2021
Toledot : la petite cuisine des engendrements
Résumé de la parasha Toledot
Toledot (תולדות) présente la vie d’Isaac, après son mariage avec Rebecca. Le couple demeure longtemps sans enfants ; après une prière à l’Eternel, une grossesse survient cependant et Rebecca sent que ses enfants, des jumeaux, se battent en son sein. Le premier à naître est Esaü, qui devient un chasseur et qui est le préféré de son père Isaac ; le second, Jacob, est le préféré de sa mère et reste sous les tentes. Un jour, à son retour de la chasse, Esaü, affamé, échange son droit d’aînesse contre un plat de lentilles cuisiné par Jacob.
Isaac recreuse des puits autrefois creusés par Abraham mais un conflit pour l’eau éclate avec d’autres groupes. Suite à une famine, la tribu migre à nouveau et s’installe dans le territoire des Philistins. Après un nouvel épisode de confusion entre l’épouse et la sœur, le pacte avec Abimelek est renouvelé et Esaü épouse des philistines.
Isaac étant sur le point de mourir, il décide de donner sa bénédiction à Esaü. Mais Jacob, obéissant à sa mère, trompe son vieux père et lui sert, en lieu et place du plat de gibier qu’il avait demandé, un plat cuisiné par Rebecca. Il reçoit la bénédiction d’Isaac, ce qui provoque la colère d’Esaü. Craignant la vengeance de son frère, Jacob fuit la tribu.
Toledot : des questions d’engendrements
Il y a bien des manières d’aborder la parasha Toledot. On peut, en premier lieu, s’interroger sur son titre. Il n’est pas anodin. Il y a, en hébreu, au moins trois manières d’exprimer la notion d’histoire, dont une est inconnue de l’hébreu biblique : l’hébreu moderne, en effet, utilise le terme historia pour parler de la discipline académique. L’hébreu biblique, lui, se sert de deux termes distincts : toledot (« les engendrements ») et divrei hayamim (« les choses des jours »).
Divrei hayamim désigne la chronique, les annales : il s’agit du descriptif de l’histoire événementielle. Toledot, en revanche, indique une histoire d’ordre existentiel. Il ne s’agit pas seulement de questions de descendance biologique : Rachi, reprenant une formule plus ancienne, nous dit en effet que « Les engendrements d’un juste sont ses bonnes actions ». Il ne s’agit donc pas de l’histoire des transmissions de gamètes au sein d’une lignée de bergers mystiques de l’Age de Bronze. Il s’agit de l’histoire des transmissions d’un certain rapport au monde et à D.ieu : l’histoire des mutations de l’identité humaine en vue de son propre perfectionnement et de la réparation de la Création. Il convient de se souvenir que contrairement aux autres éléments de la Création, l’être humain n’est pas décrit comme bon : nulle part dans Berechit, D.ieu ne le considère comme tel (il n’y a pas de mention « Et Il vit que cela était bon » pour l’Homme). Il est un être inachevé, en perfectionnement perpétuel. Et les toledot, ce sont les multiples évolutions de ce perfectionnement, les multiples étapes de la lente avancée vers l’humanité.
Choisir d’utiliser le terme toledot, et non le terme divrei hayamim, n’a donc rien d’anodin. On ne nous parle pas ici d’événements mais bien d’être-au-monde. Les Patriarches ne sont pas des êtres parfaits : au contraire, ils sont souvent moralement insatisfaisants ; ils sont incestueux, polygames, parfois injustes ou violents, trompeurs, occasionnellement pillards ou meurtriers. Mais ils témoignent de temps qui ne sont pas les nôtres. On peut se souvenir de la description qui est donnée de Noa’h : un juste dans sa génération. En d’autres termes : pas nécessairement un homme bon mais ce qui y ressemble le plus parmi ses contemporains. Il en va de même pour Abraham, Isaac et Jacob.
Lorsqu’à titre individuel on se souvient de ses actes passés et qu’on en a honte, c’est une bonne chose : cela veut dire qu’on a progressé en tant qu’être humain ; celui qui est toujours satisfait de ce qu’il a fait, qui estime ne s’être jamais vraiment trompé, qui pense que ce sont toujours les autres qui ont été insuffisants, a de fortes chances d’être un imbécile, ou, à tout le moins, de n’avoir pas su revenir sur lui-même. Idem pour l’histoire humaine : les actes des Patriarches nous choquent parfois parce que nous nous trouvons plus loin qu’eux dans l’Histoire et dans les engendrements. Et c’est justement parce qu’ils sont passés par ces temps barbares et nous en ont transmis le souvenir et le témoignage que nous pouvons en tirer des leçons et en être choqués. Ce qui ne veut pas dire que nous devons nous croire plus parfaits qu’eux, ni plus avancés : l’Histoire nous apprend que les Hommes n’apprennent rien de l’Histoire, et qu’à chaque génération, le vernis de civilisation et d’humanité menace de se craqueler. La seule constance de l’histoire humaine, c’est la nécessité d’un effort permanent et une perfectibilité éternelle. Le seul avantage dont nous disposions vis-à-vis de nos lointains ancêtres est que d’autres, avant nous, ont déjà balisé le chemin que nous avons à parcourir.
Toledot : un conte civilisationnel ?
Il y a dans le conte de Jacob et d’Esaü bien des niveaux de lecture : on peut, par exemple, y voir une métaphore du passage progressif du nomadisme à la sédentarité. Ainsi, le chasseur nomade, puissant mais sans provision de long terme, représentant une humanité primitive (il est bien l’aîné du sédentaire, chronologiquement) finit par devoir céder sa prééminence à un homme plus doux, moins brutal mais non moins déterminé, qui demeure « sous la tente » (c’est-à-dire sous l’abri) et dispose, par le biais de l’agriculture, des ressources lui permettant de répondre à tout instant aux tiraillements de la faim. De même, Jacob pourra ravir la bénédiction d’Isaac en lui faisant manger un chevreau (issu de l’élevage sédentaire), en lieu et place du produit d’une chasse (plus long et plus aléatoire à obtenir) : là encore, affirmation de la puissance logistique du sédentaire et annonce de la disparition programmée du nomade. On pourrait donc voir Toledot, avec ses histoires de puits, de migrations et de rivalité entre sédentaire et nomade, comme une sorte de conte civilisationnel. Mais pas seulement.
Le difficile apprentissage de la fraternité
Il y a plus qu’une métaphore historique dans l’histoire de la rivalité des deux frères. Il y a le thème des difficultés de la fraternité, qui traverse tout Berechit. La rivalité entre Esaü et Jacob fait partie intégrante des toledot (engendrements) d’Isaac, et ce au même titre que les creusements ou re-creusements de puits. Cette rivalité témoigne d’un manque, d’une incapacité de la part du père. En effet, on peut remarquer que tout au long de la Genèse, la qualité des relations au sein d’une fratrie est fortement corrélée à la qualité des relations au sein du couple parental, ainsi qu’aux efforts qui ont été nécessaires pour construire ce couple. Ainsi :
Adam et Eve forment leur couple sans effort particulier (puisque c’est D.ieu qui le provoque), et il ne nous est jamais dit qu’ils s’aiment : on apprend que « l’homme connaît sa femme » (ils ont donc des relations sexuelles), sans qu’il ne nous soit jamais dit ce qu’Eve en pense ou si le désir est réciproque. Leur relation est biologique. Ils ne se parlent jamais (chacun parle indépendamment à D.ieu, et Eve parle au Serpent, mais il n’y a pas de dialogue entre Adam et Eve). Ils engendrent trois fils, dont l’un va être assassiné, et un autre maudit.
Noé est marié mais on ignore tout de sa femme et rien ne nous dit non plus qu’ils s’aiment. Sur ses trois fils, l’un va être maudit. Après le Déluge, la famille va éclater. La violence est ici exercée entre parents et enfants mais pas au sein de la fratrie.
Abram et Saraï sont déjà mariés quand le texte biblique nous les décrit pour la première fois. Aucun effort particulier ne semble donc nécessaire à la création du couple (comme ils sont frère et sœur, il est probable qu’ils ont été fiancés au berceau et que leur couple a donc été créé par leur père). Les procréations sont difficiles et les deux fils du patriarche sont opposés en tout : Isaac (« il rira ») se réjouit du monde tel qu’il est appelé à devenir (Olam HaBa), tandis qu’Ismaël, qui rit au présent (lors du sevrage de son frère), se réjouit du monde tel qu’il est (Olam HaZeh). Les frères manqueront tous deux être tués par leur père et le couple parental finira dans la souffrance. On peut toutefois noter que la violence entre les deux frères se limitera à de la moquerie. S’il semble y avoir une certaine tendresse entre Abraham et Sarah, celle-ci n’apparaît clairement qu’après la mort de Sarah, quand son mari la pleure : du vivant de sa femme, Abraham a besoin qu’on lui rappelle souvent qu’il doit l’écouter, la regarder, bref la prendre en considération ; et il se montre incapable de la protéger de la concupiscence des autres hommes, rompant en cela le pacte patriarcal ; car ce qui fait la légitimité de l’autorité de l’homme dans une société patriarcale primitive, c’est qu’il a la charge de protéger physiquement (et au péril de sa vie) son épouse de la convoitise des autres mâles. Or Abraham, à l’inverse, se sert de Sarah comme bouclier, et laisse à l’Eternel le soin de la protéger. Abraham est un chef de tribu compétent mais ne parvient ni à être un père, ni à être un époux, ni à être un frère (on ignore ses rapports avec Nahor mais le fait est qu’ils sont géographiquement très éloignés l’un de l’autre).
Isaac est le premier pour qui la création du couple demande quelque effort, puisqu’il faut qu’Abraham envoie Eliezer auprès de Nahor pour lui organiser un mariage arrangé. C’est aussi le premier pour lequel un amour conjugal véritable est explicitement indiqué par le texte biblique. Rebecca a également un caractère plus directement défini que Sarah et on la voit agir de manière indépendante : elle est donc, narrativement parlant, déjà un personnage avant d’être une épouse. Isaac comme Rebecca, cependant, s’inscrivent dans une répétition des actes de leurs prédécesseurs (Isaac re-creusant les puits d’Abraham, Rebecca à qui il arrive la même mésaventure avec Abimelek que Sarah…) plus que dans un réel dépassement. Leurs deux enfants seront rivaux mais, malgré des tensions certaines entre eux, n’en viendront jamais aux mains et parviendront même, brièvement, à faire taire leurs oppositions et à surmonter leurs difficultés relationnelles pour faire naître un embryon de fraternité. Isaac parvient à être un fils et un époux, mais pas un frère ; il est un père médiocre, mais néanmoins plus et mieux présent que ne l’était son propre père.
Jacob, enfin, doit travailler longuement et consacrer des efforts à la création de son couple avec Rachel. Celle-ci collabore activement au couple, malgré sa rivalité avec sa sœur Leah. La rivalité entre les épouses ne va pas, comme dans le cas de Sarah et d’Hagar, jusqu’à vouloir éliminer l’autre et sa descendance et se limite à une concurrence quant au nombre d’enfants (et donc à l’apport de chacune à la tribu, ce qui, in fine, bénéficie au groupe : on peut y voir une forme d’émulation positive). De ces rapports plus apaisés que dans les générations précédentes, et de cette famille pour laquelle le patriarche a réellement fourni un effort, naissent les Tribus d’Israël, et surtout Joseph, le premier à réaliser la fraternité, en dépit des actes de ses frères. Jacob parvient à être un fils, parvient bon gré mal gré à être un frère, et parvient à être un époux. Il n’est certes pas un père parfait (on voit qu’il privilégie Joseph au reste de la fratrie, ce qui provoque des jalousies) mais il est, comparé à son père et à son grand-père, ce qui s’en rapproche le plus.
Ainsi, d’erreur en erreur, d’horreur en catastrophe, d’injustice en violence, d’inceste en massacre, la Genèse nous conte la difficile et lente avancée de l’humanité vers un peu plus de fraternité, un peu plus d’amour réciproque, un peu plus d’empathie. Elle ne nous dit pas que l’Homme est parfait mais elle nous dit qu’il est perfectible.
La cuisine de Jacob
Mais on peut faire d’autres usages de Toledot. Il y a en particulier, dans cette parasha, des enseignements personnels dont on peut faire son miel. On peut, par exemple, s’intéresser aux aventures culinaires de Jacob. A deux reprises, dans cette parasha, il va en effet servir à l’un de ses proches (son frère Esaü d’abord, son père Isaac ensuite), un plat dont la portée symbolique n’est pas des moindres.
Les commentateurs classiques assurent que les Patriarches et Matriarches connaissaient et appliquaient la Loi avant même son édiction publique au Mont Sinaï. Pourtant, nous avons déjà constaté qu’Abraham ne mangeait pas kasher (comme en témoigne le fait qu’il serve à ses hôtes un plat composé de pain, de viande de mouton et de crème : un kebab-sauce blanche, donc). De même, on constate qu’Isaac, sur son lit de mort, demande à Esaü de lui amener un plat de gibier. Or le gibier n’est jamais kasher, puisque n’étant pas abattu conformément aux rites.
On peut également s’interroger sur la signification du plat de lentilles (dont Esaü nous dit qu’elles sont rouges mais cette couleur, si elle contient sa charge symbolique, n’a rien d’extraordinaire : c’est la couleur normale des variétés primitives de lentilles cultivées au Proche-Orient antique), échangé contre un droit d’aînesse. La cession de ce droit, d’ailleurs, ne signifie visiblement pas ce que l’on pourrait croire a priori, puisqu’au final ce sera bien Esaü, et non Jacob, qui héritera des troupeaux de son père. L’aînesse en question, c’est l’Alliance et le sacerdoce.
Le commentaire de Rachi sur Toledot est très éclairant : il nous rappelle que les lentilles sont, traditionnellement, un plat de deuil. Et avec cela en tête, la scène prend un tout autre aspect : Jacob, donc, cuisine un plat de deuil ; quelqu’un est mort dans la tribu. Qui ? Pas Isaac, puisqu’il mourra bien plus tard. C’est Abraham qui vient de mourir. L’ancêtre est donc décédé, et l’aîné de sa descendance, pendant que la famille se soumet aux rites mortuaires, a préféré partir à la chasse. Est-il ignorant des rites ? S’en moque-t-il ? Est-il psychologiquement incapable de les réaliser et préfère-t-il fuir sa douleur dans la distraction ? Qu’importe : le fait est qu’il manque à son devoir.
A son retour, Esaü jette un œil au plat et se contente de décréter qu’il a faim. Il ne nomme même pas les lentilles, les désignant comme « ce truc rouge », preuve qu’il n’a pas identifié, pas verbalisé ou pas bien compris ce qui se passe. Indifférence ? Ignorance ? Déni ? Là encore, peu importe.
Ce qui importe, c’est que Jacob, lui, a pris le relai. Il a exécuté les rites et fait ce qu’il est juste de faire, sans attendre qu’un autre le fasse ; et quand son frère arrive, il lui donne des lentilles à manger, c’est-à-dire le fait participer au repas mortuaire. Il s’assure donc que son frère, même s’il n’est pas capable de comprendre les rites, demeure fidèle à sa famille et à l’Alliance. Esaü n’est pas exclu : Jacob lui propose simplement une participation correspondant à ses capacités. Quant au droit d’aînesse, la transaction pourrait se résumer ainsi : « Entendu. Tu ne veux pas assumer ton rôle ? Tu ne veux pas observer les rites ? Fais comme tu l’entends. Mais ne te pare pas du titre d’aîné sans en accepter les responsabilités. Le titre doit aller à celui qui fait effectivement le boulot. ». Et Esaü accepte le principe.
Mais les histoires culinaires de Toledot ne s’arrêtent pas là. Le dernier repas d’Isaac devait être un repas de gibier. En lui substituant le plat préparé par Rebecca, Jacob s’assure que son père mange une dernière fois kasher, au lieu de mourir dans l’impureté rituelle. Dans les deux cas, Jacob, sans mettre son action en avant, à bas bruit, a fait ce qui était juste. Il a permis aux siens de s’inscrire dans l’Alliance d’une manière qui leur est indolore, sans leur donner de leçons, sans les pousser contre leur gré mais également sans attendre qu’ils fassent ce qui était attendu d’eux, à un moment où de toute évidence ils n’en étaient pas, ou plus, capables. Bref : il fait ce qu’il faut, quand il le faut et parce qu’il est juste de le faire.
Qu’il en tire un certain kavod (honneur, reconnaissance), sous la forme du droit d’aînesse symbolique ou d’une bénédiction, est dans l’ordre des choses ; que ce kavod provoque la jalousie d’Esaü, qui l’espérait par sa naissance mais ne l’a pas mérité par ses actes, est également dans l’ordre des choses.
Ces relations illustrent le principe selon lequel il n’y a pas de récompense en ce monde pour l’accomplissement d’une mitsvah : le salaire d’une mitsvah, c’est l’accomplissement de ladite mitsvah, et si un certain kavod peut parfois en découler, il ne faut pas s’y attendre, ni l’espérer. A un titre plus personnel et individuel, ce conte peut nous encourager à nous poser la question : comment nourrissons-nous les autres ? Que leur donnons-nous qu’ils soient en mesure d’absorber mais qui, néanmoins, leur soit positif et favorable ? Et devons-nous nous attendre à de la gratitude quand nous avons fait, à leur égard, ce que nous devions ? Après tout, la colère d’Esaü est aussi un des toledot (engendrements) des actes de Jacob.
Photos : Frédéric Dupont – Unsplash / Annie Spratt – Unsplash / Abishek – Unsplash / hue12 photography – Unsplash
2021
Parasha Hayé Sarah : « Je promets… pour que tu puisses agir »
Contrairement à beaucoup d’autres traditions que l’on pourrait trouver sur le marché des idées de notre société moderne, on ne peut pas être juif tout seul. Au cœur de notre tradition se trouve le rassemblement en tant que peuple, en tant que famille. On ne peut pas avoir un minyan d’un seul fidèle, lire un kaddish tout seul ou avoir une lecture de Torah en solo. On se réunit ensemble pour former les communautés, mais ce qui fait de nous, non seulement une communauté, mais une tradition, c’est la perpétuation de nos valeurs à travers le temps, ledor vador.
La parasha que nous étudions cette semaine est cruciale dans la mesure où les personnes que Dieu avait choisies pour diriger sa nouvelle nation commencent à mourir. Notre parasha, Hayé Sarah, la vie de Sarah, débute par l’annonce de sa mort et se termine par l’annonce de celle d’Abraham. Le flambeau d’Abraham et de Sarah, qui devait être une lumière pour les nations, commence à s’éteindre, et personne ne peut encore le porter.
Nous avons lu il y a quelques semaines, dans le parasha Lekh Lekha, la promesse que Dieu a faite à Abraham d’avoir une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel, qu’il sera le père d’une nation sainte, et que la terre de Canaan sera pour lui et ses descendants. On sait qu’Abraham meurt à la fin de cette parasha : alors où est sa grande descendance ? sa nation ? sa terre? La parasha fait le récit de deux événements principaux, l’achat du caveau funéraire et la recherche d’une épouse pour Isaac. Comme nous le verrons, ce sont les deux manières par lesquelles l’Homme, et non Dieu, accomplit la promesse de Dieu.
Une invitation à agir
Notre parasha commence avec Abraham qui se rend chez les Hittites pour leur acheter une parcelle de terre pour un caveau funéraire familial. il doit négocier avec Ephron pour finalement obtenir la grotte de Makhpéla à un coût de 400 shekels. Ceci est significatif non seulement car c’est le premier achat de terre dans la terre promise, mais que pour obtenir la terre que Dieu a promise à Abraham, il a dû payer une somme conséquente « de sa propre poche ».
Avec sa femme enterrée et ayant acquis un caveau funéraire pour la famille, le reste de la parasha suit la tentative d’Abraham de trouver une femme pour Isaac. Abraham est avancé en années, nous dit notre texte, et il a demandé à son serviteur de trouver une femme pour son fils dans son pays d’origine et pas sur la terre de Canaan. Beaucoup d’encre a coulé sur le sujet du refus catégorique d’Abraham de prendre une femme parmi les Cananéennes, ce sont les femmes du pays qu’on lui a promis alors pourquoi retourner dans sa patrie pour chercher une femme pour son fils ? Jusqu’ici dans le texte, l’alliance n’a pas été une affaire de famille mais une affaire d’Abraham. Nos sages nous disent qu’Abraham et Isaac ne se parlent plus après l’Akeda, et que la mort de Sarah peut être attribuée à sa découverte de ce qu’Abraham avait fait (1). On ne peut pas avoir d’alliance de génération en génération si la moitié de notre famille est envoyée dans le désert et que le fils restant ne veut plus rien avoir à faire avec son père. Il n’est pas nécessaire d’expliquer à un public de Juifs occidentalisés que les traditions sont des choses fragiles. Il suffit juste d’être entouré de personnes qui pratiquent différemment pendant suffisamment longtemps pour que peu à peu la tradition n’existe plus. Je pense qu’Abraham voulait qu’Isaac ait une femme de sa patrie pour éviter de confronter Isaac avec une nouvelle tradition cananéenne qu’il pourrait adopter au détriment de celle de son père. Par ce choix, il espère que l’alliance peut continuer à travers Isaac, et à travers ses descendants.
Lorsque le serviteur d’Abraham, que notre tradition identifie comme Eliezer, arrive au puits où il s’attend à trouver une femme pour Isaac, il fait quelque chose qui n’a pas encore été raconté dans la Torah. Il prie. Nous avons maintes fois lu des histoires de personnes dans la Torah qui ont parlé, supplié et argumentant avec Dieu, mais c’est la première fois que nous trouvons quelqu’un en train de prier comme nous le lisons aujourd’hui, priant pour être guidé, priant pour que Dieu intercède dans le monde et l’aide à remplir sa mission. Il prie pour qu’il puisse trouver une femme pour Isaac. Sa prière achevée, Rebecca est devant lui.
Si Dieu est l’architecte, nous sommes les bâtisseurs
Le mot promesse dans notre langage moderne a une connotation en contradiction avec ce que notre parasha nous raconte. Nous parlons de Dieu qui fait une promesse à Abraham, mais nous voyons bien qu’Abraham ne reçoit pas de générations de descendants, son fils ne reçoit pas de femme et il ne reçoit pas de parcelles de terre en terre de Canaan. Ce qu’Abraham a reçu n’est pas une promesse de récompense, mais une promesse d’appel: une invitation à agir. Dieu fait des promesses et nous bénit de beaucoup de choses. Mais c’est nous qui devons prendre les paroles de nos bénédictions, et le contenu des promesses divines et, à travers nos actions, les rendre existantes dans le monde. Si Dieu est l’architecte, c’est nous qui sommes les bâtisseurs. S’il exige que le monde soit meilleur, c’est la mission d’Israël de le changer. Abraham a été béni avec un fils et avec beaucoup de richesses. Mais il appartenait à Abraham d’utiliser la richesse dont il a été béni afin d’obtenir des terres en Canaan et de s’assurer que le fils qui lui avait été donné perpétue sa tradition.
Le récit de la genèse plus généralement nous fait souvent remettre en question notre impulsion rationaliste à comprendre le monde comme avançant selon ses propres lois naturelles. Nous sommes confrontés ici au conflit que nous avons en nous de vouloir que nos prières soient efficaces, pour que nous puissions compter sur Dieu pour influencer le monde en notre nom, pour nous aider en cas de besoin, et pour changer nos circonstances lorsque nous sommes en détresse. Mais si c’est à nous, et seulement à nous, d’agir sur le monde pour accomplir la promesse de Dieu, alors pourquoi nous, et pourquoi Eliezer se tourne-t-il vers la prière ? Eliezer prie puis voit Rebecca, alors Dieu est-il intervenu dans le monde ? a-t-il agi sur l’ordre naturel de l’univers pour faire apparaître la bonne personne à Eliezer ? Quand on regarde les paroles de sa prière, on voit qu’il dit : « Accorde-moi la bonne fortune ce jour », « que la jeune fille à qui je dis […] soit celle d’Isaac ». Par le « moi » et le « je », il met en avant qu’il sait que c’est lui qui doit changer afin de voir la future épouse d’Isaac. Il termine alors sa prière et il voit Rebecca.
Etre choisi, c’est accepter la responsabilité de notre mission
Maïmonide dans son Guide des Perplexes (2) explique la vision rationaliste selon laquelle l’univers et son ordre naturel sont immuables depuis sa création. La providence divine dans le monde n’est qu’une fonction de l’activité humaine, et que Dieu intervient dans le monde par nos actions. Prier pour le changement, c’est changer sa perception des situations et donc son propre état d’esprit, pour être capable de voir les opportunités qui sont déjà là et dans lesquelles nous pouvons déjà agir. Eliezer prie pour trouver la bonne épouse pour Isaac, il utilise la prière pour affiner sa propre perception afin de s’aligner sur sa mission, puis il peut la voir, puis il peut agir.
Pourquoi vénérons-nous les Avot ? Est-ce juste parce qu’ils ont été les premiers à essayer de vivre selon le Torah ? Est-ce juste parce qu’ils ont initié notre tradition ? Ou est-ce parce qu’ils incarnent une vérité plus profonde à laquelle nous nous connectons, parce qu’ils nous disent quelque chose sur ce que cela signifie d’être un peuple élu ou choisi. Être choisi, ce n’est pas recevoir les promesses et voir les récompenses s’ensuivrent d’elles-mêmes. Etre choisi, c’est accepter la responsabilité de notre mission divine dans ce monde, prier pour que notre volonté s’aligne sur le ratzon hashem mais, en fin de compte, c’est utiliser la bénédiction que nous avons reçue pour remplir notre vocation sainte dans ce monde.
1- Bereshit Rabbah, 58:5
2- Le Guide des perplexes, 2:29-3:17
Version anglophone
Parasha Haye Sarah: « I promise that… you may act »
Unlike many other traditions, philosophies or religions one could reach for in the modern day marketplace of ideas, one can not be Jewish alone. Central to our tradition is the coming together as a people, as a family. One can not have a minyan of one, a Kaddish by oneself, or Torah service solo. As communities we come together with our peers, but what makes us a tradition and not only a community is the perpetuation of our values through time, ledor vador.
The parasha we study this week is pivotal in that the people God had chosen to lead his new nation are starting to die off. Our parasha, Haye Sarah, the life of Sarah, starts by announcing her death, and will end with Abraham’s own. The torch of Abraham and Sarah, that was to be a light unto the nations, is starting to go out, and no one is yet willing to carry it forwards.
We read a few weeks ago in Lekh Lekha, of God coming to Abraham and making him a promise, he will have descendants as numerous as the stars, he will be the father of a holy nation, and the land of Canaan will be for him and his descendants. We know Abraham dies at the end of this parasha: so where are his descendants, his nation, his land? The portion has two main events, the buying of the burial plot, and the finding of a wife for Issac. As we shall see, they are both ways in which it is man, not god, who fulfils God’s promise.
Our parasha begins with Abraham going to the Hittites to ask to buy a parcel of land for a family burial plot; he has to negotiate with Ephron to finally obtain the Cave of Machpelah at a cost of 400 shekels. This is significant not only as it is the first purchase of land within the promised land, but that to obtain the land God promised Abraham he had to pay a significant sum of his own silver.
An invitation to act
With his wife buried, and a resting place for the family obtained, the rest of the parsha follows the attempt of Abraham to find a wife for Issac. Abraham was now old, our text tells us, and he instructed his servant to find a wife for his son from the land he came from and not from the surrounding Canaanites. Much has been made of Abraham’s adamant refusal to take a wife from the Canaanites, the women from the land he was told will be his. Why go back to his homeland to get a woman for his son? So far in the text the covenant has not been a family affair but an Abraham affair. Our sages tell us that Abrahram and Issac never speak again after the Akedah, and that Sara’s death can be attributed to finding out about what Abraham had done (1). One can not have a covenant from generation to generation if half your family is sent off into the desert, and the remaining son wants nothing to do with you. An audience of westernised reform Jews doesn’t need to be told that traditions are fickle things, be only around people who do differently for long enough and suddenly the tradition is no more. I think Abraham wanted Issac to have a wife from his homeland to avoid confronting Issac with a new Canaanite tradition that he would prefer to that of his father. By his choice of wife, he hopes the covenant can live on through Issac, and through Issac’s descendants.
When Abraham’s servant, that our tradition identifies as Eliezer, arrives at the well where he expects to find a wife for Issac, he does something not yet encountered in the Torah. He prays. Many a time have we read about people in the Torah who have spoken, pleaded with, and argued with God, but this is the first time we find someone praying as we would recognise it today, praying for guidance, praying for God to intercede in the world and help him fulfil his mission. He prays that he may find a wife for Issac, and as soon as he has finished, Rebecca appears in front of him.
If God is the architect, we are the builder
The word promise in our modern parlance has a connotation at odds with what our parasha provides us. We talk of God making Abraham a promise, but Abraham is not given generations of descendants, his son isn’t given a wife, and he is not given parcels of land in Canaan. What Abraham was given is not a promise of reward, but a promise of calling. An invitation to act. God makes promises, and blesses us with many things. But it is us who must take the words of the blessings, and the contents of divine promises, and through our actions make them real in the world. If god is the architect, we are the builder. If he demands the world be better, it is the mission of Israel to change it. Abraham was blessed with a son, and many riches. But it was up to Abraham to use the wealth with which he had been blessed to obtain land in Canaan, and to ensure the son he was given continued his tradition.
The genesis narrative in general often makes us question our rationalist impulse to understand the world as moving according to its own laws of nature. We are confronted here with the conflict we have inside us to want prayer to be effective, for us to be able to have God influence the world on our behalf, to help us when in need, and to change our circumstances when we plead in distress. But if it is on us, and only on us, to act on the world to fulfil God’s promise, then why would we, and why would Eliezer, turn to prayer? Eliezer prays and then sees Rebecca, so has god interceded in the world, acted on the natural order of the universe to make the right person appear to Eliezer? When we look at the words of his prayer, we see he says: « grant me good fortune this day », « let the maiden to who I say […] be the one for Issac ». By the « me » and the « I » in his prayer, he shows a recognition that it is on him to change, such that he can see the future wife of Issac. He finishes his prayer and then he sees Rebeca.
To be chosen is to accept our divine mission
Maimonides in his Guide for the Perplexed (2) explains the rationalist view that the universe and its order is immutable since its creation. Divine providence in the world is but a function of human activity, intervening through our actions. To pray for change, is to change one’s mindset, one’s perception, to be able to see the opportunities in which we can act in the world in the way we would want God to. Eliezer prays to find the right wife for Issac, he uses prayer to hone his own perception to align with his mission, and then he can see her, then he can act.
Why do we revere the Avot? Is it just because they were the first to try and live lives of Torah? Is it just because they started our tradition? Or is it because they embody a deeper truth to which we connect, because they tell us something about what it means to be chosen. To be chosen is not to receive the promises and have the blessings ensue by themselves. To be chosen is to accept our divine mission in this world, to pray so that our will might align the ratzon hashem, but ultimately it is to use that with which we have been blessed to fulfill our sacred calling in this world.
1- Bereshit Rabbah, 58:5
2- The Guide for the Perplexed, 2:29-3:17
Photo : Bradyn Trollip - Unsplash
2021
Delphine Horvilleur : la saga des Patriarches
C’est par l’histoire singulière des patriarches (Abraham, Isaac, Jacob) et des matriarches (Sarah, Rebecca, Rachel, Lea) que commence l’histoire collective du peuple juif. Dans cette brève introduction au sujet, Delphine Horvilleur rappelle les principes essentiels à avoir en tête quand on aborde l’étude de ces passages de la Bible, et leur influence sur la culture juive à travers l’histoire, et jusqu’à nos jours. Un cours pour débutants, mais aussi pour ceux qui auraient besoin de se rafraichir un peu la mémoire quant aux fondamentaux des patriarches et des matriarches.
Davantage de détails sur Akadem.
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2021
Où est Sarah ? – Parasha Vayera
Sarah et Abraham : la suite
Vayera (« Et il apparut ») conte la deuxième partie de l’histoire d’Abraham et de Sarah. D.ieu apparaît à Abraham peu après sa circoncision. Trois hommes (ou anges) se présentent à lui et annoncent la naissance prochaine de leur fils Isaac. Puis l’Eternel fait savoir qu’Il va détruire les villes de Sodome et de Gomorrhe. Abraham tente d’infléchir la rigueur divine et obtient que les deux cités soient épargnées s’il s’y trouve dix justes. Mais seul Loth, qui demeure à Sodome, peut être considéré comme tel ; il accueille avec bienveillance les anges, empêchant la population locale de tenter de les violer. Loth et sa famille quittent la ville alors qu’une pluie de soufre et de feu s’abat sur la région. La femme de Loth s’étant retournée pour contempler la destruction, elle est changée en statue de sel. Réfugiées avec leur père dans une caverne à Sohar, les filles de Loth le font boire et s’accouplent à lui, engendrant la lignée de Moab et celle d’Ammon. Abraham, quant à lui, plante sa tente chez les Philistins, dont le roi Abimelec prend Sarah comme concubine ; mais un rêve envoyé par l’Eternel lui apprend que contrairement à ce qu’avait prétendu Abraham, Sarah est certes sa sœur, mais aussi son épouse, et qu’il doit la lui rendre. Abimelec fait alliance avec les Hébreux et leur permet de s’installer sur ses terres. Isaac naît, et peu après Sarah obtient le renvoi de sa servante Hagar et de son fils Ismaël, qu’Abraham abandonne dans le désert mais qui sont secourus par un ange. Abraham reçoit quelque temps plus tard l’ordre de l’Eternel de « faire monter » son fils Isaac. Croyant que D.ieu lui demande un sacrifice, il s’apprête à tuer un Isaac déjà attaché sur l’autel, quand un ange intervient et lui désigne un bélier à sacrifier à la place. Enfin, on annonce à Abraham la naissance de Rebecca.
Il y a bien des manières d’aborder cette parasha, qui, comme la précédente, est d’une extrême richesse et d’une très grande complexité. Il faut choisir un angle, et celui que j’ai choisi, c’est la question de Sarah : comment comprendre qu’Abraham abandonne successivement sa femme entre les mains de Pharaon (dans la parasha précédente), puis d’Abimelec ? Pourquoi une telle convoitise envers une femme qui, au moment où elle séjourne chez les Philistins, est centenaire ?
Un mariage très daté
La première chose que l’on puisse se dire sur le mariage d’Abraham et de Sarah, c’est qu’il est incestueux, puisqu’ils sont demi-frère et demi-sœur. Mais ils sont loin d’être les seuls dans ce cas : Nahor (frère d’Abraham) et sa nièce Mila, Lot et ses filles, Isaac et Rebecca, Jacob et Rachel et Lea : tous semblent suivre un modèle incestueux. On peut s’en étonner, quand on nous dit par ailleurs que les Patriarches connaissaient et observaient la Loi. Tout comme on peut s’étonner, d’ailleurs, qu’ils ne mangent pas kasher (puisque nous voyons Abraham servir un plat de veau à la crème, mélangeant donc la viande et le lait).
Si l’on prend le récit d’un point de vue historique, c’est moins étonnant. En effet, bien que le texte lui-même soit plus récent, les événements rapportés ici sont à peu près datables, et remontent à une période très archaïque, et surtout très antérieure à l’émission des lois interdisant le mariage endogamique, ou celles établissant la kasherout.
La date probable des événements peut être située aux alentours de 1700 avant l’ère commune. C’est en effet vers cette date que, comme l’a montré en 2021 un article scientifique publié dans le magazine Nature, un météore de grande taille détruisit la cité de Tall el Hamman, située près de la Mer Morte. Cette cité, prospère durant l’Age de Bronze, subit une explosion qui fit monter localement la température à plus de 2000°C, et dont la puissance devait équivaloir à plusieurs centaines de fois la bombe atomique d’Hiroshima. En d’autres termes : la pluie de soufre et de feu a bien eu lieu, entre -1650 et -1700. Cela fait de la destruction de Sodome et Gomorrhe le premier élément du récit biblique datable avec un semblant de précision.
Il faut remarquer qu’un grand nombre des divinités de cette époque, à commencer par les divinités égyptiennes, contractent des mariages incestueux. Plus loin à l’orient, les mazdéens perses estiment que le mariage entre un frère et une soeur est une « union divine », et l’encouragent, notamment pour les membres de la caste sacerdotale. Dans tous les cas, donc, dans l’esprit du temps, il s’agit d’unions d’une nature particulière, et manifestant une forme d’élection divine.
Où est Sarah ?
Quand Sarah demande à son mari d’aller abandonner Hagar et Ismaël dans le désert, Abraham doute. Mais l’Eternel lui dit de toujours écouter la voix de sa femme. Et le terme utilisé ici n’a rien d’anodin : Il lui dit Shema. Et Rachi de commenter : « Cela nous apprend qu’il était second après Sarah dans l’ordre de la prophétie. »
Cela va à l’encontre de l’apparence du texte, qui nous présente au contraire Abraham comme le personnage principal. Sans doute faut-il mettre cette sentence en parallèle avec la déclaration d’Abimelec, qui dit d’Abraham qu’il est « comme un voile entre Sarah et quiconque l’approcherait ». Et cette phrase doit nous mettre la puce à l’oreille : elle résonne en effet particulièrement avec la question posée par les envoyés célestes, au début de la parasha : « Où est Sarah ? », demandent-ils, alors qu’elle se tient dans la tente, sous leurs yeux. C’est la question que nous devrions nous poser.
Il faut probablement comprendre que le couple Abraham-Sarah est similaire au duo Aaron-Moïse : le véritable prophète n’est pas celui qui parle aux autres, qui se confronte au monde, mais bien celui qui reste en retrait. Et à chaque fois que nous voyons agir Abraham, il nous faut nous souvenir que ce n’est pas lui qui porte le véritable fardeau de la prophétie, mais bien Sarah. Abraham est en quelque sorte un leurre : le visage que Sarah présente au monde, en un temps où il ne serait probablement pas accepté que ce soit une femme qui rapporte la parole divine. Abraham n’est pas dénué de mérites en lui-même. Mais c’est bien Sarah qui entretient avec le Divin la relation la plus proche et la plus intime. Bref : alors que nous avons l’habitude de définir Sarah comme l’épouse d’Abraham, peut-être serait-il plus approprié de penser au contraire à Abraham comme l’époux de Sarah.
Ce qui est saint est souvent caché, occulté. On peut penser au saint des saints du Temple, qui était réservé au Kohen Gadol, ou encore à la tente d’assignation, où seuls pénétraient Moïse et Aaron. Plus généralement, à tous les cultes à mystères, dans le cadre desquels s’exprimait la véritable spiritualité antique (alors que les cultes publics étaient surtout l’occasion de pratiques religieuses relevant d’une affirmation civique d’appartenance au groupe). Dans le cadre des mystères d’Isis, la statue de la déesse était recouverte de voiles, que seuls les méritants pouvaient peu à peu écarter : chaque avancée dans le parcours initiatique se manifestait par l’autorisation de soulever l’un des voiles de la statue, jusqu’à pouvoir enfin la contempler dans sa nudité. Plus près de nos traditions : que fait D.ieu, lorsqu’Il Se retire de la Création pour laisser un peu de place à l’être humain, sinon s’occulter, se dissimuler, se dérober à notre regard ? Il est toujours là. Mais Il ne nous est pas accessible.
Sarah, c’est le saint des saints, pudique, se tenant loin des regards. C’est une sainteté invisible. Et ce n’est pas un hasard si la pudeur (tzniout) est l’une des caractéristiques principales de Sarah. Car elle représente une sacralité discrète, une Sapience sans effusion ni démonstration extérieure, qu’il faut séduire et mériter pour ne serait-ce que soupçonner son existence. Mais Sarah, comme son nom l’indique, c’est aussi la princesse, c’est-à-dire la noblesse et la dignité. Une dignité qu’Abraham va choisir d’abandonner plusieurs fois.
Histoires doubles
Au cours de son histoire, Sarah vit à plusieurs reprises des répétitions des mêmes séquences. L’une de ces répétitions est le fait de devenir la concubine d’un autre homme qu’Abraham (Rebecca vivra une autre répétition de la même histoire par la suite). Lors du séjour en Egypte, elle s’était présentée comme la sœur, et non l’épouse, d’Abram, et avait été recrutée pour le harem de Pharaon. Quand la tribu arrive chez Abimelec, la même chose se reproduit. Pharaon consomme l’union et va en être maudit ; Abimelec ne va même pas pouvoir consommer l’union. L’un comme l’autre finit par comprendre que Sarah est en réalité l’épouse d’Abraham (même s’il est vrai qu’elle est aussi sa sœur) et la lui rend, avec des cadeaux et dédommagements. A la différence de Pharaon, qui ordonne au couple de partir, Abimelec va les prier de rester et de faire alliance avec lui.
Pourquoi cette répétition d’épisodes ? Seulement pour montrer que la stérilité du couple vient bien de Sarah et non d’Abraham (puisqu’il aura un fils avec Hagar) ? Sans doute pas.
Si l’on admet que Sarah est la principale prophétesse, et donc le cœur de la relation des Hébreux de cette génération avec D.ieu, on peut voir le désir libidinal qu’elle provoque chez les souverains étrangers comme une aspiration à la Sapience et à la Transcendance, de la part d’êtres qui ne sont pas prêts à les recevoir, mais qui, parce qu’ils disposent de la puissance matérielle, se croient autorisés à les convoiter. Ce désir est exactement similaire à celui des hommes de Sodome voulant violer des anges. Pharaon comme Abimelec pensent qu’on peut s’approprier la Sapience, que la relation à la dimension verticale peut être possédée (au sens matériel comme au sens sexuel du terme) sans que l’on ait à renoncer à quoi que ce soit. Ils ont en quelque sorte l’intuition que l’on se rapproche de D.ieu en passant par l’Autre mais ils pensent qu’on peut le faire par un rapport autoritaire à cette Autre. Car après tout, c’est sans doute le seul type de rapport que ces rois connaissent. Mais seul Abraham est capable d’entrer dans une relation fertile avec Sarah. Et ce qui différencie Abraham de ses deux rivaux, c’est qu’il a réalisé l’Alliance (puisque leur union restera stérile tant qu’il n’aura pas subi la brit-milah). En d’autres termes : il a volontairement abandonné une part (physique, mais aussi et surtout symbolique) de lui-même et de sa virilité ; en cela, il a imité l’Eternel : il a retiré un peu de lui-même, et ce faisant, a créé un vide que l’altérité peut occuper. Il a accepté de moins être, pour mieux être, et surtout pour être avec les autres. On pourrait aussi dire qu’il a renoncé à une part de son identité, afin de pouvoir devenir fertile du fait de son nouveau dialogue avec le Divin.
Les deux épisodes nous présentent donc des profanes, puissants mais dénués de rapport intime au Sacré et surtout de la capacité à renoncer à leurs certitudes, s’imaginant que l’on peut prendre possession d’une relation au Transcendant par la simple autorité temporelle, puis se rendant compte avec amertume qu’il n’existe pas de raccourci dans l’initiation, ni, surtout, dans son cheminement intérieur. Pharaon, déçu, chasse ceux qui possèdent ce qu’il ne peut obtenir. Abimelec, au contraire, désire la présence des Hébreux auprès de lui, afin de le rapprocher de cette Transcendance qu’il ne parvient pas à atteindre par lui-même.
La lâcheté d’Abraham
Dans les deux cas, Abram/Abraham a amené la malédiction sur des souverains étrangers, du fait de sa propre crainte à revendiquer ce qui est sien. Dans les deux cas, cependant, sa méfiance s’est révélée mal placée, et le roi, malgré sa déconvenue, s’est montré plus juste et plus respectueux de l’institution du mariage qu’il ne l’aurait cru. Et dans les deux cas, Abraham a abandonné sa sœur/épouse entre les mains d’un homme qu’il pensait cruel ; il a manqué à ses devoirs de frère comme à ses devoirs d’époux. Mieux encore : il s’est, en quelque sorte, caché derrière sa femme en la sommant de le protéger, lui, et obligeant in fine l’Eternel à agir en personne. Ce qui, au passage, confirme le statut de prophétesse de Sarah, puisque celui qui a tenu le rôle de l’époux protecteur, c’est D.ieu.
Cette attitude est à mettre en parallèle avec le souci qu’Abraham a toujours d’autrui : il accueille avec hospitalité le voyageur égaré, tente de sauver la population de Sodome, et, plus tard, tiendra à s’assurer que le champ qu’il achète soit payé au juste prix, afin de ne pas spolier le vendeur. Mais ce souci des autres semble contrebalancé par une absence totale d’empathie envers sa propre famille : il abandonne Sarah entre les mains des puissants, laisse ses fils aller mourir au désert ou sur la montagne … bref il semble être de ce genre d’homme qui, tout pétri qu’il soit d’amour et de compassion envers la souffrance des autruis lointains, en vient à négliger l’autrui proche.
Dans le cas d’Abimelec, les prières d’Abraham ont finalement mis fin aux souffrances, mais il n’en demeure pas moins que rien ne serait arrivé s’il était resté fidèle à ses devoirs. Peut-être doit-on voir dans ces fautes à répétition la cause de l’épisode suivant de la Ligature d’Isaac : Abraham étant allé au bout de ce dont il était capable, il est temps de passer à une nouvelle génération, née dans l’Alliance. D.ieu ordonne donc à Abraham de « faire monter » son fils Isaac. Une fois encore, le vieil homme manque à ses devoirs, en comprenant tout à l’envers, et en pensant qu’il doit sacrifier son enfant, alors qu’il est question de l’élever vers la Transcendance. Faut-il y voir une incapacité inconsciente d’Abraham à se projeter au-delà de lui-même et à concevoir que son fils est appelé à le dépasser ? Peut-être.
Les deux sacrifices
La Ligature d’Isaac n’est pas le premier sacrifice d’enfant que pratique Abraham. Avant la Ligature, Ismaël subit un sort presque similaire. En effet, les deux fils d’Abraham suivent des itinéraires pratiquement identiques. La séquence est la même pour chacun des deux :
- Abraham reçoit l’ordre d’agir à l’égard de son fils (ordre de Sarah, confirmé par l’Eternel, dans le cas d’Ismaël ; ordre direct de l’Eternel dans le cas d’Isaac) ;
- Abraham amène l’enfant dans un lieu retiré (le désert dans le cas d’Ismaël, la montagne dans le cas d’Isaac) ;
- Le fils d’Abraham est supposé mourir, loin du regard de sa mère (Sarah n’est pas présente, Hagar détourne les yeux) ;
- L’intervention d’un ange sauve le fils d’Abraham, en révélant la présence d’un détail qui n’avait pas été vu jusqu’alors (la source pour Ismaël, le bélier pour Isaac).
Les similitudes entre les deux épisodes sont frappantes. Ils diffèrent cependant sur plusieurs points. Dans le cas d’Ismaël, le voyage vers le lieu isolé est horizontal (on va dans le désert) et la mère d’Ismaël survit à l’épisode. Dans le cas d’Isaac, le voyage vers le lieu isolé est vertical (élévation vers la cime de la montagne) et Sarah ne survit pas à l’épisode, puisque le début de la parasha suivante nous apprend la mort de Sarah, et que Rachi, reprenant en cela le Pirqe de Rabbi Eliezer, nous dit qu’elle meurt de chagrin en apprenant qu’Abraham a tenté de tuer leur fils.
Sarah : la vieille femme et la mort
Pourquoi Sarah meurt-elle après la Ligature, si elle est la véritable prophétesse ? De chagrin, bien entendu. Mais aussi parce que cette génération a fait son temps : Abraham ne restera plus sur terre que pour lui bâtir un tombeau et s’occuper du mariage de son fils Isaac. Des tâches matérielles, qui ne nécessitent pas d’être un prophète, seulement un chef de clan. Avec la mort de Sarah, c’est donc la fin de la période prophétique d’Abraham : elle lui est ôtée parce qu’après cette dernière erreur, cette dernière rechute dans une idolâtrie sanguinaire, sa relation à Sarah (et donc son lien à la Transcendance) est définitivement compromise. Il n’est plus digne d’être uni à elle, et leur union est donc rompue. C’est aussi que, puisque Sarah est la principale prophétesse et qu’Isaac est celui qui doit reprendre le flambeau de l’Alliance et de la prophétie, il lui est impossible de devenir celui qu’il doit être s’il demeure dans l’ombre de sa mère. Ismaël n’a pas ce souci, puisque son devenir, purement horizontal et matériel, n’est pas en contradiction avec la présence de sa mère à ses côtés. Mais les relations individuelles et intimes à D.ieu n’existent qu’en nombre limité : la Bible ne nous montre en général qu’un seul prophète véritable à chaque génération. Sarah meurt donc pour qu’Isaac vive en tant que prophète. Son décès est un ultime acte d’amour envers sa descendance. Et Abraham vit parce qu’en réalité il ne compte pas, n’a jamais vraiment compté, dans cette histoire.
Faut-il pour autant voir Abraham comme un être méprisable ? Non, certainement pas. Nous avons affaire à un homme imparfait, contradictoire, généreux avec les autres mais dur avec les siens, capable de se confronter à D.ieu mais pas de contredire sa femme, se cachant derrière elle et incapable de faire face à des hommes de pouvoir pour la défendre … bref un être humain, avec ses forces et ses faiblesses, ses grandeurs et ses petitesses. Et un être humain confronté, en la personne de l’Eternel, à des exigences morales extraordinairement élevées. Il ne saura jamais être réellement à la hauteur de ses idéaux, certes, mais après tout, nous en sommes tous là.
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