2021
La Haftara de Vayétsé
Par Georges-Elia Sarfati
Versets haftarah Osée: 11,7 jusqu’à 12,12 et Osée12,13 jusqu’à 14,10
Les Sages ont choisi deux extraits du livre d’Osée pour nous faire réfléchir à certains enseignements particulièrement significatifs de la sidra Vayétsé. Les oracles d’Osée (-780-740) concernent le Royaume du Nord qui disparut sous les coups de l’empire d’Assyrie (- 722). Le livre qui les recueille porte l’une des plus virulentes critiques de l’idolâtrie (qualifiée de ‘’prostitution’’). Examinons en quelques lignes sous quel rapport ces paroles peuvent, le cas échéant, s’adresser au peuple d’Israël rétabli dans ses frontières, après les épreuves d’un exil bimillénaire.
Un verset fait explicitement référence au principal motif de la sidra Vayétsé, puisqu’il évoque les pérégrinations de Jacob à Aram, et son séjour prolongé pour y obtenir le droit de s’unir à Rachel : « (12, 13) Jacob s’était réfugié sur le territoire d’Aram, Israël avait été esclave pour une femme, pour une femme il avait été pâtre. »
Cependant le propos d’Osée se prolonge en direction de l’évènement plus tardif et fondateur de la sortie d’Egypte, en insistant sur le rôle libérateur de Moïse (bien que celui-ci ne soit pas nommé) : « (12, 14) … et c’est par un prophète que l’Eternel retira Israël de l’Egypte, par un prophète qu’il le protégea. »
Le royaume d’Israel contre le royaume de Juda en parallèle de Lavan contre Jacob
Il est remarquable que les paroles d’Osée constituent une valorisation de la fonction prophétique, dans un contexte historique, où précisément celle-ci ne pouvait pas être entendue, tant le Royaume d’Israël s’était éloigné de la Torah. Pourtant, de même que Jacob avait consenti à la servitude pour épouser Rachel, Moïse avait mis fin à la servitude des Hébreux, en partageant leur condition. Dans les deux cas, c’est la science prophétique qui leur avait servi de guide et de source d’inspiration pour leur action. Ce double rappel serait incomplet sans la mention d’un second motif, qui lui aussi entre en résonance directe avec Vayétsé ; il s’agit de la duplicité d’Ephraïm, fortement dénoncée : « (12, 1) – Ephraïm m’a obsédé de mensonge et de duplicité, la maison d’Israël, de même Juda (quoiqu’il prétende demeurer) soumis à Dieu et attaché au Très-Saint. » Précisons ici qu’Ephraïm est un autre nom du Royaume d’Israël, et ne désigne pas seulement la tribu du même nom. Osée évoque ici la tension délétère qui existe de son temps entre le Nord (Israël) et le Sud (Juda) ; mais il en tire argument pour dresser un parallèle avec la duplicité de Lavan, dont Jacob eut à souffrir. Pour recouvrer son indépendance et accéder à la maturité de la liberté, il dut s’affranchir du mensonge violent de Lavan. La connaissance de la sidra nous montre que de même qu’au temps d’Osée, Juda et Israël (Ephraïm) s’opposent sur le chapitre de la fidélité à la Torah, le différend entre Jacob et Lavan s’entretient aussi de la différence de leur conception. En effet, bien que parents, leurs philosophies de vie se contestent mutuellement, voire s’excluent : tandis que Jacob est héritier de la promesse et des bénédictions reçues par Isaac et Abraham, Lavan sacrifie aux idoles : l’épisode au cours duquel sa fille Rachel subtilise ses « pénates » (31, 19) représente une tentative pour l’en détourner.
A l’époque d’Osée, le différend qui creuse l’écart de la fidélité à la Torah, est bien plus périlleux, puisqu’Israël au nord, et Juda au sud, se sont séparés à la succession de Salomon, et n’ont cessé de diverger quant à la conduite des affaires collectives, sur fond d’enjeux de politique internationale mais aussi d’orientation culturelle et théologique..
Le clivage d’antan royaume d’Israel/royaume de Juda se retrouve au XXIe siècle
Les rapports du propos d’Osée avec les problèmes qui se posent au peuple d’Israël au XXIe siècle sont nombreux, sans doute ne tiennent-ils pas seulement à certaines analogies. Dans l’Antiquité, les enfants d’Israël étaient scindés en deux composantes nationales. Aujourd’hui, le clivage n’est pas seulement binaire, mais ternaire : le peuple d’Israël poursuit son développement, certes, mais ses continuités heurtées se déploient sur deux pôles : le pôle national, et le pôle cosmopolite (celui de ses dispersions persistantes), auxquels il faut ajouter une ligne de fracture plus générale, qui traverse ces deux pôles. Si tant est que la tension consiste dans le degré d’adhésion des enfants d’Israël à leur héritage mosaïque, force est d’admettre que ce qui est en jeu c’est en effet le degré de proximité que chacun d’entre eux conçoit dans son rapport avec la Torah. Plus encore : les différences menacent toujours davantage de se confirmer en différends irréversibles. Il existe aujourd’hui, dans le peuple d’Israël, des figures d’Ephraïm, en grand nombre, prompts à faire sécession, à s’ériger en substituts et délateurs de leurs frères, au motif qu’Israël doit être comme tout le monde. Seul un authentique mouvement du retour – indissociable d’une transmission responsable – est susceptible de fournir une réponse aux perplexités nées du déracinement. Ce mouvement constitue la véritable thérapeutique de la haine de soi : « (12, 6-7) – Oui, l’Eternel, le Dieu des Armées est son titre. O toi, reviens donc au sein de ton Dieu, sois fidèles à la droiture et à la vertu, et espère en Dieu constamment ! »
En Diaspora, ce sont les forces centrifuges de l’assimilation qui exercent une pression continue sur les psychismes. Dans l’Israël souverain, ce sont les tiraillements idéologiques liés aux nécessités d’un véritable débat d’identité nationale qui agissent comme des ferments de querelle. Ici et là, c’est également le complexe dissolvant de l’identification à l’agresseur, qui convainc nombre de fils et de filles d’Israël de se ranger du côté de leurs ennemis, lorsqu’ils ne prennent pas la tête des nouvelles croisades antijuives. Dans le même temps, on voit s’accroître au sein du Kelal Israel (l’assemblée d’Israel) des processus d’éloignement, de désolidarisation, qui rappellent dans certains cas le mensonge de Lavan, dans d’autres la duplicité d’Ephraïm, détournée de l’essentiel : « (12, 9)- Ephraïm aussi a dit : « Pourvu que je m’enrichisse, que j’acquière la puissance ! »
Peut-on concevoir idoles plus déroutants que la fierté mal placée d’un peuple plusieurs fois millénaire, s’enorgueillir par la voix de ses ‘’élites’’, de s’avancer dans l’histoire sous la guise d’une start up nation ? Est-ce là la véritable raison d’être d’Israël ?
L’esprit de prophétie, une spécificité exclusive du peuple d’Israel
Certes, si Jacob s’est éloigné de Lavan, comme Abraham de Lot, ce n’est guère pour en mimer le mode de vie. Du reste, Jacob et Lavan ne sont pas ennemis, ils sont susceptibles de s’entendre, au terme d’un pacte. Mais cette entente repose justement sur le principe de la différenciation et de leur identité et de leur territoire (31, 44-54). Les errements d’Israël proviennent de l’oubli de cette démarcation fondatrice. Or, c’est par le souffle transhistorique de l’esprit de prophétie que le peuple d’Israël a de nouveau fait souche sur la Terre d’Israël, et de ce point de vue l’histoire n’a pas fait mentir la prophétie : « (12, 10) – Et moi l’Eternel, qui fus ton Dieu à dater du pays d’Egypte, je te rétablirais dans tes tentes comme aux jours mémorables »; entendons ici: de toutes les Egypte. Mais en dernière analyse, que nous enseigne la sidra Vayétsé, et que nous rappelle son écho puisé dans les oracles d’Osée ? La réponse tient en peu de mots : la singularité d’Israël ne vient pas de ce qu’il s’incarne seulement dans une puissance égale ou supérieure à celle des autres nations, mais de ce que la Halakha se fonde sur l’esprit de prophétie. Cela nous est dit par deux fois cette semaine. D’abord par la sidra : « (32,2) – Pour Jacob, il poursuivit son voyage ; des envoyés du seigneur se trouvèrent sur ses pas. Jacob dit en les voyant : « Ceci est la légion du Seigneur ! » Et il appela cet endroit Mahanayim. » La colère d’Osée réitère avec éclat cette prémisse, à savoir que c’est l’esprit de prophétie qui représente la spécificité exclusive du peuple d’Israël, sa contribution unique et singulière, sa marque inaliénable, elle-même source possible d’une histoire sensée : « (12, 11) – Et je parlerai aux prophètes ! Et je multiplierai les apparitions et, par la voix des prophètes, je ferai connaître des visions (…) »
2021
Delphine Horvilleur : la saga des Patriarches
C’est par l’histoire singulière des patriarches (Abraham, Isaac, Jacob) et des matriarches (Sarah, Rebecca, Rachel, Lea) que commence l’histoire collective du peuple juif. Dans cette brève introduction au sujet, Delphine Horvilleur rappelle les principes essentiels à avoir en tête quand on aborde l’étude de ces passages de la Bible, et leur influence sur la culture juive à travers l’histoire, et jusqu’à nos jours. Un cours pour débutants, mais aussi pour ceux qui auraient besoin de se rafraichir un peu la mémoire quant aux fondamentaux des patriarches et des matriarches.
Davantage de détails sur Akadem.
Photo : Giorgio Parravicini – Unsplash
2021
La haftarah de Vayéra
Par Georges-Elia Sarfati
II Rois Chap.4, 1-37. Rite séfarade : Chap. 4, 1-23
Pour gloser la Sidra Vayéra, qui relate le devenir parental d’Abram et Saraï, les Sages ont sélectionné un passage du Livre des Rois dans lequel se retrouve la formulation d’un scenario existentiel comparable à plusieurs égards. Mais ce choix textuel fait aussi apparaître des enjeux périphériques à ce noyau narratif qui donne à penser à partir du thème de l’engendrement. Le lecteur du XXIe siècle est fondé à extraire de ce passage une compréhension analogique de l’histoire d’Israël.
Trois versets font écho à la Sidra. Ils mettent en scène un bref dialogue entre Guehazi, serviteur du prophète Elishâ, et une femme Sunamite qui s’était dévouée pour eux, en leur offrant le gîte et le couvert, alors qu’ils passaient dans son village : « 4, 15-17 Il dit : « Appelle-la. » Il l’appela, et elle se présenta sur le seuil. Il lui dit : « A pareille époque, au retour de cette saison, tu presseras un fils dans tes bras. » Elle répondit : « Ah ! Mon seigneur, homme de Dieu, ne trompe pas ta servante ! » Cette femme conçut, et elle mit au monde un fils à pareille époque, au retour de la même saison, ainsi que l’avait dit Elishâ. »
A l’instar de Sara, «4, 14. (…) elle n’a point de fils, et son époux est un vieillard. ». Mais il ne faut pas ici séparer cet épisode de celui qui le précède. Avant de venir en aide à la Sunamite, les dons prophétiques d’Elishâ lui ont permis de tirer une veuve et ses fils de la misère et de la marginalité. L’intervention d’Elishâ a raison, comme dans le cas de Sara, des nombreux obstacles d’une naissance improbable. La consécution de ces deux épisodes semble nous parler des épreuves qui ont caractérisé l’exil d’Israël et des étapes qui ont présidé à sa renaissance.
Une liberté retrouvée ou l’enfant d’une naissance improbable
Le devenir d’Israël, d’abord dessaisi des atours de sa souveraineté, mime au long cours les métamorphoses des deux personnages féminins : ce devenir fut durablement marqué par la précarité, et toutes les formes du désarroi (l’impuissance devant la possibilité de sa propre mort, la ruine due au pillage, l’insécurité liée à l’absence de protection, la dépendance à l’ égard de « créanciers » hostiles – les nations –, la privation de tout recours). Israël – aux dires même de ses prophètes – fut dans la même situation qu’une femme seule et sans défense, dont le patrimoine spirituel fut aussi menacé d’extinction (elle ne possédait plus alors qu’« un vase d’huile »).
L’action bienfaisante du prophète fixe un modèle éthique : celui de la continuité de l’esprit de justice, comme s’il était dans l’essence du miracle de muer en principe de fécondité ce qui était destiné à se flétrir. Ainsi en a-t-il été des pérégrinations des âmes d’Israël, longtemps privées d’horizon, tenant seulement au monde par les liens verticaux de l’Alliance, puisant la possibilité de la paix aux sources de l’intériorité. L’enfant d’une naissance improbable ce fut le renouvellement de sa liberté collective recouvrée, qui permit à ceux de ses enfants qui en décidèrent de mettre un terme à leur « course ». Cette mutation constitue bel et bien la manifestation, après une mort annoncée, d’une imprévisible résurrection.
Mais il se trouve que la relation de ce dénouement heureux contraste grandement avec les accidents de l’histoire. A l’instar du récit de cet engendrement tardif – que toutes les circonstances et les données objectives concourraient à empêcher – les obstacles qu’ils constituaient résultant en effet le plus souvent de limitations et de restrictions sciemment conçues (lois, politiques, discours de médisance), alternant avec des épisodes de violence, les scribes soulignent une étonnante récurrence. Qui des adversaires doctrinaux de l’Israël moderne, n’a cherché à l’atteindre, et combien nombreuses furent les prières adressées au Créateur, où dans leur abandon les restes d’Israël en appelèrent à Son pouvoir d’intercession ? Il n’en est pas qui dès le moment même de sa venue au monde, n’essayèrent encore de le frapper à la tête : « (4, 18-19) L’enfant grandit. Or, un jour, il était allé trouver son père, auprès des moissonneurs ; il cria à son père : ‘’Ma tête ! Ma tête !’’. Dans l’histoire d’Abram/Abraham et de Saraï/Sara, c’est le Créateur même qui « traite » avec eux ; dans celle de la Sumanite, c’est le prophète Elishâ. A notre époque, le miracle ne fut pas moins éclatant, bien qu’en apparence, il fut le fait de survivants, au sortir d’une période de ténèbres : mais il fut accompli par tous ceux qui avaient gardé la mémoire des anciennes espérances.
2021
Melchisedek et Abraham : Lekh Lekha et de lointains héritages
Melchisedek n’est sans doute pas le premier personnage auquel on songe quand on évoque Lekh Lekha. Il y joue cependant un rôle qui, pour être bref, n’en est pas moins capital, et mérite qu’on s’y arrête un instant.
La parasha Lekh Lekha est généralement considérée comme présentant l’acte fondateur du monothéisme hébraïque et de ce qu’on appelle la révolution abrahamique. Elle présente le début de l’histoire d’Abraham Avinou. On y voit le jeune Abram, né en Mésopotamie, recevoir l’ordre du Seigneur de quitter sa famille et sa terre d’origine pour se rendre au pays de Canaan. D.ieu promet à Abram de faire de sa descendance une grande nation et que « Je bénirai qui te bénira et Je maudirai qui te maudira ; par toi seront bénies toutes les nations de la terre. ». Abram se met donc en route, accompagné de sa femme Saraï et de son neveu Lot. Il s’établit à Canaan et campe près des chênes de Mamré. Mais une famine contraint la tribu à fuir le pays et à se rendre en Egypte. Là, Abram fait passer Saraï pour sa sœur ; elle devient une concubine du roi d’Egypte, lequel, lorsqu’il découvre la supercherie, cesse la liaison, la restitue à Abram et lui verse un important dédommagement, avant de le renvoyer. De retour en Canaan, suite à une dispute, Lot quitte la tribu et part s’établir à Sodome. D.ieu promet à Abram une descendance innombrable. Quelque temps plus tard, une guerre éclate entre plusieurs potentats locaux et Lot, parti guerroyer avec les hommes de Sodome, se trouve dans le camp des vaincus et est fait prisonnier par les forces d’Elam. Abram lève des troupes, part en guerre et défait les souverains élamites. Il libère Lot, remet une dîme au roi Melchisedek et restitue le reste du butin au roi de Sodome. D.ieu réitère ensuite sa promesse d’une descendance mais Saraï est désormais trop âgée pour avoir des enfants ; elle donne donc à Abram sa servante Hagar, avec qui il a un fils : Ishmaël. Saraï est renommée Sarah, Abram est renommé Abraham, puis D.ieu ordonne à Abraham de se circoncire et de circoncire sa tribu et sa descendance. La naissance prochaine d’Isaac est annoncée à Abraham et Sarah.
Quand il s’agit de commenter cette parasha, et en particulier sa troisième partie, la brit-milah (circoncision) semble être le point d’intérêt évident. Mais qu’est-ce qui amène exactement à cette décision ? Qu’est-ce qui fait que l’Alliance est prononcée ? La Bible est souvent peu explicite dans les causalités qu’elle présente, et pour comprendre l’enchaînement des événements, il est souvent utile de se pencher sur les épisodes qui précèdent. Pour comprendre la passation de l’Alliance, il nous faut donc nous interroger sur ce qui vient juste avant, qui l’amène et la prépare. Et en particulier le curieux passage qui concerne Melchisedek. La haftarah, d’ailleurs, ne s’y trompe pas, en renvoyant à un passage d’Isaïe qui évoque justement l’expédition militaire d’Abram, preuve que celle-ci et ses conséquences sont d’une importance capitale.
Melchisedek dans la Bible
Melchisedek n’est mentionné qu’une fois dans la Torah, et deux fois en tout est pour tout dans la Bible : une première fois ici, dans Lekh Lekha :
Abram, ayant appris que son parent était prisonnier, arma ses fidèles, enfants de sa maison, trois cent dix huit, et suivit la trace des ennemis jusqu’à Dan.
Il se glissa sur eux la nuit avec ses serviteurs, les battit et les poursuivit jusqu’à Hoba, qui est à gauche de Damas.
Il reprit tout le butin, ramena aussi Loth son parent, avec ses biens, et les femmes et la multitude.
Le roi de Sodome sortit à sa rencontre, comme il revenait de défaire Kedorlaomer et les rois ses auxiliaires, vers la vallée de Chavé, qui est la vallée Royale.
Melchisédek, roi de Salem, apporta du pain et du vin : il était prêtre du Dieu suprême.
Il le bénit, en disant : « Béni soit Abram de par le Dieu suprême, auteur des cieux et de la terre !
Et béni le Dieu suprême d’avoir livré tes ennemis en ta main ! » Et Abram lui donna la dîme de tout le butin.
Il est mentionné une deuxième fois dans un Psaume attribué à David, où il est dit :
Le Seigneur l’a juré dans un serment irrévocable : « Tu es prêtre à jamais, selon l’ordre du roi Melchisédek. »
Et c’est tout. C’est maigre. Surtout, quand on compare ces deux petites mentions à l’importance de Melchisédek dans les commentaires ultérieurs.
Melchisedek dans les sources juives
Plusieurs variantes existent quant à l’identité et l’origine de Melchisedek. Flavius Josèphe le présente à la fois comme un chef cananéen et comme un prêtre. Philon d’Alexandrie nous dit qu’il est une manifestation du Logos divin, s’adressant à Abram sous une forme humaine. Dans le Livre des secrets d’Hénoch, un apocryphe juif du premier siècle avant l’ère commune, on nous apprend que Melchisedek est le fils de Sopanima, épouse de Nir, un frère de Noé. Et il serait né plusieurs mois après la mort de sa mère, déjà adulte, vêtu et priant le Seigneur. L’un des manuscrits de Qumran mentionne également Melchisedek, qui semble y être associé à une manifestation physique du Divin.
C’est surtout au Moyen-Âge que la littérature rabbinique va s’intéresser à Melchisedek. Rachi nous dit, dans son commentaire de la Torah, que Melchisedek n’est pas un nom, mais un titre, et qu’en réalité il n’est autre que Sem, le fils de Noé, ancêtre des sémites, et alors âge de plus de 450 ans. Neuf générations séparent Sem d’Abram et neuf générations également, en amont, le séparent de Seth, fils d’Adam. Melchisedek/Sem, témoin du Déluge, se place donc à mi-chemin entre les origines de l’humanité et celles des Hébreux. La bénédiction qu’Abram reçoit de Sem (et qu’il transmettra ensuite à Isaac, qui la transmettra à Jacob/Israël) est donc, indirectement, celle de Noé, et même celle d’Adam.
Par ailleurs, un midrash développe le récit et en précise le contexte : Abram y est ici rejoint par une assemblée de nombreux rois, qui célèbrent sa victoire militaire et proposent de l’élever au rang de divinité (pratique exceptionnelle mais pas inconnue dans l’Antiquité). Abram refuse, attribuant sa victoire à l’Eternel seul, et, en signe d’humilité, paie une dime au prêtre Melchisédek, qui le bénit ensuite.
Un point doit attirer notre attention : Melchisedek est décrit non seulement comme un prêtre, mais aussi comme roi de Salem. C’est-à-dire de Jérusalem (ce nom sera donné à la ville bien plus tard, par David). Ce que l’on nous dit ici, c’est donc que, plusieurs siècles avant l’établissement du Peuple en Terre d’Israël, existait déjà à Jérusalem un culte de l’Eternel, dont le sacerdoce était assuré par Sem. Un culte remontant aux temps antédiluviens, et dont le grand prêtre Melchisedek, reconnaît en Abram le digne héritier.
Mieux encore : il enseigne à Abram la cérémonie du partage du pain et du vin. Car c’est là la première mention du kiddush dans la Bible, ce qui en fait, avec l’offrande des prémices, et le sacrifice, l’un des actes religieux primordiaux. Et ce n’est qu’après ce passage de relai qu’Abram va devenir Abraham.
Un autre midrash assure d’ailleurs que Melchisedek connaissait déjà la Loi, et qu’il l’enseigna aux Patriarches (dont Abram) avant que celle-ci ne soit révélée publiquement au Mont Sinaï : on a donc l’idée d’une transmission d’abord secrète, ésotérique, de la Torah, avant sa révélation publique et exotérique plusieurs siècles après. Abram devient donc Abraham après avoir reçu cet enseignement secret. Cette dualité entre un enseignement ésotérique évoqué dans Lekh Lekha et un enseignement exotérique rendu obligatoire dans Vayelekh contribue d’ailleurs à renforcer les liens entre ces deux passages.
Melchisedek : souverain de justice ou soumis à Sydyk ?
La critique textuelle considère généralement que l’épisode de Melchisedek est un ajout tardif au texte, intervenu après le retour de Babylonie. Et qu’il semble faire référence à des sources plus anciennes, et probablement extrabibliques.
L’étymologie du nom Melchisedek, en particulier, est sujette à débat. Si pour les hébraïsants, il semble évident que le mot est composé d’une racine Melekh (roi) et Tzadik (juste), il existe une autre hypothèse, parente mais néanmoins distincte : il pourrait signifier, en langue ougarite, Mon roi est Sydyk.
Les Ougarites, ce sont ces sémites du nord, très proches des Cananéens, installés dans l’Antiquité au Liban, en Syrie et au nord de la Palestine, qui parlent une langue de la même famille que la langue hébraïque, utilisent un alphabet cunéiforme qui est lui aussi un abjad (écriture sans voyelle), disposent d’une littérature qui est en partie reprise dans la Bible (comme le cycle de Ba’al Hadad, qu’on retrouve à peine transformé dans les visions de Daniel) et vénèrent des divinités qui, si elles sont multiples, ont cependant de bonnes raisons de nous être familières. Ainsi appellent-ils El leur dieu créateur, Tzevaoth leur dieu de la guerre ; ils prient même un dieu du ciel, du climat et de l’agriculture, dont le nom s’épelle Youd-Hé-Vav-Hé.
Sydyk fait partie de ces divinités ougarites : il incarne la droiture, la vertu et la bienveillance. On l’orthographie Sydyk, Saduq ou encore Tzedek ; sous ce nom, il est d’ailleurs indirectement cité via la personne d’Adonitzedek (« Mon seigneur est Tzedek »…), le roi de Salem à l’époque de l’invasion israélite de Canaan, dans le Livre de Josué. Adonitzedek mènera une coalition de cinq rois contre Josué, avant d’être vaincu par les Hébreux. Comme si la lignée des souverains de Jérusalem avant la conquête avait été consacrée au fameux Tzedek, dont le culte aurait été absorbé par les vainqueurs et se serait ensuite peu à peu confondu avec celui de l’Eternel.
Car on trouve des survivances du culte de Tzedek, y compris dans nos textes, et jusque dans l’histoire d’Abraham. Ainsi, la littérature rabbinique assure que l’ange qui retient la main d’Abraham lors de l’épisode de la Ligature d’Isaac se nomme Tzadkiel : même racine, donc, que Suduq/Tzedek. La même, également, que celle de Tshatiqtu, qui dans la légende ougarite est une femme ailée envoyée par El pour délivrer le héros Keret d’une promesse excessive autrefois adressée à une divinité, laquelle divinité entendait se venger de la non-réalisation de cette promesse en le privant de ses enfants. Toute ressemblance avec d’autres récits ne saurait être que purement fortuite.
Le chêne de Mamré
Mais les parallèles entre les mythes ougarites ou paléohébraïques et l’histoire d’Abraham ne s’arrêtent pas là. De la religion hébraïque populaire elle-même, ne nous restent que quelques témoignages indirects mais l’un en particulier nous intéresse ici : celui de Flavius Josèphe, qui, quand il parle du Chêne de Mamré, précise qu’un culte, réprouvé par le Temple et consacré à Ogygès, y avait lieu. On offrait à l’arbre, demeure du dieu, des prières et des sacrifices dans l’espoir d’obtenir une descendance. Les couples stériles se rendaient en pèlerinage dans ce lieu pour demander « une descendance aussi nombreuse que les glands du chêne ». Si Flavius Josèphe associe ainsi une divinité grecque à un culte hébraïque local, c’est tout simplement pour être compris de son lectorat latin et grec. C’est aussi parce que les géographes grecs, quand ils ont découvert ce culte, l’ont assimilé à une tradition qu’ils connaissaient : celle du héros Ogygès.
Souverain légendaire de Béotie, Ogygès est présenté comme le père de l’humanité, car unique survivant du déluge primordial. Ce que nous dit donc Josèphe, c’est que dans les lieux traditionnellement attribués à Abraham Avinou, on célébrait dans l’Antiquité un culte de Noé, présenté comme le père du genre humain, et à qui les couples stériles demandaient une descendance. Or c’est justement en ces lieux qu’Abraham va recevoir l’annonce de la naissance de son fils tant espéré.
Là encore, Abraham est placé à la croisée des mondes : un monde cananéen païen et un monde monothéiste, rapporté par le texte biblique, qui ne rompt pas avec les traditions de ce monde ancien mais leur offre un éclairage nouveau. Là encore, son histoire s’entrecroise avec les histoires plus anciennes, et, entre tradition biblique primordiale et cultes archaïques, tisse un écheveau inextricable.
Melchisedek et les conditions de l’Alliance
Avant d’aller plus loin, il convient de se demander comment et pourquoi Abram est choisi par Melchisedek comme héritier de la tradition antédiluvienne. Est-ce seulement pour son exploit guerrier ? Sans doute pas, encore que celui-ci ne soit pas étranger au choix. Car Abram a pris les armes pour redresser une iniquité, et a refusé toute part du butin. Conscient, donc, que la violence est parfois nécessaire en ce monde imparfait, il s’est inscrit néanmoins dans une démarche de Tikkun Olam : pour réparer la Création, la guerre est parfois la seule voie possible, mais pas question d’en tirer bénéfice, ni d’en faire un business. Pas question, non plus, d’en tirer la moindre gloire personnelle. Le refus du butin est aussi la manifestation par l’exemple du principe selon lequel la réalisation d’une mitsvah n’appelle aucune récompense, sinon le fait d’avoir accompli une mitsvah.
Il n’est pas anodin que le texte précise qu’Abram verse à Melchisedek une dime : le père des Hébreux reconnaît ainsi ce qu’il doit à son prédécesseur. A tous les sens du terme.
Après l’épisode de Melchisédek, Saraï va présenter Agar à Abram, et, malgré des difficultés, la famille va s’agrandir avec la naissance d’Ishmaël.
Ainsi, avant de pouvoir devenir Abraham, Abram a-t-il répondu à un triple impératif : un impératif à l’égard du monde matériel actuel et immédiat (redresser les torts, par la guerre si nécessaire), un impératif à l’égard de la tradition (recevoir l’initiation de Melchisedek et donc devenir dépositaire de l’héritage de ses pères) et un troisième impératif à l’égard du futur (avoir une descendance, même si elle n’est pas, dans l’immédiat, celle qu’il espérait avoir avec Saraï). Il remplit donc ses devoirs à l’égard du présent, du passé et de l’avenir.
Et c’est seulement en s’acquittant de cette triple condition que l’Alliance peut advenir.
Lectures croisées
Prendre en compte les considérations historiques et s’interroger sur l’archéologie du texte et les conditions de production du récit n’entre aucunement en contradiction avec une lecture religieuse du texte. Bien au contraire : cela enrichit notre lecture de sens supplémentaires.
Car en croisant la lecture religieuse et la lecture historique, il apparaît que le texte biblique et son interprétation dans la littérature rabbinique admettent à demi-mot que la religion abrahamique provient du même creuset que des cultes plus anciens. Melchisedek peut être vu comme l’incarnation de cette tradition archaïque, que l’on peut nommer antédiluvienne si l’on suit la logique religieuse ou ougarite si l’on suit la logique historique ; mais au fond, l’idée est la même : nos croyances, nos traditions, notre spiritualité plongent leurs racines dans un terreau profond et riche, commun à toute l’humanité, dont elles ne sont pas l’unique expression, mais bien un moment historique, une facette, un mode de fonctionnement et de rapport au monde.
Abraham, loin d’être en rupture avec les spiritualités qui le précèdent, se place dans leur continuation. Il n’y a pas de révolution abrahamique : il y a reprise et réinterprétation de rapports au Divin déjà anciens, dont Abraham (que l’on parle d’une personne physique réelle ou d’une personne métaphorique incarnant un moment de l’histoire hébraïque n’a ici aucune importance), dont Abraham, donc, hérite, qu’il fait siens et qu’il transfigure. Il reçoit, via Melchisedek, une tradition primordiale, l’intègre et la traduit en une forme qui lui est contemporaine. En d’autres termes : il donne à cette spiritualité antérieure une expression nouvelle. Et nous pouvons rapprocher cette idée de la définition que la WUPJ donne du judaïsme réformé : respecter et faire vivre la tradition tout en lui donnant une expression contemporaine.
C’est ce que nous faisons. C’est ce que nous avons toujours fait et continuons à faire. Ce que nous dit ce texte, c’est que le cœur de la pensée juive, et même de la pensée abrahamique, ça n’est pas, ça ne peut pas être, la répétition ad libitum des mêmes choses et des mêmes paroles. Bien au contraire : l’authentique fidélité à Abraham consiste à être dépositaire de la tradition ancienne, mais pas d’en demeurer prisonniers. Car recevoir l’enseignement ne suffit pas : l’Alliance n’est pas une médaille qu’on accroche à son poitrail, mais bien l’exigence d’une vie conforme à ses impératifs ; une vie qui reconnaît l’héritage du passé mais qui est également consciente de ses devoirs à l’égard du présent et de l’avenir.
L’authentique fidélité à Abraham consiste, comme il l’a fait de l’héritage de Melchisedek, à recevoir la tradition, à la penser, à la repenser, à la ruminer, à la confronter au réel et à lui donner une expression nouvelle, puis à la transmettre, en attendant que les générations suivantes fassent de même, et en leur donnant la liberté de le faire, ledor vador.
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