Tetzavé ou le sens du sacrifice
La scène se déroule toujours sur le Sinaï. D.ieu décrit précisément à Moïse la manière de préparer l’huile pour la ménorah, ainsi que les habits sacerdotaux pour le Kohen Gadol, les rites initiatiques pour les Kohanim, les divers rituels liés au sanctuaire et les offrandes perpétuelles (sacrifice de deux moutons par jour).
Une éloquente absence
La parasha Tetzave est la seule, depuis la naissance de Moïse, à ne pas comporter le nom de celui-ci. Il est présent dans l’action, bien entendu, mais n’est pas expressément nommé. Comme si, dans cette circonstance, son identité propre était absente de la parasha. Ce fait n’est bien entendu pas passé inaperçu des commentateurs classiques et plusieurs traditions tentent de l’expliquer. L’une d’elles affirme qu’il s’agit d’une réponse a priori à une prière de Moïse, dans la parasha suivante qui, après l’épisode du Veau d’Or, dit au Seigneur : Hélas ! Ce peuple est coupable d’un grand péché, ils se sont fait un dieu d’or ; et pourtant, si tu voulais pardonner à leur faute… ! Sinon, efface-moi de la Torah. D.ieu aurait alors pardonné à Israël sa faute mais l’absence de la mention de Moïse dans une unique parasha témoignerait néanmoins du fait qu’à certains égards, Sa confiance en son Peuple demeure moindre qu’elle ne l’était auparavant. Peut-être, cependant, peut-on penser à une autre raison. Une raison en rapport avec le sujet même de la parasha. Car tous ces commandements relatifs aux Kohanim ne concernent pas Moïse.
Une récompense pour l’hérésie ?
Les prescriptions, en effet, sont essentiellement destinés Aaron et à sa descendance. Aussi contre-intuitif que cela puisse sembler au premier abord, ce n’est pas Moïse qui va devenir le grand prêtre, mais bien son frère, et ce malgré le fait qu’il participe à l’hérésie du Veau d’Or. Comment se fait-il que ce même Aaron, qui ordonne l’érection d’une idole soit celui à qui l’Eternel confie la charge de gardien de l’orthodoxie ?
L’idole en question, représentant un bovidé, peut être interprétée soit comme une statue d’Apis, soit comme une statue de Sin (le dieu babylonien de la lune et du temps, représenté avec des cornes de taureau, et dont le nom est à l’origine du terme Sinaï; Sin était le dieu tutélaire d’Ur, d’où est originaire Abraham; la tradition selon laquelle Moïse serait descendu cornu du Mont Sinaï n’est peut-être pas une simple erreur de traduction ou d’interprétation : il est très possible qu’il s’agisse, dans des versions très archaïques du récit, d’une transfiguration et d’une manifestation physique d’une proximité avec le divin Sin). Dans les deux cas, il s’agit d’un retour en arrière, que ce soit vers l’Egypte ou vers les lointaines origines mésopotamiennes des Hébreux.
Une charge pour Aaron
Premier élément de réponse possible : rien ne nous assure que le statut de Kohen Gadol, attribué à Aaron, soit une récompense. A bien des égards, il s’agit d’une charge, et qui peut être écrasante. La parasha Shemini nous montrera d’ailleurs qu’elle peut être mortelle. Être celui qui, de tous, se trouve le plus proche de l’Eternel est certes un honneur, mais un honneur terrible. Ce n’est pas sans raison.
Qui a déjà vécu une expérience religieuse authentique sait combien cet événement peut être traumatisant : en un instant, votre vision du monde s’écroule ; vous découvrez d’autres manières d’appréhender les choses, l’univers s’ouvre à vous. Mais on peut se perdre dans une telle vision; elle peut aussi bien vous illuminer que vous détruire.
Les expériences religieuses sont communes à toute l’humanité, et bien souvent décrites dans des termes à peu près similaires quelles que soient les cultures et les époques. Si nous n’avons aucune certitude quant à la nature de ces expériences, ni ce vers quoi elles ouvrent exactement, nous pouvons être certains d’une chose : notre esprit est capable de les vivre. Mais ces expériences bouleversent nos cadres de références et peuvent nous plonger dans l’angoisse et le chaos. Ça n’est pas sans raison que de nombreuses traditions voient l’initiation comme une forme de mort symbolique, une Œuvre au Noir dans laquelle il faut d’abord détruire les structures préexistantes, parce qu’on ne construit bien que sur des ruines. Reste à savoir si l’on est capable de survivre à cette destruction, et d’en tirer quelque chose de positif.
Dans son livre My Stroke of Insight (2008), la neurophysiologiste Jill Bolte Taylor décrit en détails l’intense expérience religieuse qu’elle vécut au cours d’un accident vasculaire cérébral qui toucha son cerveau gauche, et comment, après cette expérience, elle parvint, peu à peu, à reconstruire ses fonctions cérébrales. Tous ceux qui vivent une expérience religieuse ne sont pas affectés de manière aussi dramatique mais il est indéniable qu’il s’agit d’un événement de nature à altérer définitivement l’existence. Une des raisons principales pour lesquelles Jill Bolte Taylor est parvenue à maîtriser l’expérience et à aller au-delà du trauma pour en faire une est le fait qu’en tant que neurophysiologiste, elle a parfaitement compris ce qui lui arrivait : les différentes étapes de l’accident vasculaire cérébral lui étaient connues, elle n’a pas paniqué et a su, dans une certaine mesure, observer l’événement d’un œil extérieur. Bref : elle s’était préparée à cela, même si elle ne le savait pas.
Les rites d’initiation et de purification, que ce soit ceux des traditions shamaniques les plus archaïques ou ceux, bien plus sophistiqués, décrits ici pour l’initiation des Kohanim, remplissent la même fonction : préparer à la rencontre avec un événement qui dépasse, et de loin, nos capacités de compréhension. Et sans doute peut-on lire ainsi ces rituels méticuleux et précis destinés à Aaron et aux siens : il ne s’agit pas d’une récompense, mais bien de la reconnaissance de leur imperfection, et donc de la nécessité de les préparer à la rencontre avec le Divin.
Une question de pardon et de dépassement
La faute d’Aaron dans l’épisode du Veau d’Or est indéniable. Et c’est sans doute parce qu’il a commis cette faute qu’il peut effectivement devenir le Grand Prêtre.
Tout d’abord parce qu’Aaron a toujours été le visage de Moïse face aux Israélites. Il est celui qui fait face au peuple, alors que son frère fait face à D.ieu. Aussi n’est-il sans doute pas inutile qu’Aaron souffre de ce petit degré d’imperfection qui le rend plus accessible, plus compréhensible au commun des mortels. Par ailleurs, Aaron, en manifestant les racines égyptiennes et mésopotamiennes de la foi hébraïque, se montre aussi potentiellement capable de les dépasser tout en les intégrant, dans une dynamique similaire à celle de l’Aufhebung hégélienne. Mais surtout, Aaron prouve par l’exemple que le pardon divin est possible : le péché n’est pas la fin de l’existence, et même l’hérésie peut être rattrapable. A condition d’opérer les sacrifices adéquats.
Le sens du sacrifice
Le sacrifice est une pratique qui nous semble aujourd’hui primitive, brutale ou simpliste. A tort : il s’agit sans doute l’une des plus grandes inventions humaines. Aucun autre animal ne pratique un tel rituel, absurde en apparence mais en réalité d’une grande sophistication intellectuelle et dont le sens est d’une incroyable profondeur.
Outre sa fonction religieuse, le sacrifice antique a une fonction de redistribution sociale : l’animal une fois tué, sa chair est cuite, et partagée entre tous ceux qui assistent à la cérémonie. Pour les membres les plus pauvres de la société, il s’agit bien souvent de l’unique moyen de consommer de la viande. Il s’agit donc au moins en partie d’un mode d’atténuation des différences (et donc des tensions) sociales. Mais le sens du sacrifice va bien au-delà.
Le sacrifice et l’avenir
Car qu’est-ce qu’un sacrifice ? Si on le prend dans son acception la plus étroite, il s’agit de détruire quelque chose qui a une valeur immédiate (de la nourriture, du vin, un animal, parfois un être humain) pour complaire à l’Eternel, en espérant que le Divin nous soit favorable à l’avenir. L’invention du sacrifice, c’est donc l’invention de la jouissance différée : la découverte du fait qu’on peut négocier avec le monde et qu’il est possible, en renonçant à un plaisir ou même à un besoin immédiat, de s’assurer un avenir meilleur. Si l’on agit comme il convient, si l’on accepte les efforts (et souvent les souffrances) nécessaires, il est possible d’obtenir ce que l’on souhaite, à condition d’en avoir payé le prix en amont. C’est la découverte du fait que l’Homme n’est pas démuni face à l’arbitraire du monde mais qu’il peut, en en payant le prix, plier le réel à sa volonté.
Pour que cet avenir meilleur advienne, il faut cependant que le sacrifice plaise à l’Eternel. Il ne s’agit donc pas de détruire n’importe quoi : il faut sacrifier une chose précise et précieuse. Cette notion a des échos jusque dans notre vie individuelle : il est courant que nos fardeaux nous empêchent d’avancer et que la seule chose qui nous permette d’aller de l’avant est de nous alléger de certaines choses. Faire un sacrifice. Et souvent un sacrifice douloureux, puisque ce qui nous bloque, ce qui nous empêche, c’est généralement justement ce à quoi nous ne voulons pas renoncer.
La Bible nous présente le premier conflit de l’humanité, entre Abel et Caïn, comme apparaissant parce que Caïn avait jalousé son frère. Abel, en effet, avait procédé aux bons sacrifices et avait été béni, tandis que Caïn, qui avait sacrifié mais ne l’avait pas fait dans les formes, les qualités ou les proportions appropriées, n’avait pas reçu cette bénédiction. Caïn avait pensé qu’il suffirait de se séparer d’une chose sans valeur pour que la magie du sacrifice s’accomplisse ; et comme cela ne s’est pas produit, il avait cru voir de l’arbitraire et de l’injustice là où il n’y avait en réalité que la conséquence de ses actes. A bien des égards, il a tenu le raisonnement, si courant parmi les complotistes, consistant à se dire : Je n’ai pas ce que je souhaite, malgré le fait d’avoir sacrifié ; comme il m’est trop difficile de remettre en cause mes propres actes, c’est qu’une injustice me prive de ce qui me revient. Or Caïn est également le créateur des premières cités. Il est donc le père de la civilisation. D’après la Bible, la civilisation est donc basée sur la jalousie, la spoliation et le meurtre.
Dès l’origine, le sacrifice porte donc cette ambivalence : il est ce qui établit un lien avec la Transcendance, ce qui garantit l’avenir dans la matière, mais également ce qui peut attiser la jalousie et la colère des autres. Et sa pratique peut très rapidement déraper.
Etablir et réguler
Comment, dès lors, prétendre fonder un Etat et une nation qui soient autre chose qu’un système d’asservissement des êtres humains et de perpétuation du Mal de génération en génération ? Comment garantir la protection du Seigneur, c’est-à-dire la prospérité de la nation, tout en minimisant le mal et la souffrance ?
D’abord en établissant des sacrifices et en les régulant. Etablir des sacrifices, c’est faire d’Israël une nation soucieuse de son avenir et prête à renoncer à des gratifications immédiates, afin de se prolonger dans le temps et les générations. Une nation qui ne consent pas à des sacrifices uniquement de manière ponctuelle, quand elle a quelque chose à demander à D.ieu, mais tous les jours, parce que c’est bel et bien tous les jours que l’avenir se prépare. Réguler ces sacrifices, c’est s’assurer que les Hommes, toujours prompts à confondre le mot et la chose, ne croient pas que le sacrifice a une valeur magique en lui-même. Et en faisant en sorte que cette violence rituelle reste rituelle seulement, car confiée à une classe spécialisée, formée à comprendre ces notions et à se confronter au sang et à la mort. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que les fils d’Aaron mourront d’avoir voulu exécuter des sacrifices non prescrits : si pratiquer les sacrifices nécessaires pour l’avenir de la nation est indispensable, créer de la souffrance là où elle n’est ni utile ni nécessaire est en revanche criminel.
Toute l’histoire des Israélites après l’épisode du Veau d’Or est d’ailleurs une longue histoire de jouissance différée : quarante années durant, ils vont errer dans le désert, préparant l’arrivée dans une terre qu’eux-mêmes ne connaîtront jamais. Et de nombreux épisodes vont les voir contraints à renoncer à leurs pulsions immédiates, afin de comprendre et d’appréhender un projet d’ensemble plus vaste, et dépassant l’horizon d’un simple individu. En établissant des sacrifices et en les régulant, donc.
Le choix d’Aaron
Pour encadrer cette entreprise, D.ieu va choisir non pas Moïse, qui est celui qui a su réguler ses pulsions primaires pour rester dans la droiture et la doxa, mais bien Aaron : celui qui a échoué à le faire. Mais parce qu’il a échoué à le faire, cela signifie qu’il est capable d’apprendre. Car nous n’apprenons rien, ou presque, de nos succès : quand nous nous trompons, quand nous errons, quand nous échouons, nous avons une chance, pour peu que nous survivions à cette erreur, d’en sortir plus forts, plus sages et plus prudents. A l’inverse, quand nous réussissons, les raisons de notre succès ne nous sont pas toujours claires et nous apprenons souvent beaucoup moins. Ce qui est vrai sur le plan de l’apprentissage individuel l’est également sur le plan moral. Il faut lire Des hommes ordinaires, de Christopher Browning, qui décrit les membres du 101ème bataillon de réserve de la police allemande, responsables de la mort de plus de 80 000 personnes, qu’elles aient été assassinées à Jozefow ou déportées à Treblinka. Ces policiers n’étaient pas des monstres. La plupart d’entre eux étaient, comme le titre l’indique, des hommes comme les autres. Beaucoup ont obéi aux ordres sans se poser de question. Beaucoup, également, savaient que ce qu’ils faisaient était moralement inacceptable mais ils se sont conformés au groupe, ils ont suivi, ils ont imité les autres. Ce conformisme face au groupe, nous le ressentons tous, tôt ou tard, et il peut nous pousser au pire. C’est à cette pression du groupe qu’Aaron a cédé dans l’épisode du Veau d’Or.
Il est facile, quand on regarde de telles horreurs à distance, ou dans la position, éthiquement bien plus confortable, des vainqueurs et des victimes, de se dire que soi-même, on refuserait ; qu’on résisterait à la pression générale ; que de telles noirceurs ne concernent que les autres ; que ce Mal-là nous est extérieur et que, nous, nous ne ferions pas cela. Or c’est justement ceux qui se pensent incapables de commettre de telles choses qui sont les plus susceptibles de s’y livrer si l’occasion se présente. On peut ici se référer à Jung : seul celui qui a su intégrer son Ombre peut être réellement moral; seul celui qui sait qu’il pourrait devenir un monstre est réellement apte à ne pas le devenir. C’est avec les meilleures intentions du monde, et avec la conscience la plus pure, que s’accomplissent les pires horreurs. Là encore, se retrouve le thème d’une certaine Œuvre au Noir, ou encore d’une initiation orphique : avant de s’élever, il faut avoir plongé dans la nuit, au risque d’y demeurer à jamais, pour en émerger purifié. On ne construit bien que sur des ruines.
C’est la raison pour laquelle Moïse ne peut faire l’affaire : lui n’a pas écouté les sirènes de l’hérésie. Il n’a pas erré sur les chemins de la facilité. Il n’a pas cédé à la pression du groupe. Aaron l’a fait. Raison pour laquelle il peut être purifié, pardonné, élevé. Raison, également, pour laquelle il doit être préparé par le rituel, les habits sacerdotaux, les huiles saintes.
Moïse est un être exceptionnel mais tout le monde n’est pas Moïse et il n’est pas raisonnable d’établir un Etat en partant du principe que les dirigeants seront autre chose que des hommes ordinaires. La vertu ne se décrète pas. C’est justement parce qu’ils ont fauté qu’Aaron et les siens ont besoin de ces habits sacerdotaux et de ces rituels : pour leur rappeler en permanence quels sont leurs devoirs, autant que pour les préparer psychologiquement à des expériences hors du commun.
Loin d’être un catalogue abscons de pratiques d’un autre âge, Tetzave est donc le témoignage d’une forme d’ingénierie sociale d’une extrême sophistication : l’établissement d’un mode de pensée dans lequel il devient non seulement courant, mais normal et quotidien de renoncer à une partie de sa jouissance immédiate pour assurer au groupe un avenir meilleur ; dans lequel l’acte par lequel on manifeste cette pensée est lui-même un mode de régulation sociale et d’apaisement des tensions au sein du groupe ; et dans lequel les hommes qui sont chargés de ces rituels sont préparés psychologiquement à le faire, en partant du principe non pas qu’ils sont exceptionnels ou disposent d’une vertu spécifique (ce qui serait tentant dans le cadre d’une fonction héréditaire), mais au contraire qu’ils sont faillibles, et ont donc besoin, pour réaliser leur mission, d’une infrastructure symbolique, une cartographie idéologique dans laquelle se situer et agir.
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