2021
Melchisedek et Abraham : Lekh Lekha et de lointains héritages
Melchisedek n’est sans doute pas le premier personnage auquel on songe quand on évoque Lekh Lekha. Il y joue cependant un rôle qui, pour être bref, n’en est pas moins capital, et mérite qu’on s’y arrête un instant.
La parasha Lekh Lekha est généralement considérée comme présentant l’acte fondateur du monothéisme hébraïque et de ce qu’on appelle la révolution abrahamique. Elle présente le début de l’histoire d’Abraham Avinou. On y voit le jeune Abram, né en Mésopotamie, recevoir l’ordre du Seigneur de quitter sa famille et sa terre d’origine pour se rendre au pays de Canaan. D.ieu promet à Abram de faire de sa descendance une grande nation et que « Je bénirai qui te bénira et Je maudirai qui te maudira ; par toi seront bénies toutes les nations de la terre. ». Abram se met donc en route, accompagné de sa femme Saraï et de son neveu Lot. Il s’établit à Canaan et campe près des chênes de Mamré. Mais une famine contraint la tribu à fuir le pays et à se rendre en Egypte. Là, Abram fait passer Saraï pour sa sœur ; elle devient une concubine du roi d’Egypte, lequel, lorsqu’il découvre la supercherie, cesse la liaison, la restitue à Abram et lui verse un important dédommagement, avant de le renvoyer. De retour en Canaan, suite à une dispute, Lot quitte la tribu et part s’établir à Sodome. D.ieu promet à Abram une descendance innombrable. Quelque temps plus tard, une guerre éclate entre plusieurs potentats locaux et Lot, parti guerroyer avec les hommes de Sodome, se trouve dans le camp des vaincus et est fait prisonnier par les forces d’Elam. Abram lève des troupes, part en guerre et défait les souverains élamites. Il libère Lot, remet une dîme au roi Melchisedek et restitue le reste du butin au roi de Sodome. D.ieu réitère ensuite sa promesse d’une descendance mais Saraï est désormais trop âgée pour avoir des enfants ; elle donne donc à Abram sa servante Hagar, avec qui il a un fils : Ishmaël. Saraï est renommée Sarah, Abram est renommé Abraham, puis D.ieu ordonne à Abraham de se circoncire et de circoncire sa tribu et sa descendance. La naissance prochaine d’Isaac est annoncée à Abraham et Sarah.
Quand il s’agit de commenter cette parasha, et en particulier sa troisième partie, la brit-milah (circoncision) semble être le point d’intérêt évident. Mais qu’est-ce qui amène exactement à cette décision ? Qu’est-ce qui fait que l’Alliance est prononcée ? La Bible est souvent peu explicite dans les causalités qu’elle présente, et pour comprendre l’enchaînement des événements, il est souvent utile de se pencher sur les épisodes qui précèdent. Pour comprendre la passation de l’Alliance, il nous faut donc nous interroger sur ce qui vient juste avant, qui l’amène et la prépare. Et en particulier le curieux passage qui concerne Melchisedek. La haftarah, d’ailleurs, ne s’y trompe pas, en renvoyant à un passage d’Isaïe qui évoque justement l’expédition militaire d’Abram, preuve que celle-ci et ses conséquences sont d’une importance capitale.
Melchisedek dans la Bible
Melchisedek n’est mentionné qu’une fois dans la Torah, et deux fois en tout est pour tout dans la Bible : une première fois ici, dans Lekh Lekha :
Abram, ayant appris que son parent était prisonnier, arma ses fidèles, enfants de sa maison, trois cent dix huit, et suivit la trace des ennemis jusqu’à Dan.
Il se glissa sur eux la nuit avec ses serviteurs, les battit et les poursuivit jusqu’à Hoba, qui est à gauche de Damas.
Il reprit tout le butin, ramena aussi Loth son parent, avec ses biens, et les femmes et la multitude.
Le roi de Sodome sortit à sa rencontre, comme il revenait de défaire Kedorlaomer et les rois ses auxiliaires, vers la vallée de Chavé, qui est la vallée Royale.
Melchisédek, roi de Salem, apporta du pain et du vin : il était prêtre du Dieu suprême.
Il le bénit, en disant : « Béni soit Abram de par le Dieu suprême, auteur des cieux et de la terre !
Et béni le Dieu suprême d’avoir livré tes ennemis en ta main ! » Et Abram lui donna la dîme de tout le butin.
Il est mentionné une deuxième fois dans un Psaume attribué à David, où il est dit :
Le Seigneur l’a juré dans un serment irrévocable : « Tu es prêtre à jamais, selon l’ordre du roi Melchisédek. »
Et c’est tout. C’est maigre. Surtout, quand on compare ces deux petites mentions à l’importance de Melchisédek dans les commentaires ultérieurs.
Melchisedek dans les sources juives
Plusieurs variantes existent quant à l’identité et l’origine de Melchisedek. Flavius Josèphe le présente à la fois comme un chef cananéen et comme un prêtre. Philon d’Alexandrie nous dit qu’il est une manifestation du Logos divin, s’adressant à Abram sous une forme humaine. Dans le Livre des secrets d’Hénoch, un apocryphe juif du premier siècle avant l’ère commune, on nous apprend que Melchisedek est le fils de Sopanima, épouse de Nir, un frère de Noé. Et il serait né plusieurs mois après la mort de sa mère, déjà adulte, vêtu et priant le Seigneur. L’un des manuscrits de Qumran mentionne également Melchisedek, qui semble y être associé à une manifestation physique du Divin.
C’est surtout au Moyen-Âge que la littérature rabbinique va s’intéresser à Melchisedek. Rachi nous dit, dans son commentaire de la Torah, que Melchisedek n’est pas un nom, mais un titre, et qu’en réalité il n’est autre que Sem, le fils de Noé, ancêtre des sémites, et alors âge de plus de 450 ans. Neuf générations séparent Sem d’Abram et neuf générations également, en amont, le séparent de Seth, fils d’Adam. Melchisedek/Sem, témoin du Déluge, se place donc à mi-chemin entre les origines de l’humanité et celles des Hébreux. La bénédiction qu’Abram reçoit de Sem (et qu’il transmettra ensuite à Isaac, qui la transmettra à Jacob/Israël) est donc, indirectement, celle de Noé, et même celle d’Adam.
Par ailleurs, un midrash développe le récit et en précise le contexte : Abram y est ici rejoint par une assemblée de nombreux rois, qui célèbrent sa victoire militaire et proposent de l’élever au rang de divinité (pratique exceptionnelle mais pas inconnue dans l’Antiquité). Abram refuse, attribuant sa victoire à l’Eternel seul, et, en signe d’humilité, paie une dime au prêtre Melchisédek, qui le bénit ensuite.
Un point doit attirer notre attention : Melchisedek est décrit non seulement comme un prêtre, mais aussi comme roi de Salem. C’est-à-dire de Jérusalem (ce nom sera donné à la ville bien plus tard, par David). Ce que l’on nous dit ici, c’est donc que, plusieurs siècles avant l’établissement du Peuple en Terre d’Israël, existait déjà à Jérusalem un culte de l’Eternel, dont le sacerdoce était assuré par Sem. Un culte remontant aux temps antédiluviens, et dont le grand prêtre Melchisedek, reconnaît en Abram le digne héritier.
Mieux encore : il enseigne à Abram la cérémonie du partage du pain et du vin. Car c’est là la première mention du kiddush dans la Bible, ce qui en fait, avec l’offrande des prémices, et le sacrifice, l’un des actes religieux primordiaux. Et ce n’est qu’après ce passage de relai qu’Abram va devenir Abraham.
Un autre midrash assure d’ailleurs que Melchisedek connaissait déjà la Loi, et qu’il l’enseigna aux Patriarches (dont Abram) avant que celle-ci ne soit révélée publiquement au Mont Sinaï : on a donc l’idée d’une transmission d’abord secrète, ésotérique, de la Torah, avant sa révélation publique et exotérique plusieurs siècles après. Abram devient donc Abraham après avoir reçu cet enseignement secret. Cette dualité entre un enseignement ésotérique évoqué dans Lekh Lekha et un enseignement exotérique rendu obligatoire dans Vayelekh contribue d’ailleurs à renforcer les liens entre ces deux passages.
Melchisedek : souverain de justice ou soumis à Sydyk ?
La critique textuelle considère généralement que l’épisode de Melchisedek est un ajout tardif au texte, intervenu après le retour de Babylonie. Et qu’il semble faire référence à des sources plus anciennes, et probablement extrabibliques.
L’étymologie du nom Melchisedek, en particulier, est sujette à débat. Si pour les hébraïsants, il semble évident que le mot est composé d’une racine Melekh (roi) et Tzadik (juste), il existe une autre hypothèse, parente mais néanmoins distincte : il pourrait signifier, en langue ougarite, Mon roi est Sydyk.
Les Ougarites, ce sont ces sémites du nord, très proches des Cananéens, installés dans l’Antiquité au Liban, en Syrie et au nord de la Palestine, qui parlent une langue de la même famille que la langue hébraïque, utilisent un alphabet cunéiforme qui est lui aussi un abjad (écriture sans voyelle), disposent d’une littérature qui est en partie reprise dans la Bible (comme le cycle de Ba’al Hadad, qu’on retrouve à peine transformé dans les visions de Daniel) et vénèrent des divinités qui, si elles sont multiples, ont cependant de bonnes raisons de nous être familières. Ainsi appellent-ils El leur dieu créateur, Tzevaoth leur dieu de la guerre ; ils prient même un dieu du ciel, du climat et de l’agriculture, dont le nom s’épelle Youd-Hé-Vav-Hé.
Sydyk fait partie de ces divinités ougarites : il incarne la droiture, la vertu et la bienveillance. On l’orthographie Sydyk, Saduq ou encore Tzedek ; sous ce nom, il est d’ailleurs indirectement cité via la personne d’Adonitzedek (« Mon seigneur est Tzedek »…), le roi de Salem à l’époque de l’invasion israélite de Canaan, dans le Livre de Josué. Adonitzedek mènera une coalition de cinq rois contre Josué, avant d’être vaincu par les Hébreux. Comme si la lignée des souverains de Jérusalem avant la conquête avait été consacrée au fameux Tzedek, dont le culte aurait été absorbé par les vainqueurs et se serait ensuite peu à peu confondu avec celui de l’Eternel.
Car on trouve des survivances du culte de Tzedek, y compris dans nos textes, et jusque dans l’histoire d’Abraham. Ainsi, la littérature rabbinique assure que l’ange qui retient la main d’Abraham lors de l’épisode de la Ligature d’Isaac se nomme Tzadkiel : même racine, donc, que Suduq/Tzedek. La même, également, que celle de Tshatiqtu, qui dans la légende ougarite est une femme ailée envoyée par El pour délivrer le héros Keret d’une promesse excessive autrefois adressée à une divinité, laquelle divinité entendait se venger de la non-réalisation de cette promesse en le privant de ses enfants. Toute ressemblance avec d’autres récits ne saurait être que purement fortuite.
Le chêne de Mamré
Mais les parallèles entre les mythes ougarites ou paléohébraïques et l’histoire d’Abraham ne s’arrêtent pas là. De la religion hébraïque populaire elle-même, ne nous restent que quelques témoignages indirects mais l’un en particulier nous intéresse ici : celui de Flavius Josèphe, qui, quand il parle du Chêne de Mamré, précise qu’un culte, réprouvé par le Temple et consacré à Ogygès, y avait lieu. On offrait à l’arbre, demeure du dieu, des prières et des sacrifices dans l’espoir d’obtenir une descendance. Les couples stériles se rendaient en pèlerinage dans ce lieu pour demander « une descendance aussi nombreuse que les glands du chêne ». Si Flavius Josèphe associe ainsi une divinité grecque à un culte hébraïque local, c’est tout simplement pour être compris de son lectorat latin et grec. C’est aussi parce que les géographes grecs, quand ils ont découvert ce culte, l’ont assimilé à une tradition qu’ils connaissaient : celle du héros Ogygès.
Souverain légendaire de Béotie, Ogygès est présenté comme le père de l’humanité, car unique survivant du déluge primordial. Ce que nous dit donc Josèphe, c’est que dans les lieux traditionnellement attribués à Abraham Avinou, on célébrait dans l’Antiquité un culte de Noé, présenté comme le père du genre humain, et à qui les couples stériles demandaient une descendance. Or c’est justement en ces lieux qu’Abraham va recevoir l’annonce de la naissance de son fils tant espéré.
Là encore, Abraham est placé à la croisée des mondes : un monde cananéen païen et un monde monothéiste, rapporté par le texte biblique, qui ne rompt pas avec les traditions de ce monde ancien mais leur offre un éclairage nouveau. Là encore, son histoire s’entrecroise avec les histoires plus anciennes, et, entre tradition biblique primordiale et cultes archaïques, tisse un écheveau inextricable.
Melchisedek et les conditions de l’Alliance
Avant d’aller plus loin, il convient de se demander comment et pourquoi Abram est choisi par Melchisedek comme héritier de la tradition antédiluvienne. Est-ce seulement pour son exploit guerrier ? Sans doute pas, encore que celui-ci ne soit pas étranger au choix. Car Abram a pris les armes pour redresser une iniquité, et a refusé toute part du butin. Conscient, donc, que la violence est parfois nécessaire en ce monde imparfait, il s’est inscrit néanmoins dans une démarche de Tikkun Olam : pour réparer la Création, la guerre est parfois la seule voie possible, mais pas question d’en tirer bénéfice, ni d’en faire un business. Pas question, non plus, d’en tirer la moindre gloire personnelle. Le refus du butin est aussi la manifestation par l’exemple du principe selon lequel la réalisation d’une mitsvah n’appelle aucune récompense, sinon le fait d’avoir accompli une mitsvah.
Il n’est pas anodin que le texte précise qu’Abram verse à Melchisedek une dime : le père des Hébreux reconnaît ainsi ce qu’il doit à son prédécesseur. A tous les sens du terme.
Après l’épisode de Melchisédek, Saraï va présenter Agar à Abram, et, malgré des difficultés, la famille va s’agrandir avec la naissance d’Ishmaël.
Ainsi, avant de pouvoir devenir Abraham, Abram a-t-il répondu à un triple impératif : un impératif à l’égard du monde matériel actuel et immédiat (redresser les torts, par la guerre si nécessaire), un impératif à l’égard de la tradition (recevoir l’initiation de Melchisedek et donc devenir dépositaire de l’héritage de ses pères) et un troisième impératif à l’égard du futur (avoir une descendance, même si elle n’est pas, dans l’immédiat, celle qu’il espérait avoir avec Saraï). Il remplit donc ses devoirs à l’égard du présent, du passé et de l’avenir.
Et c’est seulement en s’acquittant de cette triple condition que l’Alliance peut advenir.
Lectures croisées
Prendre en compte les considérations historiques et s’interroger sur l’archéologie du texte et les conditions de production du récit n’entre aucunement en contradiction avec une lecture religieuse du texte. Bien au contraire : cela enrichit notre lecture de sens supplémentaires.
Car en croisant la lecture religieuse et la lecture historique, il apparaît que le texte biblique et son interprétation dans la littérature rabbinique admettent à demi-mot que la religion abrahamique provient du même creuset que des cultes plus anciens. Melchisedek peut être vu comme l’incarnation de cette tradition archaïque, que l’on peut nommer antédiluvienne si l’on suit la logique religieuse ou ougarite si l’on suit la logique historique ; mais au fond, l’idée est la même : nos croyances, nos traditions, notre spiritualité plongent leurs racines dans un terreau profond et riche, commun à toute l’humanité, dont elles ne sont pas l’unique expression, mais bien un moment historique, une facette, un mode de fonctionnement et de rapport au monde.
Abraham, loin d’être en rupture avec les spiritualités qui le précèdent, se place dans leur continuation. Il n’y a pas de révolution abrahamique : il y a reprise et réinterprétation de rapports au Divin déjà anciens, dont Abraham (que l’on parle d’une personne physique réelle ou d’une personne métaphorique incarnant un moment de l’histoire hébraïque n’a ici aucune importance), dont Abraham, donc, hérite, qu’il fait siens et qu’il transfigure. Il reçoit, via Melchisedek, une tradition primordiale, l’intègre et la traduit en une forme qui lui est contemporaine. En d’autres termes : il donne à cette spiritualité antérieure une expression nouvelle. Et nous pouvons rapprocher cette idée de la définition que la WUPJ donne du judaïsme réformé : respecter et faire vivre la tradition tout en lui donnant une expression contemporaine.
C’est ce que nous faisons. C’est ce que nous avons toujours fait et continuons à faire. Ce que nous dit ce texte, c’est que le cœur de la pensée juive, et même de la pensée abrahamique, ça n’est pas, ça ne peut pas être, la répétition ad libitum des mêmes choses et des mêmes paroles. Bien au contraire : l’authentique fidélité à Abraham consiste à être dépositaire de la tradition ancienne, mais pas d’en demeurer prisonniers. Car recevoir l’enseignement ne suffit pas : l’Alliance n’est pas une médaille qu’on accroche à son poitrail, mais bien l’exigence d’une vie conforme à ses impératifs ; une vie qui reconnaît l’héritage du passé mais qui est également consciente de ses devoirs à l’égard du présent et de l’avenir.
L’authentique fidélité à Abraham consiste, comme il l’a fait de l’héritage de Melchisedek, à recevoir la tradition, à la penser, à la repenser, à la ruminer, à la confronter au réel et à lui donner une expression nouvelle, puis à la transmettre, en attendant que les générations suivantes fassent de même, et en leur donnant la liberté de le faire, ledor vador.
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2021
Noa’h: Pas de rachat pour l’homme?
Par Gérard Feldman
La paracha Noa’h est la seconde paracha de la Tora. Elle intervient, très logiquement, après la fin de la première paracha : Bereshit. Ce qui est moins logique, au moins en apparence, c’est que ha Shem y proclame la fin, non seulement de l’humain, mais de tout le vivant… Et cela après l’avoir créé ? Il le dit très explicitement :
« J’effacerai l’homme que j’ai créé du dessus des faces de la terre, j’effacerai jusqu’à la bête, jusqu’à la vermine, jusqu’à l’oiseau des cieux, oui j’ai regretté, oui de les avoir faits. » (c.6 – verset 7).
Tout va-t-il s’arrêter juste après avoir été créé ? Non, rassurez-vous, ha Shem se ravise in extrémis. La destruction sera certes terrible, mais, malgré tout, un homme, Noa’h est distingué. Il va trouver grâce à Ses yeux. Et tout pourra recommencé… Oui mais autrement.
Une nouvelle chance pour l’humanité et le vivant
De ch. 6,13, jusqu’à la fin du ch.7, ha Shem offre à Noa’h un kit de survie. Cet homme est choisi, lui et sa famille, et les animaux selon leur espèce, car il est considéré, selon le texte, comme « un juste dans sa génération » (Ch. 6,9).
Le chapitre 8 décrit la fin du déluge, avec cette nouvelle annonce (re) fondatrice de ha Shem (v. 21) : « Je ne maudirai plus la terre à cause de l’homme ». Fin de la parenthèse.
Une nouvelle alliance entre ha Shem et l’humanité
Le C. 9 crée les conditions d’une nouvelle Alliance avec la Transcendance. L’homme est béni. Il est appelé à fleurir (פּרוּ ) et à se multiplier. Tout semble s’arranger.
Malheureusement, l’humain est incorrigible. C’est sa part d’autonomie et de liberté.
Le verset 21 décrit une nouvelle catastrophe. Noa’h s’enivre et ‘Ham, l’un de ses trois fils, se comporte très mal envers son père. Cela aboutit obligatoirement à une nouvelle malédiction. Mais il y a là un grand changement. Ce n’est plus toute l’humanité toute entière qui est condamnée mais seulement Kenaan, le petit-fils de Noa’h. Les deux autres fils, Shem et Iaphet, sont épargnés. Normal, ils ont sauvé l’honneur et la vie de l’humanité en recouvrant la nudité de leur père, sans la regarder.
Une idée nouvelle apparait. Certes le mal est une tendance humaine naturelle et largement répandue, mais cette tendance n’est pas inéluctable. Tous les humains n’obéissent pas nécessairement au יצר הרע (yétser hara ou mauvais penchant). Il existe aussi des humains qui s’emploient à faire triompher le bien. C’est d’ailleurs cela qui va donner un sens à l’histoire : faire progresser le bien. Ce passage est même très optimiste puisque deux des fils de Noa’h sur trois se comportent bien. Un seul fait le mal. Il y a donc une majorité démocratique pour le bien. Amen.
Quelles conditions pour le progrès dans l’histoire ?
Le ch. 10 détaille la descendance de Noa’h et de ses trois fils. Mais cette énumération est interrompue au c.11 par la dispersion de Bavel (v.1 à 9). Autre moment difficile pour l’humain. Mais ce n’est qu’une interruption. L’énumération reprend ensuite au v.10. Nous avons là le détail de la descendance de Shem jusqu’à Avram et son épouse Saraï. On y mentionne aussi le père d’Avram et ses frères ainsi que son neveu Lot.
Pourquoi cette litanie de noms ?
Le propos est clair : Noa’h n’a pas été choisi, pour ses qualités intrinsèques ; même s’il n’en est pas dépourvu, surtout en regard de ses contemporains. Il a d’abord été choisi parce qu’il est un chaînon indispensable à l’émergence d’Avraham. Noa’h est tout simplement un moment incontournable dans la formation du peuple hébreu. C’est ce que disent les commentaires de nos sages dans le « midrash rabba », même s’il peut y avoir débat sur l’ampleur et la nature des qualités du premier survivant de l’histoire humaine.
Le peuple hébreu est conçu par ha Shem, parce qu’il faut, au sein de l’humanité, un garant du sens de l’histoire. Ce peuple est choisi pour donner l’exemple du bien afin que toute l’humanité y accède. Pour que l’histoire progresse, il faut une sorte d’avant-garde qui montre le chemin par son Alliance indéfectible avec ha Shem : Israël.
La haftarah de Noa’h (Livre d’Isaïe -יְשַׁעְיָהוּ ) constate que le peuple hébreu n’a pas encore porté tous ses fruits au monde. Mais il a confiance. Cela viendra. Nécessairement. Au verset 9 du chapître 54, Isaïe/יְשַׁעְיָהוּ fait explicitement référence au chapître 8 v.11 de la paracha Noa’h. Le prophète annonce que Ha Shem promet une Alliance éternelle, non seulement avec l’humanité dans son ensemble, mais avec la femme stérile et humiliée en particulier. Autrement dit, avec Jérusalem et le peuple d’Israël qui se trouve, à ce moment-là, en exil à Babylone. Comme dans le Cantique des Cantiques (שיר השירים) où la femme aimée symbolise Jérusalem.
Très clairement, dans ce verset, la femme est l’avenir de l’humanité. Aragon n’a rien inventé. Mais ce qu’il n’a sûrement pas détecté, c’est que la femme en question, c’est Israël !
Vous êtes Juif Noa’h ?
Bien sûr.
Cette interprétation s’inscrit en faux contre un découpage chronologique de la Bible selon lequel Bereshit (Genèse) s’adresserait à l’humanité dans son ensemble alors que Shemot et les autres livres de la Torah ne parleraient « que » du peuple hébreu.
Ce découpage erroné a permis au christianisme de s’approprier Noa’h comme une manifestation de Jésus (la lettre nounreprésenterait le poisson symbole chrétien pour le Christ) et même l’Arche serait la première Eglise. L’islam en a fait autant en le considérant comme un prophète missionnaire du Coran.
Pourtant, le nom même de Noa’h nous dit bien qu’il est un Hébreu. Son nom et sa langue sont hébraïques. Son histoire est racontée en hébreu. Mais plus profondément, le mot Noa’h (נח) vient de la racine נח. On le sait, cette racine signifie « tranquille, au repos ». Elle exprime donc une dimension essentielle du judaïsme : le shabbat sans lequel il n’y a ni création, ni histoire humaine. Le déluge lui-même ne peut-il être conçu aussi comme un grand shabbat dans lequel l’humanité se purifie dans les eaux comme s’il s’agissait d’un mikvé ?
Par ailleurs, la guematria de נח est 58. 58 renvoie à beaucoup de sens différents. Mais pour ce qui nous préoccupe, 58 ans, c’est l’âge d’Avram quand Noa’h meurt à 950 ans. Le midrash (Seder Olam Rabba) nous le dit : Avraham est né en l’an 1948 du calendrier hébraïque, tandis que Noa’h ne meurt qu’en 2006. Avraham a alors 58 ans ! Avram, le futur Avraham, est donc déjà mûr pour prendre le relais et faire progresser l’histoire.
L’Arche, un dictionnaire ?
Mais ce lien à l’hébreu, par la langue et par l’histoire, se manifeste aussi dans l’usage du mot tevah (תֵּבָה). Il est habituellement traduit par « Arche », mais les dictionnaires nous disent : 1. La caisse ou le coffre ; 2. Le mot.
La Torah n’utilise à nouveau ce mot הַתֵּבָה (tevah) qu’au début du Livre de Shemot (ou Exode). Il s’agit du frêle panier dans lequel le bébé Moshe (Moïse) sera sauvé justement des eaux (C. 2 verset 5). C’est déjà intéressant en soi. Noa’h par le mot tevah renvoie à Moshe !!!
Les deux sens du mot « tevah » incitent à une interprétation. Pourquoi Noa’h et Moshe s’y retrouvent-ils tous deux ? Ils subissent un monde d’injustice et de violence. Tous deux sont sauvés des eaux car ils sont choisis par ha Shem. Ils héritent de la responsabilité d’offrir une nouvelle chance à l’humanité. La caisse flottante et ses parois les protègent de la purification (sans retour) par la noyade.
Mais la « tevah » veut dire aussi « le mot ». Elle ne fait pas que protéger, elle est aussi créatrice d’un autre langage sensé dire non à l’injustice et à la violence, à la médisance. Ha Shem, notre Elohim, soutient toujours la vie plutôt que la mort.
Si nous prenons la valeur numérique de chaque dimension donnée par Élohim pour construire l’arche (ch. 6, v.15), nous savons que la lettre shin (ש) vaut 300, la lettre noun (נ ) est égale à 50 et la lettre lamed (ל) à 30. Ces trois lettres forment la racine לשן (lashan) qui fait référence à l’utilisation de la langue pour dire du mal (voir G. Lahy – Dictionnaire des racines hébraïques). C’est exactement cette situation qui provoque le Déluge. Toujours selon Georges Lahy, cette racine a donné le mot lashon (לשֹׁן) qui veut dire la langue au sens physique, mais aussi au sens du langage.
L’auteur en déduit alors une autre interprétation du mot « tevah » : ce mot désignerait un « coffre à mots ». Aujourd’hui, on appellerait ce coffre un dictionnaire. L’arche serait un dictionnaire ! Il concentrerait la quintessence du langage.
La tâche de Noa’h serait donc de rassembler les racines du langage pour sauver le monde. Pas avec n’importe quelles racines, mais avec les racines hébraïques dont la combinaison et/ou la permutation, permettent, avec 22 lettres, de retrouver tous les noms nécessaires à la Création.
De ce fait, Noa’h peut renverser la situation ! Il va s’efforcer de transformer le langage mauvais en langage pour le bien. Mais il le fait avec les mêmes mots, car l’’hébreu peut en effet inverser les sens. On se rappelle, par exemple, que le mot hébreu rah (רעה) peut aussi bien désigner un ami, un compagnon que le mal ou la méchanceté. Autre exemple, la racine לחם (le’hem) peut signifier : le pain ou combattre… C’est très important car cela montre qu’il n’y a pas le mal d’un côté et le bien de l’autre. Contrairement à ce qu’affriment les théologies gnostiques ou influencées par elles,
La kabbale enseigne que le monde fut créé avec les 10 paroles (commandements) et fondé sur la combinaison des 22 lettres hébraïques. Les animaux que Noa’h sauvera, deux par deux, dans les compartiments ou nids de l’arche deviennent alors les racines bilitaires « forces vitales de la langue hébraïque » (G. Lahy).
L’homme a-t-il un sens ?
La paracha Noa’h, comme toutes les autres, peut facilement nous renvoyer à de nombreux aspects de notre histoire et de l’actualité : arrogance, dégradation du langage, médisance, intolérance, injustice…). Sur le fond elle pose la question la plus brutale qui soit : l’existence de l’espèce humaine a-t-elle un sens ? La réponse ne va pas de soi. Aujourd’hui toute une partie du courant écologiste répond par la négative. L’homme serait un désastre pour la nature, et il doit se faire tout petit s’il veut survivre.
Dans la tradition juive, les anges de la vérité, de la paix, de l’amour et de la justice ont déjà débattu de la question avant même l’apparition de l’humain (voir « midrash bereshit rabba 8 – 5) … sans aboutir à aucune conclusion. Mais la paracha apporte une réponse : si l’humanité dans son ensemble peut facilement sombrer, l’Etre hébreu dans ce qu’il a d’essentiel donne de la lumière… mais seulement s’il reste fidèle au chemin que lui propose ha Shem. Ce chemin est symbolisé ici par l’arc-en-ciel qui relie le ciel à la terre. Ce n’est pas seulement un symbole mais aussi véritable un arc (queshet- קשת ) en hébreu (ch.9, v.16). Le chemin de l’Etre hébreu passe aussi et nécessairement par le combat.