Les penchants criminels de l’Europe démocratique, par Jean-Claude Milner : une réflexion sur l’antisémitisme européen
Le moins que l’on puisse dire de cet essai de Jean-Claude Milner, publié en 2003, est qu’il a bien vieilli : vingt ans après sa publication, la clarté de sa pensée et la qualité de l’analyse n’ont pas pris une ride. Mieux encore : il a un indéniable aspect prophétique.
Dans ce livre court mais très dense, Jean-Claude Milner, en convoquant l’appareil intellectuel de Lacan et celui de Levinas, se propose d’analyser et de mettre en valeur ce qui, dans la pensée hitlérienne, a de fondamentalement européen, et à quel point, si l’Europe démocratique d’après 1945 a dénoncé les méthodes du Troisième Reich, elle reste profondément marquée, dans son idéologie et son logiciel d’approche politique du monde, par des logiques sinon identiques, du moins similaires. Logiques qui, in fine, ne peuvent qu’arriver en contradiction avec certains éléments de la pensée juive, et selon lesquelles le nom juif est défini comme un problème en Europe.
Pensée de la limite (il y a ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas faire, ce qui est souhaitable et relève de la mitzvah et ce qui n’en relève pas…) contre pensée de l’illimité ; pensée catégorielle (Juifs et non-Juifs, hommes et femmes, parents et enfants…) contre pensée de la négation radicale des catégories et des identités fixes ; pensée de la responsabilité individuelle et collective contre pensée de la toute-puissance du politique (à l’égard duquel le logiciel moderne considère que la définition d’un problème existant dans la société et la nécessité, pour le politique, de résoudre ce problème, à l’aide d’une solution aussi complète et définitive – donc finale – que possible, constituent une seule et même chose) ; renvoi à l’introspection et à la responsabilité personnelle contre mythe d’une solution technique à tout problème défini ; prééminence de l’étude et de la transmission d’une culture et d’une réflexion propres contre fantasme d’une culture universalisée, indifférenciée et destinée à tous, c’est-à-dire à personne en particulier ; pensée de l’Histoire sur un mode hérité de Thucydide contre pensée de la fin de l’Histoire et de l’extension infinie d’un présent éternel … les points d’achoppement sont nombreux. A bien des égards, la pensée juive, qui a conservé bien des aspects des logiciels européens classiques, est semblable à une mauvaise conscience de la pensée moderne, en cela qu’elle illustre et met en évidence tout ce à quoi l’Occident a, conceptuellement parlant, renoncé.
La modernité ne fait pas de différence entre affirmation de soi et négation de l’autre, renvoyée à une haine sans contour précis mais néanmoins insupportable ; et puisque la haine est odieuse, l’affirmation de soi le devient. Par ricochet, l’affirmation du nom et de l’identité juive devient insupportable à la pensée européenne moderne et post-moderne. Le Juif, ainsi, devient hideux et odieux et le logiciel européen ne l’aime que dans deux cas précis : quand il se trouve totalement assimilé et que son judaïsme n’est plus qu’un vague vernis, une sorte de coquetterie biographique sans conséquence aucune sur son comportement réel, un petit côté folklorique se limitant à un accent ou à quelques recettes de cuisine ; ou quand le Juif est à plaindre, victime des persécutions soviétiques ou de la Shoah, auquel cas on peut le pleurer et déplorer sa mort, pour tirer de cette déploration un sentiment de vertu personnelle. Ce qui relie ces deux idées est simple : dans un cas comme dans l’autre, ce Juif si sympathique n’est plus réellement Juif, qu’il ait renoncé à toute pratique et toute étude ou qu’il soit tout bonnement mort. Renoncer à sa vie ou renoncer à son identité : telles sont les alternatives posées par cette pensée de l’illimité, pensée totale et parfois totalitaire qui n’avoue pas son nom.
Si rien n’oblige le lecteur à suivre Jean-Claude Milner dans chacune de ses conclusions, force est de constater que le raisonnement est brillant, les concepts convaincants et l’ensemble passionnant. Une lecture profonde, et intellectuellement très stimulante.
Les penchants criminels de l’Europe démocratique
Jean-Claude Milner
Editions Verdier, 2003
Illustration : Charl Folscher – Unsplash