La haftarah de Vayichla’h
Par Georges-Elia Sarfati
(Ovadiah 1, 1-21)
Les Sages ont choisi un extrait des prophéties d’Ovadiah pour faire écho aux enseignements de la sidra Vayichla’h. Le Livre d’Ovadiah est le plus bref des livres prophétiques. Il témoigne contre l’attitude d’Edom au moment où Babylone attaqua la Judée (-586). Alors, la population d’Edom collabora avec les envahisseurs.
L’oracle d’Ovadiah s’ancre indirectement dans la sidra, puisqu’il actualise la scénographie du différend Jacob/Esaü. Il fait fond sur le thème des deux frères faisant mouvement, dans l’anticipation probable d’un affrontement armé (Gn 32, 7-9 ; 12 ; Gn. 33, 1). Si toutefois dans le récit biblique, la violence est surmontée, à la grande surprise de Jacob (Gn. 33, 4), à l’époque d’Ovadiah, le différend Jacob/Esaü eut pour scène la violence de la guerre. Quoiqu’indirectement : Esaü s’était contenté de témoigner son inimitié à Jacob, en prêtant main forte aux oppresseurs de ce dernier. C’est ainsi que le prophète retrouve dans l’actualité de son époque le trait d’orgueil virulent si caractéristique d’Esaü : « (Ov. 1, 2-3)- Voici, je te fais petit parmi les peuples, tu es méprisable au possible. L’infatuation de ton cœur t’a égaré, ô toi qui habites les pentes des rochers, qui a établi ta demeure sur les hauteurs et qui dis en toi-même : « Qui pourrais me faire descendre à terre ? »
La Sidra a fixé une catégorie de signification durable : « Esaü c’est Edom » (36, 6). Edom, on s’en souvient, que la tradition rabbinique associe invariablement à l’Occident. Dans l’antiquité, Edom tira profit des malheurs de Juda, comme le lui reproche la prophétie. Mais aujourd’hui, de quel modèle de société se rapproche le plus la figure d’Edom ? Sans doute d’une civilisation qui a conservé ce même trait d’orgueil, mais cette fois en puisant ce motif de satisfaction de soi dans la puissance matérielle, imbue de ses prouesses techniques, mais qui écrase quiconque ne participe pas à son dynamisme. Dans ce contexte, l’équivalent grec d’Esaü pourrait bien être Prométhée qui, après avoir rivalisé avec le monde divin au profit de l’humanité, se serait retourné contre elle. En ce sens, Jacob n’a jamais cessé de subir les égarements d’Edom, c’est-à-dire les conséquences de son intérêt le plus immédiat.
Il semble qu’Ovadiah ait aussi prophétisé pour l’époque toujours retentissante du sombre XXe siècle – ce temps du désarroi radical de Jacob, où Esaü se fit complice – sinon témoin passif – de la persécution de son frère : « (Ov. 1, 11-14) – Le jour où tu te postas comme spectateur, alors que les barbares emmenaient son armée captive, que l’étranger envahissait ses portes et partageait Jérusalem au sort, – toi aussi tu fus comme l’un d’eux. Ah ! Cesse donc d’être un témoin complaisant du jour de ton frère, du jour de son malheur, de triompher des fils de Juda au jour de la détresse ! Cesse de franchir la porte de mon peuple au jour du revers ; au jour du revers, ne te repais point, toi aussi du spectacle de ses maux ; au jour du revers, ne fais pas main basse sur ses richesses ! »
Ces mots connotent encore ce que fut le destin de Jacob en Europe, livré au déferlement d’une barbarie fondée sur la terreur . A l’endroit de Jacob, cette barbarie usa d’abord de la médisance, puis en vint au pillage de ses biens, ainsi qu’au massacre. La même Europe, une fois revenue à ses traditions de « liberté », aliéna une nouvelle fois son sens de la morale, en vertu d’une éthique qui la rendit encore « témoin complaisant du jour du malheur » : de 1967 aux années 2000. Peut-être assistons-nous encore aux nouvelles métamorphoses d’Edom ?
L’oracle anticipe encore de loin ce que sera et ce qu’est désormais la renaissance de Jacob/Israël, évoquant d’abord le rétablissement de celui-ci sur sa terre. Il s’en fallut de peu qu’aucun fils de Jacob ne revoie le mont Sion : « (Ov. 1, 17-18)- Mais sur le mont Sion un débris subsistera et serra une chose sainte, et la maison de Jacob rentrera en possession de son patrimoine. »
La pénétration de vue de la prophétie vient de ce qu’elle inclut les modalités de détail du Retour, de ses étapes comme de ses formes successives : « (Ov., 1 18)- La maison de Jacob sera un feu, la maison de Joseph une flamme, la maison d’Esaü un amas de chaume (…) c’est l’Eternel qui le dit. »
Comment comprendre aujourd’hui : « la maison d’Esaü (sera) un amas de chaume (…) C’est l’Eternel qui le dit » ? Il ne faut certainement pas y lire l’expression d’un désir vindicatif, mais plus certainement y voir le fait qu’Esaü s’est discrédité tout seul, et qu’il subit les effets contraires de son refus de reconnaître la fraternité de Jacob. Il nous suffit de savoir que c’est l’Eternel qui le dit, pour donner à penser… Aussi, les choses ont-elles assez peu changé : c’est toujours de manière indirecte qu’Esaü, sous les dehors de la langue de bois, mène une guerre indirecte à Jacob. Avec le retour de Jacob sur sa Terre, l’histoire même d’Edom s’éclaire autrement, puisque c’est proprement la sagesse des nations qui est prise de court. Il s’agit en effet pour Jacob de se réapproprier avec sa Terre, les noms hébraïques de ses lieux : « (Ov. 1, 19)- Le Midi héritera de la montagne d’Esaü, et la Plage, du territoire des Philistins ; ils reprendront la campagne d’Ephraïm et la campagne de Samarie, et Benjamin le pays de Galaad. »
Le processus historique en cours engage aussi bien le mouvement des ramifications culturelles de Jacob, dispersées parmi les nations, qui ont peu à peu consenti au mouvement de montée (alyot), marquant ainsi leur ré-enracinement concret : « (Ov. 1, 20)- Et les exilés de cette légion d’enfants d’Israël, répandus depuis Canaan jusqu’à Sarefat, et les exilés de Jérusalem, répandus dans Séfarad, possèderont les villes du Midi. »
Comment ne pas s’étonner de la résonnance de certains toponymes ? Si Jérusalem demeure le « point de mire » de cette histoire, en revanche les noms de Sarefat, et de Séfarad, se connotent d’espaces et de temporalités longues qui l’ont renouvelée. A la diversité des régions, s’est ajoutée la fidélité des noms. A la pointe de la vision prophétique, se profile la réunification de Jérusalem, reconquise par « l’armée de Jacob » : « (Ov. 1, 21)- Et des libérateurs monteront sur la montagne de Sion, pour se faire les justiciers du mont d’Esaü ; et la royauté appartiendra à l’Eternel. »
Il importe ici de souligner que l’exaltation de la libération collective ne se dissocie pas d’un enseignement de musar. Ce dernier s’avère intrinsèquement lié à l’image du « Jour de YHWH », qui annonce dans la littérature hébraïque la grande exigence d’une justice transcendante, qui ne fait exception de personne : « (Ov. 1, 15-16)- Quand approchera le jour du Seigneur pour toutes les nations, – comme tu as fait, il te sera fait, tes œuvres retomberont sur ta tête. »
Cette vision fertile nous parle et nous porte encore, elle éclaire le présent qui succède au plus long des exils : c’est avant l’épreuve de la rencontre avec Esaü que Jacob fut renommé Israël (Gn. 32, 25-33), et c’est après qu’il s’est distingué de cette fraternité contraire, que Jacob, au bout de ses épreuves, a été confirmé dans le nom d’Israël (Gn. 35, 9-10). C’est là tout le sens de l’épreuve surmontée dans la transfiguration de soi.