Toledot : la petite cuisine des engendrements
Résumé de la parasha Toledot
Toledot (תולדות) présente la vie d’Isaac, après son mariage avec Rebecca. Le couple demeure longtemps sans enfants ; après une prière à l’Eternel, une grossesse survient cependant et Rebecca sent que ses enfants, des jumeaux, se battent en son sein. Le premier à naître est Esaü, qui devient un chasseur et qui est le préféré de son père Isaac ; le second, Jacob, est le préféré de sa mère et reste sous les tentes. Un jour, à son retour de la chasse, Esaü, affamé, échange son droit d’aînesse contre un plat de lentilles cuisiné par Jacob.
Isaac recreuse des puits autrefois creusés par Abraham mais un conflit pour l’eau éclate avec d’autres groupes. Suite à une famine, la tribu migre à nouveau et s’installe dans le territoire des Philistins. Après un nouvel épisode de confusion entre l’épouse et la sœur, le pacte avec Abimelek est renouvelé et Esaü épouse des philistines.
Isaac étant sur le point de mourir, il décide de donner sa bénédiction à Esaü. Mais Jacob, obéissant à sa mère, trompe son vieux père et lui sert, en lieu et place du plat de gibier qu’il avait demandé, un plat cuisiné par Rebecca. Il reçoit la bénédiction d’Isaac, ce qui provoque la colère d’Esaü. Craignant la vengeance de son frère, Jacob fuit la tribu.
Toledot : des questions d’engendrements
Il y a bien des manières d’aborder la parasha Toledot. On peut, en premier lieu, s’interroger sur son titre. Il n’est pas anodin. Il y a, en hébreu, au moins trois manières d’exprimer la notion d’histoire, dont une est inconnue de l’hébreu biblique : l’hébreu moderne, en effet, utilise le terme historia pour parler de la discipline académique. L’hébreu biblique, lui, se sert de deux termes distincts : toledot (« les engendrements ») et divrei hayamim (« les choses des jours »).
Divrei hayamim désigne la chronique, les annales : il s’agit du descriptif de l’histoire événementielle. Toledot, en revanche, indique une histoire d’ordre existentiel. Il ne s’agit pas seulement de questions de descendance biologique : Rachi, reprenant une formule plus ancienne, nous dit en effet que « Les engendrements d’un juste sont ses bonnes actions ». Il ne s’agit donc pas de l’histoire des transmissions de gamètes au sein d’une lignée de bergers mystiques de l’Age de Bronze. Il s’agit de l’histoire des transmissions d’un certain rapport au monde et à D.ieu : l’histoire des mutations de l’identité humaine en vue de son propre perfectionnement et de la réparation de la Création. Il convient de se souvenir que contrairement aux autres éléments de la Création, l’être humain n’est pas décrit comme bon : nulle part dans Berechit, D.ieu ne le considère comme tel (il n’y a pas de mention « Et Il vit que cela était bon » pour l’Homme). Il est un être inachevé, en perfectionnement perpétuel. Et les toledot, ce sont les multiples évolutions de ce perfectionnement, les multiples étapes de la lente avancée vers l’humanité.
Choisir d’utiliser le terme toledot, et non le terme divrei hayamim, n’a donc rien d’anodin. On ne nous parle pas ici d’événements mais bien d’être-au-monde. Les Patriarches ne sont pas des êtres parfaits : au contraire, ils sont souvent moralement insatisfaisants ; ils sont incestueux, polygames, parfois injustes ou violents, trompeurs, occasionnellement pillards ou meurtriers. Mais ils témoignent de temps qui ne sont pas les nôtres. On peut se souvenir de la description qui est donnée de Noa’h : un juste dans sa génération. En d’autres termes : pas nécessairement un homme bon mais ce qui y ressemble le plus parmi ses contemporains. Il en va de même pour Abraham, Isaac et Jacob.
Lorsqu’à titre individuel on se souvient de ses actes passés et qu’on en a honte, c’est une bonne chose : cela veut dire qu’on a progressé en tant qu’être humain ; celui qui est toujours satisfait de ce qu’il a fait, qui estime ne s’être jamais vraiment trompé, qui pense que ce sont toujours les autres qui ont été insuffisants, a de fortes chances d’être un imbécile, ou, à tout le moins, de n’avoir pas su revenir sur lui-même. Idem pour l’histoire humaine : les actes des Patriarches nous choquent parfois parce que nous nous trouvons plus loin qu’eux dans l’Histoire et dans les engendrements. Et c’est justement parce qu’ils sont passés par ces temps barbares et nous en ont transmis le souvenir et le témoignage que nous pouvons en tirer des leçons et en être choqués. Ce qui ne veut pas dire que nous devons nous croire plus parfaits qu’eux, ni plus avancés : l’Histoire nous apprend que les Hommes n’apprennent rien de l’Histoire, et qu’à chaque génération, le vernis de civilisation et d’humanité menace de se craqueler. La seule constance de l’histoire humaine, c’est la nécessité d’un effort permanent et une perfectibilité éternelle. Le seul avantage dont nous disposions vis-à-vis de nos lointains ancêtres est que d’autres, avant nous, ont déjà balisé le chemin que nous avons à parcourir.
Toledot : un conte civilisationnel ?
Il y a dans le conte de Jacob et d’Esaü bien des niveaux de lecture : on peut, par exemple, y voir une métaphore du passage progressif du nomadisme à la sédentarité. Ainsi, le chasseur nomade, puissant mais sans provision de long terme, représentant une humanité primitive (il est bien l’aîné du sédentaire, chronologiquement) finit par devoir céder sa prééminence à un homme plus doux, moins brutal mais non moins déterminé, qui demeure « sous la tente » (c’est-à-dire sous l’abri) et dispose, par le biais de l’agriculture, des ressources lui permettant de répondre à tout instant aux tiraillements de la faim. De même, Jacob pourra ravir la bénédiction d’Isaac en lui faisant manger un chevreau (issu de l’élevage sédentaire), en lieu et place du produit d’une chasse (plus long et plus aléatoire à obtenir) : là encore, affirmation de la puissance logistique du sédentaire et annonce de la disparition programmée du nomade. On pourrait donc voir Toledot, avec ses histoires de puits, de migrations et de rivalité entre sédentaire et nomade, comme une sorte de conte civilisationnel. Mais pas seulement.
Le difficile apprentissage de la fraternité
Il y a plus qu’une métaphore historique dans l’histoire de la rivalité des deux frères. Il y a le thème des difficultés de la fraternité, qui traverse tout Berechit. La rivalité entre Esaü et Jacob fait partie intégrante des toledot (engendrements) d’Isaac, et ce au même titre que les creusements ou re-creusements de puits. Cette rivalité témoigne d’un manque, d’une incapacité de la part du père. En effet, on peut remarquer que tout au long de la Genèse, la qualité des relations au sein d’une fratrie est fortement corrélée à la qualité des relations au sein du couple parental, ainsi qu’aux efforts qui ont été nécessaires pour construire ce couple. Ainsi :
Adam et Eve forment leur couple sans effort particulier (puisque c’est D.ieu qui le provoque), et il ne nous est jamais dit qu’ils s’aiment : on apprend que « l’homme connaît sa femme » (ils ont donc des relations sexuelles), sans qu’il ne nous soit jamais dit ce qu’Eve en pense ou si le désir est réciproque. Leur relation est biologique. Ils ne se parlent jamais (chacun parle indépendamment à D.ieu, et Eve parle au Serpent, mais il n’y a pas de dialogue entre Adam et Eve). Ils engendrent trois fils, dont l’un va être assassiné, et un autre maudit.
Noé est marié mais on ignore tout de sa femme et rien ne nous dit non plus qu’ils s’aiment. Sur ses trois fils, l’un va être maudit. Après le Déluge, la famille va éclater. La violence est ici exercée entre parents et enfants mais pas au sein de la fratrie.
Abram et Saraï sont déjà mariés quand le texte biblique nous les décrit pour la première fois. Aucun effort particulier ne semble donc nécessaire à la création du couple (comme ils sont frère et sœur, il est probable qu’ils ont été fiancés au berceau et que leur couple a donc été créé par leur père). Les procréations sont difficiles et les deux fils du patriarche sont opposés en tout : Isaac (« il rira ») se réjouit du monde tel qu’il est appelé à devenir (Olam HaBa), tandis qu’Ismaël, qui rit au présent (lors du sevrage de son frère), se réjouit du monde tel qu’il est (Olam HaZeh). Les frères manqueront tous deux être tués par leur père et le couple parental finira dans la souffrance. On peut toutefois noter que la violence entre les deux frères se limitera à de la moquerie. S’il semble y avoir une certaine tendresse entre Abraham et Sarah, celle-ci n’apparaît clairement qu’après la mort de Sarah, quand son mari la pleure : du vivant de sa femme, Abraham a besoin qu’on lui rappelle souvent qu’il doit l’écouter, la regarder, bref la prendre en considération ; et il se montre incapable de la protéger de la concupiscence des autres hommes, rompant en cela le pacte patriarcal ; car ce qui fait la légitimité de l’autorité de l’homme dans une société patriarcale primitive, c’est qu’il a la charge de protéger physiquement (et au péril de sa vie) son épouse de la convoitise des autres mâles. Or Abraham, à l’inverse, se sert de Sarah comme bouclier, et laisse à l’Eternel le soin de la protéger. Abraham est un chef de tribu compétent mais ne parvient ni à être un père, ni à être un époux, ni à être un frère (on ignore ses rapports avec Nahor mais le fait est qu’ils sont géographiquement très éloignés l’un de l’autre).
Isaac est le premier pour qui la création du couple demande quelque effort, puisqu’il faut qu’Abraham envoie Eliezer auprès de Nahor pour lui organiser un mariage arrangé. C’est aussi le premier pour lequel un amour conjugal véritable est explicitement indiqué par le texte biblique. Rebecca a également un caractère plus directement défini que Sarah et on la voit agir de manière indépendante : elle est donc, narrativement parlant, déjà un personnage avant d’être une épouse. Isaac comme Rebecca, cependant, s’inscrivent dans une répétition des actes de leurs prédécesseurs (Isaac re-creusant les puits d’Abraham, Rebecca à qui il arrive la même mésaventure avec Abimelek que Sarah…) plus que dans un réel dépassement. Leurs deux enfants seront rivaux mais, malgré des tensions certaines entre eux, n’en viendront jamais aux mains et parviendront même, brièvement, à faire taire leurs oppositions et à surmonter leurs difficultés relationnelles pour faire naître un embryon de fraternité. Isaac parvient à être un fils et un époux, mais pas un frère ; il est un père médiocre, mais néanmoins plus et mieux présent que ne l’était son propre père.
Jacob, enfin, doit travailler longuement et consacrer des efforts à la création de son couple avec Rachel. Celle-ci collabore activement au couple, malgré sa rivalité avec sa sœur Leah. La rivalité entre les épouses ne va pas, comme dans le cas de Sarah et d’Hagar, jusqu’à vouloir éliminer l’autre et sa descendance et se limite à une concurrence quant au nombre d’enfants (et donc à l’apport de chacune à la tribu, ce qui, in fine, bénéficie au groupe : on peut y voir une forme d’émulation positive). De ces rapports plus apaisés que dans les générations précédentes, et de cette famille pour laquelle le patriarche a réellement fourni un effort, naissent les Tribus d’Israël, et surtout Joseph, le premier à réaliser la fraternité, en dépit des actes de ses frères. Jacob parvient à être un fils, parvient bon gré mal gré à être un frère, et parvient à être un époux. Il n’est certes pas un père parfait (on voit qu’il privilégie Joseph au reste de la fratrie, ce qui provoque des jalousies) mais il est, comparé à son père et à son grand-père, ce qui s’en rapproche le plus.
Ainsi, d’erreur en erreur, d’horreur en catastrophe, d’injustice en violence, d’inceste en massacre, la Genèse nous conte la difficile et lente avancée de l’humanité vers un peu plus de fraternité, un peu plus d’amour réciproque, un peu plus d’empathie. Elle ne nous dit pas que l’Homme est parfait mais elle nous dit qu’il est perfectible.
La cuisine de Jacob
Mais on peut faire d’autres usages de Toledot. Il y a en particulier, dans cette parasha, des enseignements personnels dont on peut faire son miel. On peut, par exemple, s’intéresser aux aventures culinaires de Jacob. A deux reprises, dans cette parasha, il va en effet servir à l’un de ses proches (son frère Esaü d’abord, son père Isaac ensuite), un plat dont la portée symbolique n’est pas des moindres.
Les commentateurs classiques assurent que les Patriarches et Matriarches connaissaient et appliquaient la Loi avant même son édiction publique au Mont Sinaï. Pourtant, nous avons déjà constaté qu’Abraham ne mangeait pas kasher (comme en témoigne le fait qu’il serve à ses hôtes un plat composé de pain, de viande de mouton et de crème : un kebab-sauce blanche, donc). De même, on constate qu’Isaac, sur son lit de mort, demande à Esaü de lui amener un plat de gibier. Or le gibier n’est jamais kasher, puisque n’étant pas abattu conformément aux rites.
On peut également s’interroger sur la signification du plat de lentilles (dont Esaü nous dit qu’elles sont rouges mais cette couleur, si elle contient sa charge symbolique, n’a rien d’extraordinaire : c’est la couleur normale des variétés primitives de lentilles cultivées au Proche-Orient antique), échangé contre un droit d’aînesse. La cession de ce droit, d’ailleurs, ne signifie visiblement pas ce que l’on pourrait croire a priori, puisqu’au final ce sera bien Esaü, et non Jacob, qui héritera des troupeaux de son père. L’aînesse en question, c’est l’Alliance et le sacerdoce.
Le commentaire de Rachi sur Toledot est très éclairant : il nous rappelle que les lentilles sont, traditionnellement, un plat de deuil. Et avec cela en tête, la scène prend un tout autre aspect : Jacob, donc, cuisine un plat de deuil ; quelqu’un est mort dans la tribu. Qui ? Pas Isaac, puisqu’il mourra bien plus tard. C’est Abraham qui vient de mourir. L’ancêtre est donc décédé, et l’aîné de sa descendance, pendant que la famille se soumet aux rites mortuaires, a préféré partir à la chasse. Est-il ignorant des rites ? S’en moque-t-il ? Est-il psychologiquement incapable de les réaliser et préfère-t-il fuir sa douleur dans la distraction ? Qu’importe : le fait est qu’il manque à son devoir.
A son retour, Esaü jette un œil au plat et se contente de décréter qu’il a faim. Il ne nomme même pas les lentilles, les désignant comme « ce truc rouge », preuve qu’il n’a pas identifié, pas verbalisé ou pas bien compris ce qui se passe. Indifférence ? Ignorance ? Déni ? Là encore, peu importe.
Ce qui importe, c’est que Jacob, lui, a pris le relai. Il a exécuté les rites et fait ce qu’il est juste de faire, sans attendre qu’un autre le fasse ; et quand son frère arrive, il lui donne des lentilles à manger, c’est-à-dire le fait participer au repas mortuaire. Il s’assure donc que son frère, même s’il n’est pas capable de comprendre les rites, demeure fidèle à sa famille et à l’Alliance. Esaü n’est pas exclu : Jacob lui propose simplement une participation correspondant à ses capacités. Quant au droit d’aînesse, la transaction pourrait se résumer ainsi : « Entendu. Tu ne veux pas assumer ton rôle ? Tu ne veux pas observer les rites ? Fais comme tu l’entends. Mais ne te pare pas du titre d’aîné sans en accepter les responsabilités. Le titre doit aller à celui qui fait effectivement le boulot. ». Et Esaü accepte le principe.
Mais les histoires culinaires de Toledot ne s’arrêtent pas là. Le dernier repas d’Isaac devait être un repas de gibier. En lui substituant le plat préparé par Rebecca, Jacob s’assure que son père mange une dernière fois kasher, au lieu de mourir dans l’impureté rituelle. Dans les deux cas, Jacob, sans mettre son action en avant, à bas bruit, a fait ce qui était juste. Il a permis aux siens de s’inscrire dans l’Alliance d’une manière qui leur est indolore, sans leur donner de leçons, sans les pousser contre leur gré mais également sans attendre qu’ils fassent ce qui était attendu d’eux, à un moment où de toute évidence ils n’en étaient pas, ou plus, capables. Bref : il fait ce qu’il faut, quand il le faut et parce qu’il est juste de le faire.
Qu’il en tire un certain kavod (honneur, reconnaissance), sous la forme du droit d’aînesse symbolique ou d’une bénédiction, est dans l’ordre des choses ; que ce kavod provoque la jalousie d’Esaü, qui l’espérait par sa naissance mais ne l’a pas mérité par ses actes, est également dans l’ordre des choses.
Ces relations illustrent le principe selon lequel il n’y a pas de récompense en ce monde pour l’accomplissement d’une mitsvah : le salaire d’une mitsvah, c’est l’accomplissement de ladite mitsvah, et si un certain kavod peut parfois en découler, il ne faut pas s’y attendre, ni l’espérer. A un titre plus personnel et individuel, ce conte peut nous encourager à nous poser la question : comment nourrissons-nous les autres ? Que leur donnons-nous qu’ils soient en mesure d’absorber mais qui, néanmoins, leur soit positif et favorable ? Et devons-nous nous attendre à de la gratitude quand nous avons fait, à leur égard, ce que nous devions ? Après tout, la colère d’Esaü est aussi un des toledot (engendrements) des actes de Jacob.
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