Parasha Vayétsé : Il faut savoir partir
Par Sophie Bismut
Après la parachat Toledot qui racontait les années de jeunesse de notre patriarche Jacob, la parachat Vayetse est consacrée à ses années d’exil. Jacob a quitté Beer-sheva vers l’Est pour fuir la colère de son frère Esaü à qui il a pris la bénédiction de leur père Isaac. Il s’installe à Haran chez son oncle Laban où il va passer vingt années.
La paracha commence avec un coucher de soleil et le début de la nuit où Jacob est visité en rêve par des anges (le fameux rêve de l’échelle de Jacob). Elle se termine avec un lever de soleil et le début d’une journée où des anges viennent à sa rencontre. Ces années d’exil apparaissent comme une seule nuit, « la nuit profonde de l’âme » pour reprendre l’expression de Aviva Zornberg, commentatrice biblique contemporaine, où Jacob est confronté aux trahisons de Laban et, par là-même à ses propres tromperies.
Un départ rendu indispensable….
Ces vingt années sont marquées par le conflit avec Laban. Lorsque Jacob arrive chez son oncle Laban après avoir trompé son propre père Isaac et son frère Ésaü, Laban le fait travailler pendant sept ans pour gagner le droit d’épouser Rachel. Mais il le trompe et lui fait épouser à sa place Léa, la sœur ainée de Rachel. Jacob va devoir travailler sept années de plus pour pouvoir s’unir à Rachel. Dans les années suivantes, Laban continue d’exploiter Jacob qui s’occupe de ses troupeaux et assure sa prospérité. La Torah nous dit qu’il ajuste son salaire par dix fois et l’on comprend bien que ce n’est pas à la hausse (Gn: 31,7).
Toutes ces années sont marquées par la défiance, la tromperie, ainsi que par la jalousie des fils de Laban. Lorsque Jacob cherche à partir, Laban tente de le piéger de nouveau pour continuer à profiter de son savoir-faire. Jacob répond par la ruse pour protéger ses intérêts. Finalement, Jacob décide qu’il est temps de quitter Laban. Il s’enfuit avec sa famille et lorsque Laban l’apprend trois jours après, il part à sa poursuite avec ses troupes et le rattrape au bout de sept jours. La dernière partie de la paracha nous amène ainsi au point culminant de ce conflit.
Contrairement peut-être à nos attentes, l’histoire se termine pacifiquement. Les deux hommes concluent un pacte, et le marquent cérémonieusement en construisant un monument de pierres et en prenant un repas ensemble. L’accord n’est toutefois pas complet. Il s’agit plutôt d’un pacte de non-agression. Jacob et Laban ne s’entendent d’ailleurs pas sur le nom du lieu du monument. Surtout, au matin, chacun repart de son côté, définitivement.
Comment a-t-on pu en arriver à cette issue ? Le récit montre tout d’abord qu’une telle résolution nécessite d’abord une confrontation. Jacob avait fui son frère, il a fui Laban mais se trouve ici rattrapé pour la première fois dans sa fuite. Il ne peut plus fuir et doit faire face, ce qui préfigure les retrouvailles à venir avec son frère. Après des années de conflit larvé, Jacob et Laban s’affrontent. Laban se dit blessé que Jacob soit parti sans lui donner l’occasion de dire au revoir à ses enfants et petits-enfants. Jacob exprime avec virulence tout son ressentiment pour les années de dur labeur, d’exploitation et de tromperies.
… pour retrouver ses valeurs et accomplir la promesse divine
La résolution du conflit passe aussi par l’acceptation par chacun d’une séparation définitive. Tout comme l’avait fait Abraham avec Lot, Jacob met de la distance avec Laban. Pour Jacob, le départ est rendu indispensable par une prise de conscience d’une exigence vitale. Il ne s’agit pas seulement pour lui de conquérir son autonomie matérielle, mais aussi d’une exigence morale et spirituelle.
Dans la nuit qui précède son départ de Haran, Jacob fait un rêve dans lequel il est question de troupeaux qui se multiplient. À la fin de ce rêve, un ange apparaît qui lui dit « Maintenant, lève-toi, sors de ce pays, et retourne au pays de ta naissance » (Gn 31:13). Avant d’arriver à Haran, Jacob avait vu en rêve des anges montant et descendant une échelle allant de la terre au ciel. Dans ce nouveau rêve, l’ange semble lui montrer qu’il ne rêve plus d’anges et d’échelle montant au ciel, mais qu’il ne sait plus rêver que de troupeaux de chèvres et de brebis. Jacob est confronté à ce qu’il est devenu ou est en train de devenir, une sorte de deuxième Laban, enfermé dans des aspirations personnelles et instrumentalisant son entourage. Pour retrouver ses valeurs et accomplir la promesse divine, Jacob doit quitter Laban.
Le conflit et la rupture de Jacob avec Laban nous apprennent que nous ne pouvons pas nous abstraire de notre entourage, et que nous ne pouvons pas toujours accepter de composer avec des valeurs incompatibles avec nos valeurs. Il nous faut prendre conscience que nos pensées et nos actions sont influencées par tous ceux qui nous entourent, parfois de manière positive, parfois de manière négative. La séparation et la mise à distance sont parfois nécessaires pour construire son propre chemin, un chemin de recherche de la justice.
C’est ce que dit le tout début du livre des Psaumes (Ps 1.1, 6) : « Heureux celui qui ne suit pas le conseil des méchants, qui ne se tient pas dans la voie des pécheurs et ne prend pas place dans la société des railleurs. […] Car l’Eternel protège la voie des justes, mais la voie des méchants conduit à la ruine. »