Nissan ouvre la saison du printemps, l’année agricole naturelle commence à Tichri, le mois qui marque le début de l’automne et le début du labour et de la plantation. C’est pour cette raison que Roch Hachana a lieu à Tichri et que la Torah fait constamment référence à Tichri comme au point de départ et de conclusion du cycle annuel.
Vivre une vie définie par le calendrier agricole signifie vivre une vie dictée par les lois de la nature. Il s’agirait là d’une existence cyclique, où les gens naissent, se reproduisent et meurent, comme le dit si bien Qohélet/l’Ecclésiaste: «Une génération s’en va, et une autre génération vient ; mais la terre demeure éternellement.» [Eccl. 1:4] Un tel monde serait immuable et statique, et ce genre de vie ne servirait aucun but supérieur.
Déclarer que le mois de la libération d’Egypte sera le premier mois, c’est affirmer que nous ne vivons pas dans un monde gouverné uniquement par la nature. L’exode va engendrer non seulement une réorganisation du temps, mais surtout une nouvelle orientation de notre vision du monde et de notre conception de l’existence. Il y bien un monde naturel avec des cycles saisonniers dont il va falloir prendre conscience, mais il y a aussi un monde de l’histoire, dans lequel des changements radicaux peuvent se produire, et ces changements peuvent parfois aller au-delà des lois de la nature où le fort a toujours le dessus sur le faible. Dans ce monde de l’histoire, un peuple asservi pourra être libéré, puis conduit à la responsabilité du Sinaï, et à la construction d’une société plus juste. Vivre dans un tel monde, c’est vivre une vie d’espérance messianique, une vie de recherche et de sens.
… mais nous n’avons pas non plus à vivre sous leur tyrannie
Mais cette première mitsva va encore plus loin: selon les Sages, elle exige non seulement que Nissan soit identifié comme le premier des mois, mais que nous soyons partenaires dans le processus. Dans le traité de Roch haChana, le Talmud demande au peuple d’Israël d’établir, sur la base de l’observation de la nouvelle lune, quand le mois commence . «Ce mois sera pour vous», dit le verset. La nouvelle lune devra donc être vue, reconnue sur la base d’une série de critères, puis proclamée officiellement afin de ne pas être simplement la nouvelle lune, mais notre nouvelle lune.
Cette mitsva présente donc un monde dans lequel Israël, porteur d’un message de liberté et autodétermination, sera maître de son propre destin.
L’idée est donc que nous ne pouvons pas violer les lois de la nature, mais nous n’avons pas non plus à vivre sous leur tyrannie. Nous pouvons choisir comment nous rapporter aux réalités ainsi dites «naturelles», et déterminer si vraiment ce jour sera le premier du nouveau mois. Par ce choix, nous rejetons le déterminisme et nous pouvons enfin quitter un monde où les autres définissent notre existence, pour entrer dans un monde dans lequel nous sommes maîtres de notre temps, un monde dans lequel nous avons la possibilité et la responsabilité de décider ce que nous ferons et de déterminer l’orientation de nos vies. Un monde de liberté.
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2021
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